Être entrepreneur en France par Geoffroy Roux de Bézieux
Geoffroy Roux de Bézieux - Président-fondateur d’Omea Télécom/Virgin Mobile était l’invité de l’Académie des sciences morales et politiques le 25 février 2013. Il a intitulé sa communication Être entrepreneur en France : la vision du président de l’UNEDIC (2008-2010), qui participa à la commission Attali et se définit comme un praticien.
En tant qu'entrepreneur « multirécidiviste », avec plusieurs milliers d'emplois à la clé à chaque nouvelle expérience, je voudrais parler ici au nom de tous ceux qui ont osé un jour prendre le risque en France de créer leur entreprise, de ceux qui ont démarré avec leurs économies dans un simple « garage », de ceux pour qui la figure de l'entrepreneur revêt toujours un sens dans un pays où le dénigrement du « patron » semble de plus en plus s'apparenter à une figure imposée. je vais diviser mon propos en deux parties : qu'est ce qu'un entrepreneur d'abord et ensuite peut on être entrepreneur en France.
Extraits
1. Qu'est-ce qu'un entrepreneur ?
Dans le monde capitaliste qui est le nôtre, l'entrepreneur est un électron libre, un élément perturbateur indispensable, qui s'oppose au statu quo, au business as usual, qui bouscule les certitudes de ceux qui sont « installés », qui crée autour de lui un écosystème favorable, stimulant, à même de générer de la richesse. Ma vision de l'entrepreneur rejoint ainsi celle théorisée il y a tout juste un siècle par un économiste autrichien du nom de Joseph Schumpeter, le vrai penseur du capitalisme moderne, celui qui répond aussi bien à Marx qu'à Keynes.
Cet homme, lui-même fils d'un chef d'entreprise de l'industrie textile, et qui fut longtemps professeur à Harvard, avait compris au début du XXe siècle que le "bon" capitalisme n'est jamais qu'un système dynamique instable, en perpétuelle évolution, sous l'effet de multiples mutations technologiques successives.
Pour Schumpeter, le capitalisme fonctionne par stratifications : chaque strate se substituant à la précédente en la détruisant partiellement et en transformant ce qu'il en reste. D'où l'alternance ininterrompue de phases de croissance et de récession : les premières coïncident avec l'émergence d'une innovation cruciale, qui induit à la fois des gains de productivité et une rafale de nouveaux produits. Puis, lorsque celle-ci a épuisé tout son potentiel, les secondes prennent le relais et se prolongent jusqu'à l'apparition d'une autre rupture technologique, qui, à son tour, drainera toute l'économie. Et ainsi de suite… Dans cette optique, la dépression n'est jamais que la réaction par laquelle l'économie tout entière clôture une phase d'essor.
Cette dynamique vertueuse schumpétérienne n'est cependant possible que par la vertu d'un seul acteur du système : l'entrepreneur innovant. C'est lui qui provoque la rupture salutaire, décisive ; c'est lui qui arrache le système de sa torpeur en l'obligeant à se régénérer. En fait, il stimule la concurrence par son audace en obligeant les autres à s'aligner sur les nouveaux standards qu'il a promus.
Le capitalisme entrepreneurial a ceci de vertueux qu'il stimule en permanence le système. Il en assure l'auto-régulation. C'est une machine à produire de la concurrence. L'entrepreneur innovant bouscule en effet les certitudes des acteurs « dominants ». En leur temps, avant de devenir les mastodontes que l'on connaît, Microsoft et Google étaient bien des start-up, cherchant à imposer l'innovation de rupture qui allait régénérer leur secteur.
L'entrepreneur enclenche sans le vouloir une dynamique vertueuse. Dans son sillage se faufilent ainsi d'autres entrepreneurs, prêts à rebondir sur l'innovation première et à l'améliorer. En cela, le capitalisme d'entrepreneur induit son propre écosystème, avec au centre une innovation majeure, décisive, puis en périphérie, une succession de business models dérivés. Que vaudrait ainsi aujourd'hui l'iPhone sans ses dizaines de milliers d'applications dédiées ? Peu de chose en vérité au regard des autres smartphones. Apple a inventé une machine révolutionnaire et une machine à cash ; les « suiveurs », eux, l'ont exploitée au mieux en démultipliant son potentiel.
