Point de vue britannique sur la construction européenne
Communication de Lord Simon prononcée en séance publique devant l’Académie des sciences morales et politiques le lundi 11 octobre 2004.
Chaque année - sous l'impulsion de son Président, élu pour un an - l'Académie des sciences morales et politiques retient un thème de réflexion, développé au cours de ses séances publiques du lundi. En 2004, il s'agissait de L'Europe et Canal Académie vous propose d'écouter le point de vue des Anglais, représentés par Lord Simon, sur la construction européenne.
Voici le texte intégral de sa communication :
Messieurs, je suis très honoré d'avoir été invité à m'exprimer devant vous cet après-midi. Feu mon beau-père, Roger Simon, lillois de naissance, décoré de la Croix de guerre et de la Légion d'honneur, membre des Forces françaises libres, s'étant mis au service de De Gaulle dès 1942 en Angleterre, aurait été content de savoir que son gendre, anglais et gallois, a accepté cette invitation. Je ne suis toutefois pas sûr de pouvoir répondre de manière satisfaisante à vos questions.
Tout d'abord, en tant que Britannique, je ne maîtrise pas parfaitement la langue française, qui pourtant est si précise, si belle, et que j'ai toujours respectée et aimée. Par ailleurs, et cette raison est peut-être encore plus profonde, vouloir décrire un point de vue britannique constitue un véritable défi ; et à plus forte raison s'il n'est pas personnel, mais collectif.
La question à laquelle il m'a été demandé de répondre aujourd'hui peut être formulée de la façon suivante : existe-t-il un point de vue britannique, partagé par l'ensemble de la population, sur la construction européenne ? Un point du vue différent des mythes véhiculés depuis trente ans : « l'Europe, oui, en principe... Mais... Nous faisons partie de l'Europe, mais nous n'en sommes pas vraiment membres... ». Vue du continent, cette situation est complexe. Complexe, difficile et, pour beaucoup de nos voisins, inexplicable.
Il est difficile de considérer les Britanniques dans leur globalité. D'autant plus qu'au Royaume-Uni, en matière de politique et de philosophie, la règle demeure le non-conformisme. La construction européenne est un sujet aussi philosophique que pragmatique. Mais les Britanniques du XXIème siècle s'intéressent peu aux questions philosophiques : le pragmatisme est le maître mot.
Tel est mon premier problème : le pragmatisme britannique est difficile à décrire. On agit selon les circonstances et les intérêts. La philosophie, elle, touche aux rêves.
Concernant la construction européenne, on peut se poser des questions profondes sur la forme de la démocratie européenne, sur la structure des institutions, sur l'existence et la nature d'un demos européen, sur les valeurs communes aux Européens... Le philosophe est capable - et heureux - d'étudier ces questions, d'y réfléchir et d'en discuter.
Tel est le problème des Britanniques : ils se méfient de l'aspect théorique de la construction européenne, la construction britannique ayant été beaucoup plus aléatoire, puisqu'elle s'est fondée sur la coutume et la pratique, la Common Law, et la défense du Parlement, où s'exprime la souveraineté du peuple. Je dirai qu'il est plus facile d'expliquer le point du vue des Britanniques sur la construction européenne à partir de réactions négatives ; il est en effet difficile d'obtenir de leur part une réaction positive et créative sur des questions fondamentales et théoriques...
Vous l'aurez compris, je suis ni un philosophe, ni un professionnel de la politique. Je suis un industriel du secteur pétrolier qui s'intéresse de très près aux grandes questions de politique internationale, et je ne suis pas sûr que mon parcours professionnel me permette d'analyser de manière pertinente un éventuel point de vue collectif britannique.
Une large part - trente ans au total - de ma formation et de ma carrière professionnelle s'est effectuée en Europe continentale. Mes opinions sont donc très différentes de celles, beaucoup plus fermées et sévères, des 70 % de Britanniques qui n'ont jamais quitté nos îles. Avant de vous exposer mon point de vue, qui est celui d'une minorité, je vais vous présenter rapidement l'opinion générale britannique telle que l'ont révélée les résultats des élections de juin dernier et les sondages effectués dans le cadre de la campagne électorale.
