L’imaginaire de la littérature indienne actuelle
Annie Montaux, linguiste spécialiste des multiples langues de l’Inde et professeur de hindi à l’INALCO a donné, lors de la séance du lundi 12 novembre 2012 à l’Académie des sciences morales et politiques, une communication dans laquelle elle explique combien, en Inde, la tradition reste la source nourrissante de la littérature actuelle.
-L'intervenante a d'abord rappelé le cadre linguistique de l'Inde.
"On discute régulièrement sur le nombre des langues majeures de l’Inde (22, 26 ? 32 ?) et celui des langues tout court (350 ? 1652 ?), réparties en 4 familles génétiques : l’indo-aryen pour les presque ¾ des locuteurs, le dravidien pour un petit quart, les langues austro-asiatiques et sino-tibétaines se partageant les 2% restants (1). Le multilinguisme indien est en tout cas une réalité officialisée dans la Constitution. Son importance dès l’époque ancienne (observée surtout à travers les contacts dravidien/sanskrit, mais aussi austro-asiatique/sanskrit, dans les hymnes védiques), reste un trait de la culture moderne : aucun Etat n’est monolingue, la moitié des districts ne le sont pas, et ceux qui le sont ont toujours au moins une variante dialectale dans le répertoire de la communauté, et au moins une section de leur communauté qui pratique les langues voisines et les langues de culture (de l’école). Ce bilinguisme explique en partie la remarquable convergence structurelle (aux niveaux phonologique, morphologique, syntaxique) que présentent aujourd’hui toutes les langues de chacune des 4 principales familles génétiques parlées dans l’aire indienne, au point que les linguistes soviétiques ont pu parler d’une nouvelle famille, la famille indienne (2). De fait, il y a aujourd’hui plus d’analogies structurelles entre bengali et tamoul qu’entre bengali et français, deux langues indo-européennes. Certes, tamoul et bengali sont restés distincts, ainsi que, d’est en ouest, bengali et panjabi, mais le continuum est graduel sur le terrain, au point que les fonctionnaires du recensement ont parfois du mal à obtenir une réponse claire : les habitants du district frontalier de Ganjam, cas d’école, hésitent à se déclarer locuteurs d’oriya (IA) ou de télougou (Dr). La notion même de langue en tant que système identifiable et catégorie tranchée date des premières classifications coloniales ; c’est elle qui sous tend les revendications d’identité linguistique qui ont, parfois dramatiquement, ponctué l’histoire de l’Inde au 20ème siècle (de la naissance de l’Andhra Pradesh télougouphone en 1952 au redécoupage de l’Assam dans les années 70 et à la création du Jharkhand en 2003). La notion de langue comme symbole identitaire, source de véritables guerres linguistiques, est moderne.
Le multilinguisme spontané (« grassroot multilingualism ») caractéristique de l’Inde traditionnelle, exclut l’identification à une langue. Il implique la pratique égale des divers segments du répertoire. Chacune des langues utilisées est propre à une sphère d’interaction spécifique, sans dominance particulière dans l’ensemble du champ des échanges, de sorte, comme l’a joliment formulé R.N. Srivastava, que ‘all are part of and none is apart’. Cette dynamique intégrative et non compétitive, associée par L.M. Khubchandani à un ethos conversationnel où la volonté d’ajustement amical (« serendipity ») prime sur l’exigence de correction grammaticale, a garanti le maintien de la diversité linguistique (si on compare par exemple à la France qui a largement perdu ses ‘dialectes’ ou aux Etats Unis où l’évolution dominante a été celle du melting-pot) (3). Cette dynamique est évidemment compromise par les dispositions linguistiques de la Constitution, notamment la hiérarchie des langues officielles de l’Union et des langues majeures, et plus encore par l’entrée en scène de l’anglais dans le monde du travail lucratif et le système scolaire : une nouvelle dynamique, compétitive, s’est mise en place, où l’anglais joue de plus en plus le rôle de langue hégémonique, facteur d’exclusion économique et sociale, mais aussi coupe les enfants des familles aisées, systématiquement envoyés dans les écoles ‘english medium’, de leur culture indigène, d’autant plus facilement qu’ils sont déjà urbanisés et donc coupés des cultures locales véhiculées par les variantes dialectales des ‘grandes langues’ régionales."(4)
- Puis elle a détaillé le cadre culturel :
"Car s’il est un trait commun à la tradition littéraire indienne, (5) nécessairement inscrite dans des langues régionales et des référentiels très différents, c’est précisément cette continuité entre les traditions locales et régionales voire suprarégionales, qui recoupe partiellement la continuité entre la culture savante, notamment ancienne, et les littératures dites populaires et orales, toujours très vivantes en Inde. C’est du dialogue ininterrompu entre ces deux voies que s’est toujours élaborée la création jusqu’à l’époque moderne, deux voies que le grand écrivain dravidien (kannada) Ananthamurthy décrit comme front yard et back yard respectivement (la cour d’honneur et l’arrière cour). Il ravive par là l’opposition traditionnelle entre marg, la grand route ou voie royale, et deshi, le local, l’indigène qui désigne dans la critique indienne ces deux courants. Croyances locales et grands mythes, spéculations philosophiques et contes, récits ou légendes populaires, se fécondent mutuellement en permanence. Elles parlent des langages qui constituent, un peu comme au niveau linguistique, les segments d’un même répertoire. Et dans ce répertoire, le ‘passé’ est un segment du présent...
Poursuivez la réflexion proposée par Annie Montaut en écoutant ou téléchargeant cette émission ou bien en lisant l'intégralité de sa communication sur le site de l'Académie : www.asmp.fr