Chance, Paul Geraldy et Adieux, Louise de Vilmorin
Chance
Et pourtant, nous pouvions ne jamais nous connaître!
Mon amour, imaginez-vous
tout ce que le Sort dû permettre
pour que l'on soit là, qu'on s'aime, et pour que ce soit nous?
Tu dis: «Nous étions nés l'un pour l'autre». Mais pense
à ce qu'il a dû falloir de chances, de concours,
de causes, de coïncidences,
pour réaliser ça, simplement, notre amour!
Songe qu'avant d'unir nos têtes vagabondes,
nous avons vécu seuls, séparés, égarés,
et que c'est long, le temps, et que c'est grand, le monde,
et que nous aurions pu ne pas nous rencontrer.
As-tu jamais pensé, ma jolie aventure,
aux dangers que courut notre pauvre bonheur
quand l'un vers l'autre, au fond de l'infinie nature,
mystérieusement gravitaient nos deux coeurs?
Sais-tu que cette course était bien incertaine
qui vers un soir nous conduisait,
et qu'un caprice, une migraine,
pouvaient nous écarter l'un de l'autre à jamais?
Je ne t'ai jamais dit cette chose inouïe:
lorsque je t'aperçus pour la première fois,
je ne vis pas d'abord que tu étais jolie.
Je pris à peine garde à toi.
Ton amie m'occupait bien plus, avec son rire.
C'est tard, très tard, que nos regards se sont croisés.
Songe, nous aurions pu ne pas savoir y lire,
et toi ne pas comprendre, et moi ne pas oser.
Où serions-nous ce soir si, ce soir-là, ta mère
t'avait reprise un peu plus tôt?
Et si tu n'avais pas rougi, sous les lumières,
quand je voulus t'aider à mettre ton manteau?
Car souviens-toi, ce furent là toutes les causes.
Un retard, un empêchement,
et rien n'aurait été du cher enivrement,
de l'exquise métamorphose!
Notre amour aurait pu ne jamais advenir !
Tu pourrais aujourd'hui n'être pas dans ma vie !...
Mon petit coeur, mon coeur, ma petite chérie,
je pense à cette maladie
dont vous avez failli mourir...
Paul Géraldy
Adieux
Les mots sont dits, les jeux sont faits
Toutes couleurs toutes mesures,
Le danger cueille son bouquet,
Aux falaises de l’aventure
Je ne reviendrai plus jamais.
Adieu chapeau de Capitaine
Adieu gais écheveaux du vent,
Astre du Nord, étoile vaine,
Un baiser est au firmament
Des jardins où je me promène.
Adieu bateaux au jour défaits,
L’heure attendue est bien venue,
L’amour me choisit mes secrets.
À la tour des peines perdues
Je ne monterai plus jamais.
Louise de Vilmorin, Le Sable du sablier, 1945