Tout d'abord, selon moi, la construction européenne requiert une certaine unité d'appréciation, une vision partagée d'une Europe unie, ainsi qu'une capacité à en comprendre les institutions. Par conséquent, je pense qu'une intégration politique et économique plus profonde et une extension du nombre des membres de l'Union sont nécessaires.
Il est clair que 35 % de notre population ne veut pas que la Grande-Bretagne soit membre d'une Union Européenne plus intégrée. Ils refusent que notre pays abandonne une plus large part de sa souveraineté à ses voisins. Cette partie de notre population comporte notamment les 18 % d'électeurs (2 millions de personnes) qui ont voté pour l'UKIP, nouveau parti indépendant, en juin dernier. Le projet central de ce parti et le retrait de la Grande-Bretagne de l'Union Européenne.
Le débat qui porte sur la question de la souveraineté est en réalité un faux débat, cette souveraineté ayant d'ores et déjà été cédée par la ratification des traités de Maastricht, Amsterdam et Nice, et la signature du Single European Act, intervenue au parlement de Westminster sous le gouvernement conservateur de Madame Thatcher.
La minorité sceptique, qui regroupe 35 % de notre population, et notamment les partisans de l'UKIP, est plus largement représentée par le Parti Conservateur, dont la politique se fonde sur le refus du traité élaboré par la Convention européenne, présidée par Valéry Giscard d'Estaing, et adopté par le Conseil de l'Europe le 18 juin 2004. Pour le Parti Conservateur, le débat commencera lorsque le Premier Ministre lancera sa campagne en faveur du « oui » au referendum portant sur ce traité, qui aura lieu à l'automne 2005 ou début 2006.
Les europhiles - qui ont voyagé, se sont ouverts aux idées étrangères et partagent la vision des pères-fondateurs de l'Union européenne, Monet et Schumann - représentent peut-être 20 % de la population. Il reste donc environ 45 % des Britanniques, qui ne s'intéressent pas à la politique étrangère ni à la construction européenne. Ils ne sont pas fondamentalement hostiles à l'Union, mais n'ont jamais vraiment compris comment fonctionnent les institutions politiques, ni en Europe ni dans nos îles. Ils ont pour habitude de suivre les leaders politiques lorsque de grandes questions d'Etat sont posées, et se méfient des grands changements de politique.
En dressant ce décor, je voulais donner une idée du poids de l'intérêt, de l'opposition et de l'indifférence que suscite la construction de l'Europe, pour tenter de définir maintenant quelle sorte d'Europe les Britanniques désirent. J'emploie l'expression « quelle sorte d'Europe », plutôt vague, parce que la question de la construction de l'Union tourne autour d'institutions, d'intérêts et d'ambitions. Compte tenu de ces variables, auxquelles s'ajoute l'aversion britannique pour les discussions théoriques, je ne ferai, en décrivant un projet acceptable en ce sens, qu'interpréter l'opinion silencieuse de nombre de mes concitoyens, qui fondent leurs valeurs et leurs convictions sur leur expérience et sur leur activité quotidienne.
La tâche qui m'incombe est donc, en premier lieu, de définir dans mes propres termes ce que le Royaume-Uni souhaite que l'Europe représente et apporte par l'intermédiaire de ses institutions. Elle consiste, en second lieu, à commenter le stade où en est arrivée la construction européenne à la suite des négociations sur le Traité, lors de la récente conférence intergouvernementale. Enfin, il me faut spéculer sur l'avenir de cette construction au moment où l'Union s'apprête à accueillir de nouveaux membres d'Europe de l'Est.