Au risque de provoquer certains, je pense sincèrement que l'homme n'est pas né pour le salariat, en tout cas pour le salariat « taylorisé », mais pour l'entrepreneuriat. Sous toutes ses formes et sous toutes ses latitudes ! Le meilleur exemple que je puisse donner est tiré de mon expérience personnelle quand je travaillais pour L'Oréal en Pologne au début des années 1990 : après quarante-cinq années de dictature communiste, il a suffi de quelques mois à peine pour que surgissent des dizaines de milliers de patrons en herbe… dont certains bien sûr étaient d'anciens communistes ! L'entrepreneur est l'exact inverse du rentier qui ne cherche qu'à accumuler. Son but ne se borne pas à amasser pour amasser. Il n'est pas obnubilé par l'argent. Bien sûr, l'argent fait partie des motivations pour démarrer un projet, mais parmi tous les créateurs de start-up que j'ai pu côtoyer, par exemple dans la période une peu folle de la bulle Internet ou comme président de l'association CroissancePlus, rares étaient ceux dont c'était la motivation première. D'ailleurs, ceux qui étaient dans ces dispositions n'ont généralement pas créé grand-chose ! Et même si certains ont réussi un "hold-up" en revendant très vite leur société avant que la bulle n'explose, ils sont en réalité une minorité. Évidemment, l'entrepreneur ne dénigre pas le profit, sans cela il courrait à sa perte. Mais ce qui le fait avancer, c'est avant tout le challenge. Le goût du jeu. La satisfaction de créer et de gagner un marché ou un produit l'emporte largement sur la perspective du gain immédiat. Les sommes récoltées viennent juste couronner sa tentative d'imposer ses idées.
2. « N'ayez pas peur » Entreprendre c'est oser. C'est donc risquer.
Pourquoi sommes-nous incapables de faire émerger des Facebook ou des Cisco de ce côté-ci de l'Atlantique ? Bien sûr, le potentiel « entrepreneurial » de l'Europe et de la France en particulier est freiné par un certain nombre de contraintes administratives et fiscales. Les Échos titraient il y a quelques jours sur « le pays aux 400 000 normes » ! Il existe une multitude de rapports sur le sujet, qui expliquent « pourquoi nos PME ne grandissent pas » ! Comme président de CroissancePlus, j'ai participé à un certain nombre de commissions ou de rapports qui tous formulaient des propositions concrètes pour lever ces barrières. Mais j'ai toujours nourri une certaine frustration.
Au-delà des raisons objectives et opérationnelles, subsistent d'autres raisons plus profondes, de nature démographique, culturelle ou psychologique. J'en veux pour preuve que ces difficultés se retrouvent dans presque tous les pays d'Europe, cela malgré des systèmes fiscaux ou administratifs très différents. D'ailleurs, hormis la société allemande S.A.P, aucun leader mondial n'a été créé ex nihilo en Europe depuis trente ans ! C'est un fait. La société de consultants BCG ne classait que huit entreprises européennes parmi les cinquante groupes les plus innovants dans le monde.
Blocage français versus réussite américaine
Primo, le marché. Le marché américain est un vrai marché unique. Un entrepreneur américain qui innove touche potentiellement 350 millions de clients parlant tous la même langue, tous soumis grosso-modo aux mêmes règles fiscales et administratives et ayant tous le même niveau de vie (ou presque). À l'inverse, un entrepreneur européen, lui, doit d'abord devenir leader sur son marché domestique, avant de pouvoir songer à grandir hors de ses frontières. Et là, il se heurte à de très nombreuses difficultés. Car l'Europe n'est en réalité qu'une union douanière géante. Quand il s'agit de créer une filiale, d'embaucher des collaborateurs, d'appliquer les règles fiscales… les difficultés liées aux différences entre pays commencent. Et bien souvent, le leader domestique finit par capituler. Il reste sagement confiné dans son pays, en attendant d'être avalé par le poids-lourd mondial, souvent américain. Pour moi, l'élargissement de l'Union fut une erreur non pas tant sur le principe que dans l'exécution, car elle a amplifié ce côté union douanière, en rendant le marketing et la vente de produits ou services dans l'Europe élargie beaucoup plus difficile. Il y a davantage de points communs entre un consommateur ou un client industriel de Californie et du Middlewest qu'entre un consommateur ou un industriel de Roumanie et d'Irlande. Langue, niveau de vie, éducation, notre marché commun ne l'est justement pas ou pas assez. Et cette hétérogénéité nous coûte cher ! Je l'ai vécu moi-même lors qu’après avoir cédé l'entreprise The Phone House, j'ai essayé de transposer le même concept dans d'autres pays d'Europe avec l'aide de mes nouveaux actionnaires: succès dans les grands pays européens Espagne, Allemagne, mais échec patent en Europe de l'Est.
