La France est-elle toujours la fille aînée de l’Église ?
Le cardinal Philippe Barbarin était l’invité de l’Académie des sciences morales et politiques, le 15 avril 2013, dans le cadre de son thème de réflexion annuel consacré, pour l’année 2013 à la place de la France dans le monde. Canal Académie vous propose d’écouter la retransmission de sa communication « La France est-elle encore la « fille aînée de l’Église » ? et l’échange des questions entre le cardinal Barbarin et les académiciens.
Extrait
« Pourtant, dans le titre de cette causerie, c’est pour une autre raison que l’utilisation de l’adverbe est contestable. On se pose la question de savoir si l’on peut « encore » utiliser l’expression « France, fille aînée de l’Église », comme si elle était très ancienne et devenue inadaptée à la société française actuelle. On croit généralement ce titre lié au baptême de Clovis, à Reims, qui aurait fait de la France, en 496, « la première nation chrétienne ». Mais est-ce bien le cas ?
Remarquons tout d’abord que le premier pays dont le roi se fit baptiser et décida que le christianisme deviendrait religion d’État, fut l’Arménie, en 301. Vinrent ensuite l’Éthiopie, peu après le Concile de Nicée, au temps de l’évêque saint Frumence consacré par saint Athanase, puis l’Empire romain en 380, par la décision de Théodose, qui était comme une suite logique de l’édit de Milan, en 313. Le royaume des Francs n’occuperait donc que la quatrième place. Mais comme la décision de Clovis est la première à intervenir après le sac de Rome et l’effondrement de l’Empire d’Occident, après les Conciles d’Éphèse et de Chalcédoine, en 431 et 451, on peut comprendre que le peuple franc soit regardé comme le premier des peuples barbares païens à avoir été baptisé dans la foi de Nicée et à avoir déclaré son attachement à l’Église catholique.
Les choses ne sont pourtant pas si simples. Je voudrais vous partager maintenant cette remarque étonnante : tout le monde se souvient que le Bienheureux Jean-Paul II a utilisé l’expression à la Messe célébrée au Bourget le dimanche 1er juin 1980, lors de son premier voyage apostolique en France. Durant son homélie, où il commentait les dernières lignes de l’Évangile selon saint Matthieu : « Allez, enseignez toutes les nations, baptisez-les au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et apprenez-leur à garder les commandements » (28, 19-20), le pape a parlé de la longue histoire de la foi dans notre pays. Il a évoqué « Irénée, ce grand martyr et Père apostolique qui fut évêque de Lyon », puis « le Martyrologe romain, on fait très souvent mention de Lutetia Parisiorum ». Puis il s’est exclamé : « D’abord la Gaule, et ensuite, la France : la Fille aînée de l’Église ! (…) Je voudrais répéter ces paroles qui constituent votre titre de fierté : la Fille aînée de l’Église ! »
Il a parlé du « grand chapitre » de l’histoire de l’Église qui est inscrit dans l’histoire de notre patrie et au moment de prononcer le nom des saints de notre pays, il a dit : « Il me serait difficile de les nommer tous, mais j’évoquerais au moins ceux qui ont exercé la plus grande influence dans ma vie : Jeanne d’Arc, François de Sales, Vincent de Paul, Louis-Marie Grignion de Montfort, Jean-Marie Vianney, Bernadette de Lourdes, Thérèse de Lisieux, Sœur Élisabeth de la Trinité, le Père de Foucauld, et tous les autres .» A la fin de l’homélie, il a lancé cette apostrophe mémorable : « Alors, permettez-moi de vous interroger : "France, fille aînée de l’Église, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ?’"Permettez-moi de vous demander :"France, fille aînée de l’Église et éducatrice des peuples, es-tu fidèle, pour le bien de l’homme, à l’alliance avec la sagesse éternelle ?" Pardonnez-moi cette question. » Reprenant son propos l’après-midi, devant les évêques de France réunis à Issy-les-Moulineaux, Jean-Paul II avait ajouté : « Cela crée beaucoup de devoirs. »
Ce qui est étrange, c’est que lorsqu’il est revenu en France, seize ans plus tard, précisément pour le XVecentenaire du baptême de Clovis, il n’a pas utilisé de nouveau cette expression. Certains disent qu’on lui a fait remarquer entre temps qu’elle manquait de fondement historique. Certes, du XIIIeau XIXesiècle, lorsque le Pape appelle la France au secours pour défendre ses intérêts temporels, elle répond. C’est Grégoire IX le premier qui demande, en 1239, l’aide de saint Louis contre l’empereur Frédéric II, en lui écrivant : « Le Royaume de France a été placé par Dieu au-dessus de tous les peuples ; Jésus-Christ l’a choisi comme l’exécuteur spécial des volontés divines. » Et sept siècles plus tard, l’empereur Napoléon III vole encore au secours des États pontificaux, menacés par le projet de l’unité italienne et Monsieur Thiers offre à Pie IX le château de Pau comme refuge.
Mais l’expression « fille aînée de l’Église », on ne la trouve pas ! En fait, c’est le roi de France qui est regardé et qui se considère comme « le fils aîné », « le roi très chrétien ». Lorsque Charles VI vient, en 1389, visiter le Pape Clément VII en Avignon, celui-ci lui dit qu’en lui « comme au bras dextre de l’Église, et vrai champion et très chrétien, il a singulière fiance ». Au début du XVIe siècle, la célèbre rencontre de Bologne entre François Ier et Léon X, le 11 décembre 1515, nous est ainsi rapportée par le Chancelier du Prat : « Tandis que les autres rois et princes chrétiens ont l’habitude de témoigner au pape leur obéissance filiale par simple délégation, lui, François, est venu en personne jurer fidélité à Léon, comme le fils aîné à son père, le plus grand des rois au Souverain Pontife, le prince très chrétien au chef de la chrétienté. » Il est plus amusant de retrouver ce langage un siècle plus tard, quand il est appliqué à Henri IV, le premier et unique chanoine du Latran. Apprenant sa mort, le pape Paul V dit à l’ambassadeur Pierre de l’Estoile : « Ah, mon ami, vous avez perdu votre roi et votre bon maître, et moi, j’ai perdu mon bon fils aîné. »
Sans prétendre avoir suffisamment cherché, je dois avouer que je n’ai jamais trouvé cette expression avant le 14 février 1841. Elle vient sur les lèvres du P. Lacordaire dans son discours sur la vocation de la nation française, à Notre-Dame de Paris, pour l’inauguration de l’Ordre des Frères Prêcheurs en France. L’étonnant, c’est justement que nous sommes dans la monarchie de juillet. »
Pour en savoir plus
- Retrouvez l'intégralité du texte de la communication du cardinal Philippe Barbarin [sur le site de l'Académie des sciences morales et politiques
->http://www.asmp.fr/travaux/communications/2013_04_15_barbarin.htm]