Qu'est-ce que les Britanniques attendent de l'Europe ? Il convient, à ce stade, d'établir la distinction entre mes compatriotes, vus par nos journaux et par leurs propriétaires - majoritairement eurosceptiques -, et la population dans son ensemble. La presse se livre à des combats de politique partisane, teintée d'un populisme xénophobe propre à augmenter les ventes des tabloïds. Les Britanniques préfèrent porter leurs regards sur un brillant passé historique plutôt que sur un avenir européen, incertain et moins séduisant. De plus en plus, ils critiquent le Parlement, la Commission et la réglementation européenne. Ils évoquent l'Europe comme s'il s'agissait d'un territoire étranger, séparé de nos îles par une Manche de 3 000 kilomètres de large et sans liens culturels avec elles. A les en croire, nos arbres généalogiques n'ont bénéficié en rien de la contribution séculaire des Normands, Angles, Saxons, Jutes, Romains, Flamands, Français et Allemands, sans parler des Espagnols et des Portugais. Comme si les monarques que nous avons eus en commun ne symbolisaient pas des guerres commencées et achevées dans les liens du sang. Un torrent tumultueux de gênes partagés, d'amours, de haines et de causes communes. Vraiment, l'idée que nous sommes l'Europe est souvent ignorée.
De la part des médias britanniques, je n'attends donc aucune présentation à la fois spontanée et durablement positive de la construction de l'Europe. Certains organes de presse, certains journalistes, exceptionnels, apportent une pensée sérieuse et objective. La BBC elle-même n'en manque pas. Mais j'en viens à considérer, de manière générale, que seul un puissant leadership politique parviendra à ouvrir une perspective positive sur le développement, l'approfondissement et l'élargissement de la chose européenne. Surtout en ce qu'elle exige un surcroît d'intégration et de souveraineté partagée. Au pire, nos médias y seront hostiles et, dans le meilleur des cas, ils élèveront une voix modérément constructive ; mais cette dernière sera couverte par les revendications braillardes des factions populistes.
La presse britannique ayant pour principal but de distraire son lectorat et de vendre du papier, on pourrait croire qu'il n'existe, au Royaume-Uni, aucune valeur, aucune aspiration en lien profond avec celles de nos voisins. Les Britanniques aiment à lire leurs journaux, mais cela ne signifie pas qu'ils prennent toujours ce qu'ils racontent pour argent comptant.
Quels sont donc les principales attentes de mes concitoyens vis-à-vis de l'Union et de son évolution actuelle ? J'évoquerai tout d'abord notre culture et nos valeurs. J'ai tendance à croire, dans le souvenir de l'histoire de France des alentours de 1789, qu'ils aspirent aujourd'hui à une vie meilleure, offrant plus de liberté, de justice et de solidarité. Pour certains, et on peut s'en étonner, cela n'est pas contradictoire avec les valeurs caractérisant la construction européenne. Je suis sûr que l'égalité s'ajoute à ces trois vœux, tout en cédant la priorité à la justice - l'égalité s'incline devant la loi. Quant à la solidarité, elle est l'équivalent moderne de la fraternité. Finalement, les choses n'ont guère changé.
Pour les Britanniques, rien ne surpasse la liberté. Ils veulent commercer, se déplacer, faire leurs choix librement. Ils refusent l'ingérence de l'Etat. Si l'Europe favorise et protège leurs libertés, voilà qui leur convient. Ils tiennent aussi à la justice. A une forte base législative européenne qui préserve leurs libertés individuelles et garantissent leur égalité devant la loi. A une justice pour le peuple. En termes actuels, une charte des droits de l'homme que la construction politique de l'Europe garantisse, défende et promeuve. Voilà aussi qui leur convient, à condition que ce soit clairement expliqué, et qu'en vertu du principe de subsidiarité, la Common Law continue à régir le mode de vie national, en dehors des domaines d'application de la réglementation communautaire.
Abordons enfin le concept de solidarité. Au Royaume-Uni, s'il est soutenu par les Travaillistes et par les Démocrates, celui-ci effraie les Conservateurs, qui y voient un synonyme d'accentuation des droits sociaux. C'est pourquoi il recouvre l'ensemble de valeurs le plus contesté et le plus complexe à partager avec nos voisins. La fraternité était un mot plus facile d'emploi, mais la notion actuelle de solidarité est beaucoup plus à même de susciter des réactions.
