Joies sans causes, René-François Sully Prudhomme
On connaît toujours trop les causes de sa peine,
Mais on cherche parfois celles de son plaisir ;
Je m’éveille parfois l’âme toute sereine,
Sous un charme étranger que je ne peux saisir.
Un ciel rose envahit mon être et ma demeure,
J’aime tout l’univers, et, sans savoir pourquoi,
Je rayonne. Cela ne dure pas une heure,
Et je sens refluer les ténèbres en moi.
D’où viennent ces lueurs de joie instantanées,
Ces paradis ouverts qu’on ne fait qu’entrevoir,
Ces étoiles sans noms dans la nuit des années,
Qui filent en laissant le fond du cœur plus noir ?
Est-ce un avril ancien dont l’azur se rallume,
Printemps qui renaîtrait de la cendre des jours
Comme un feu mort jetant une clarté posthume ?
Est-ce un présage heureux des futures amours ?
Non. Ce mystérieux et rapide sillage
N’a rien du souvenir ni du pressentiment ;
C’est peut-être un bonheur égaré qui voyage
Et, se trompant de cœur, ne nous luit qu’un moment.
René-François Sully Prudhomme, Joies sans causes