Secundo, la nature du capitalisme. Le capitalisme américain du XXIesiècle est avant tout un capitalisme « culturel ». D'une part, l'hégémonie américaine dans toutes les formes de création ou de contenus à travers ou grâce au véhicule de la langue anglaise constitue un formidable atout pour diffuser les innovations dans le monde. D'autre part, l'attractivité des États-Unis dans la technologie et les médias est telle qu'elle aspire les meilleurs ingénieurs du monde : 25% des étudiants de troisième cycle y sont étrangers. Et ce sont eux qui inventent les technologies de demain. En réalité, les « codes culturels » de l'innovation technologique et industrielle sont aujourd'hui 100% américains.
Enfin, tertio, l'attitude face au risque. Force est de reconnaitre que l'Europe, et en particulier la France, sont devenues rétives au risque et à l'incertitude. Or le modèle schumpétérien ponctué de crises et de ruptures est à l'évidence un modèle à risques. Il y a sûrement pour partie des explications de type culturel ou sociologique. D'abord, nous sommes un vieux continent ou plutôt un continent de Vieux : la démographie européenne déclinante – parfois dramatiquement –, contribue certainement à notre manque de dynamisme entrepreneurial. Ensuite, s'ajoute le problème de notre immigration : alors qu'aux États-Unis le modèle d'intégration transforme rapidement l'immigré en entrepreneur créateur de richesses, en Europe, à quelques exceptions près, la difficulté de s'intégrer dans le monde économique fait de l'immigration plus une charge qu'un atout.
Apologie du rique
Oui l'échec fait partie intégrante du capitalisme que je défends : échouer, faire faillite, surtout quand on entraîne des collaborateurs avec soi n'est pas la face la plus acceptable ni la plus glorieuse du système, mais elle est indispensable au processus de sélection, lui-même nécessaire à la croissance.
La question centrale est donc de réhabiliter le risque en France, dont je rappelle qu'il est un des seuls au monde à avoir inscrit le principe de précaution dans sa constitution. Le principe de précaution est à l'exact opposé de l'esprit d'entreprise.Ce qui nous amène à réfléchir sur les notions des destins individuels face aux destins collectifs. Le risque de l'entrepreneur reste toujours un risque individuel, même si parfois il peut être pris à plusieurs. Face à ce risque se dresse le rempart de l'assurance qui, elle, demeure toujours collective. On ne peut évidemment ni décréter ni imposer le goût du risque. L'État peut et doit encourager et récompenser les éléments les plus dynamiques de la société, mais cela ne saurait suffire à créer une société entreprenante, car celle-ci comme toute société démocratique doit se nourrir d'un consensus chez les citoyens. Il faut donc arriver à convaincre nos concitoyens que le risque est intrinsèque à l'économie moderne, que les crises économiques ne sont pas une parenthèse mais au contraire inhérentes à un monde en bouleversement à la fois sur le plan géopolitique et sur le plan technologique. Bref, nous devons accepter l'idée d'évoluer dans une « société du risque » selon l'expression du sociologue allemand Ulrich Beck.
De ce monde en ébullition, il faut à la fois accepter l'incertitude et tirer parti en utilisant au mieux les éléments moteurs de la société. C'est donc bien un débat sur notre destin collectif d'Européens que nous devons ouvrir. Les Américains ont choisi de n'avoir comme destin collectif que la somme de leurs destins individuels, avec toutes les conséquences sociales que l'on connait. Les Chinois ont « choisi » de n'avoir qu'un destin collectif, même si on peut raisonnablement se demander si ce système de capitalisme non-démocratique peut perdurer au-delà d'une génération. Et nous, les Français ? Qu'avons-nous décidé ?
Conclusion
Nous avons longtemps cru possible d'humaniser le modèle schumpétérien : laissez les entrepreneurs entreprendre, moins efficacement qu'ailleurs certes, et assurer collectivement les plus faibles contre les conséquences des ruptures et des crises de l'économie. Ce qui revient à accepter d'avoir une croissance plus faible mais plus régulière. Ce système a eu un immense mérite : celui de faire consensus au sein de la majorité de la population et donc de participer à l'avènement de la démocratie pacifiée en Europe après la guerre. Peut-on continuer comme cela ? Je ne le crois pas. Car le risque de « Disneylandisation » du continent est réel si on ne bouleverse pas le modèle européen. Il faut le réinventer. La mondialisation de l'économie ne nous laisse plus le choix.
Pour en savoir plus
- L'intégralité du texte de la communication de Geoffroy Roux de Bézieux sur le site de l'Académie des sciences morales et politiques.