Pour décrire ce que nous espérons de l'avenir de l'Europe, il serait sans doute plus facile de revenir au concept, anciennement ancré, de paix et de prospérité. Je souhaite cependant souligner l'importance philosophique et le rôle moteur de votre révolution populaire et de ses idéaux de liberté, d'égalité et de fraternité. C'est selon ces trois valeurs fondamentales que le Royaume-Uni réagit aujourd'hui à l'Europe. Les valeurs communes ne nous manquent donc pas.
Alors, quelle construction politique est à même de répondre aux aspirations du public britannique d'aujourd'hui, avec son attitude commerciale pragmatique, avec son obstination à privilégier sa liberté personnelle (en accordant sa préférence aux droits plutôt qu'aux obligations), et avec son instinctive adhésion à des concepts jadis révolutionnaires ?
Au Royaume-Uni, le langage politique aujourd'hui à la mode en matière européenne, souligne la nécessité d'assurer un surcroît de responsabilisation et de légitimité des instances politiques. La souveraineté nationale, tradition britannique, ne manquera pas d'être défendue. Elle ne sera en partie confiée à de nouveaux détenteurs communautaires qu'à condition qu'ils soient clairement dans l'obligation de rendre des comptes. Les Britanniques veulent que le Parlement européen possède un pouvoir plus important, par rapport à la Commission. Mais ils souhaitent aussi que Westminster soit mieux informé des réglementations élaborées à Strasbourg et Bruxelles, et qu'il y engage sa responsabilité.
Selon les sondages réalisés en Europe, et cette tendance se vérifie particulièrement au Royaume-Uni, la population ne manifeste qu'une confiance limitée envers le processus politique à l'origine de nos institutions communautaires, c'est-à-dire le Conseil, le Parlement et la Commission. Les Européens, et surtout les Britanniques, n'éprouvent pour ces instances ni le respect, ni l'attachement que leur inspire leur Parlement national.
Voilà qui devrait inciter, tâche difficile, la Commission et le Conseil à adopter une communication de meilleure qualité, en accordant au Parlement un rôle plus complet. Un surcroît de souveraineté commune, par-delà la co-législation récemment étendue, doit être clair et acceptable pour l'électorat. La convention, bien qu'elle se soit efforcée d'améliorer la situation, n'est pas parvenue à un consensus marquant sur une réforme des systèmes électoraux. Cet échec est mis en évidence par Dominique Strauss-Kahn dans un rapport adressé à la Commission, sur les possibilités de révision et d'amélioration du fonctionnement politique en Europe. Deux axes méritent une attention particulière. Tout d'abord, les moyens à mettre en œuvre pour édifier la Démos européenne. Ensuite, les moyens de susciter une participation plus enthousiaste aux futurs scrutins.
Il est nécessaire d'amener un changement d'attitude du public vis-à-vis de la construction de l'Europe. Leadership et passion ne constitueront qu'une réponse ; il faudra aussi réexaminer le processus électoral.
Pour de nombreux électeurs européens, il ne fait cependant pas de doute qu'une accentuation du processus économique et politique requière une part plus importante de renoncement à la souveraineté nationale. Défense, sécurité intérieure, justice : tous ces domaines demandent davantage de coopération et d'intégration.
Les nouveaux entrants doivent continuer à travailler à leur intégration économique, au-delà de l'acquis communautaire. Les grands Etats membres doivent comprendre les défis que représente, au niveau local, le dynamisme de marchés en pleine mondialisation. Les réformes et restructurations internes que cela implique s'effectuent trop lentement pour convaincre les électeurs que les instances politiques comprennent les économies régionales et encouragent énergiquement leur prospérité, par la voie de la coopération.
La polémique que suscite le Pacte de croissance et de stabilité est une bonne illustration de l'incertitude qui entoure la collaboration en matière de gestion économique européenne.
Le partage de la souveraineté ne peut s'effectuer qu'avec l'instauration de nouveaux mécanismes de responsabilisation des instances politiques. La convention Giscard a représenté une tentative en ce sens, sans toutefois surmonter le défi de la gestion économique.
Les Britanniques ne croient pas que vingt-cinq Commissaires puissent diriger avec efficacité la fonction publique européenne.
Quand bien même la Commission serait confirmée par le Parlement et désignée par le Conseil, elle ne saurait fonctionner de manière satisfaisante sous la houlette d'une direction aussi vaste. Même si la Convention lui confère plus de transparence et de légitimité, elle ne pourra être efficace, aux yeux de mes concitoyens, tant qu'elle n'aura pas à sa tête un groupe restreint de commissaires.
Les Britanniques ne croient pas que les 1,3 % de leur PIB dépensés par le Conseil, le Parlement et la Commission leur soient profitables. Pour eux, la PAC est une utilisation inefficace des ressources. Ils n'y voient que des subventions accordées à des agriculteurs exerçant des pressions pour que l'Europe se protège des exportations légitimes des pays en voie de développement. Dans ces conditions, ils ne sauraient considérer l'Union capable de mener un débat international sur un monde plus juste.
Les Britanniques se montrent sceptiques quant au rôle d'un Conseil des ministres dont la tâche consiste régulièrement, en tant que porte-parole du Premier ministre, à protéger l'intégrité budgétaire de leur Etat vis-à-vis des autres membres du Conseil et des inefficaces ambitions de la Commission.
Il en est qui, parmi nous, font entendre leur voix en faveur d'une augmentation des fonds européens consacrés au développement international ainsi qu'à la reconstruction de l'Europe de l'Est, du Maghreb et du Proche-Orient. Mais aucune volonté politique disposée à dépenser plus pour gagner plus ne se fait jour. Le Conseil européen ne votera de subventions supplémentaires au développement que lorsque celles-ci bénéficieront d'une affectation mieux canalisée. Le Royaume-Uni continuera à défendre son désengagement, négocié par Madame Thatcher à Fontainebleau, tant qu'une vaste part du budget échoira aux agriculteurs au lieu d'être affectée à la sécurité de l'Union, à l'intégrité des pays voisins et à l'extension du Marché unique. Quand Britanniques estiment les administrations européennes inaptes à justifier les objectifs de leurs dépenses et à contrôler l'efficacité et la transparence des programmes financés par des mécanismes relevant de la Commission, ils approuvent les limitations de budget.
Les Britanniques sont favorables à ce que soit nommé à la tête du Conseil un président doté de pouvoirs importants et d'un mandat prolongé. Ils sont prêts à accepter les nouvelles procédures de vote, fondée sur la double majorité. Ils sont d'accord sur l'élargissement des majorités dès lors que les questions fiscales, les affaires étrangères, la défense et les dispositions budgétaires sont protégées par le principe de l'unanimité. Mes concitoyens ont du mal à admettre que l'Union ne possède de pouvoirs exclusifs que dans les domaines relatifs à la concurrence au sein du Marché unique, aux politiques commerciales, à la politique monétaire de la zone euro, aux questions douanières et à la préservation des ressources biologiques marines dans le cadre de la politique commune sur la pêche (ce dernier aspect dénotant par rapport à la symétrie des quatre précédents). Il est à croire que les Britanniques n'ont pas compris que les réglementations, directives ou interventions « de Bruxelles » dans d'autres domaines ne peuvent se mettre en place qu'avec l'accord exprès de nos gouvernements respectifs.
En ce qui concerne la sécurité et la défense, qui vont de pair avec les procédures diplomatiques du nouveau « ministre des Affaires étrangères de l'Europe », les Britanniques se montrent particulièrement circonspects.
Premièrement, ils considèrent que le concept d'une armée européenne (vue comme le résultat d'une coopération structurée) ne se concrétisera que quand les autres dépenseront autant qu'eux-mêmes pour la défense. Nos investissements en matériel militaire en Europe ne sont ni suffisants ni pertinents. Nous, Européens, prétendons être acteurs sur la scène internationale, alors que nous ne sommes pas en mesure d'appuyer nos discours par une action militaire efficace. D'où la méfiance des Britanniques, qui reconnaissent toutefois qu'il serait dispendieux et infaisable de viser à une défense dépourvue d'un surcroît de coopération communautaire. Les chocs de la guerre d'Irak nous ont démontré que l'Union doit agir de façon plus cohérente, en tant que force politique dotée d'un bras militaire. Mais les faiblesses de ce dernier ne font que mettre en évidence la difficile nécessité d'atteindre à une cohérence diplomatique. Les Britanniques n'aiment pas prêcher là où ils sont dans l'impossibilité de frapper.
J'ai donc tenté de vous présenter un collage des opinions britanniques. Certaines se fondent sur des valeurs, d'autres reflètent un jugement pragmatique quant aux dépenses budgétaires, aux questions de défense et aux positions constitutionnelles de la Commission, du Conseil et du Parlement.
Vous aurez compris que mes compatriotes chérissent par-dessus tout la liberté individuelle, la responsabilisation de leurs représentants politiques et l'égalité de tous face à la loi. Bien que toutes ces convictions fondamentales soient protégées par le nouveau traité sur la Constitution, les Britanniques demeurent sceptiques quand ils constatent les dépenses faites au nom de l'Union ainsi que son comportement diplomatique.
Je ne doute guère qu'un référendum sur la prochaine étape de la construction européenne ne rencontre l'approbation des Britanniques. Mais seulement à condition que les directions politiques respectives des Travaillistes et des Démocrates Libéraux se placent exactement sur la même longueur d'onde. En outre, il sera nécessaire de mener une puissante campagne auprès du public.
Mes concitoyens soutiendront, je le crois, l'Europe à plusieurs vitesses qu'implique la clause de flexibilité du traité d'Amsterdam, dont il n'a pas encore été fait usage dans la sphère politique. Il faudra que les Britanniques perçoivent le bon fonctionnement de la clause qui, dans le nouveau traité, prévoit une flexibilité de comportement chez des groupes divers, différemment alignés, pour qu'ils se persuadent de l'efficacité de cet outil politique. Avant qu'on en arrive là, ils continueront à la contempler par la lunette du désengagement. Cette attitude, mise en évidence par les projets Euro et Schengen, montre la flexibilité dans un contexte négatif et défensif, et non dans une perspective positive.
Si la construction de l'Europe permet une coopération plus réussie et plus visible en matière de sécurité interne, ainsi que de lutte contre le terrorisme et contre le trafic de stupéfiants, je pense que le public britannique en tirera une nouvelle opinion sur la garantie des libertés, notamment de mouvement, promue par le Marché unique. De même, un véritable marché unique dans le domaine des services financiers influera beaucoup sur l'attitude du citoyen ordinaire, inquiet de l'avenir à long terme de sa pension de retraite.
Il y a des suggestions pratiques à faire en vue de la poursuite de la construction européenne. Mais je souhaite finir sur un commentaire d'ordre culturel. Dans son rapport sur l'avenir de l'Europe, remis à Romano Prodi, Dominique Strauss-Kahn présente une vision nouvelle de l'Union.
Les conclusions de ce rapport sont à même d'inspirer un débat politique ; mais pour moi, il est plus intéressant d'examiner l'analyse qu'il apporte sur les liens historiques et culturels qui unissent les peuples d'Europe, clairement distincte des Amériques, de l'Asie et du sous-continent indien. A juste titre selon moi, ce rapport soutient la quête de justice et d'équité qui se reflète intégralement dans le nouveau traité sur la Constitution. J'ai donc la conviction que les Britanniques doivent le soutenir aussi, et ne manqueront pas de le faire.