Malraux : épidémiologie d’une légende.
Communication de l’écrivain Olivier Todd prononcée en séance publique devant l’Académie des sciences morales et politiques- le lundi 3 novembre 2003.
Voici le texte intégral de la communication d'Olivier Todd sur Malraux :
Malraux a été panthéonisé en novembre 1996. Au fronton du Panthéon, on peut lire : " Aux grands hommes, la patrie reconnaissante ". Au cours du travail que j'accomplissais sur Malraux, je suis allé voir Jacques Chirac, président de la République, pour lui demander pourquoi il avait panthéonisé Malraux. Dans une conversation à bâtons rompus, il m'a dit : " Pour moi Malraux est un grand homme, mais ça n'est pas un grand écrivain. " J'aurais plutôt tendance à penser le contraire. Malraux est sans doute un grand écrivain, mais je ne suis pas certain qu'il soit un véritable homme d'État, ne serait-ce que parce qu'il me semble, même si c'est très difficile de quantifier, qu'un grand homme doit pouvoir justifier d'un minimum de mensonges, de mythomanie et de mégalomanie.
Je ne voudrais pas donner l'impression que Malraux n'est rien à mes yeux, ni sur le plan de l'action, ni sur le plan littéraire. Il est beaucoup de choses. On peut rappeler qu'il a joué un certain rôle, même si l'on est amené à se poser des questions, en Espagne ; qu'il a, j'insiste sur ce point, été à la tête de la brigade Alsace-Lorraine après la résistance et qu'il l'a été beaucoup plus courageusement qu'on ne pourrait le croire. En tant que chef de corps, il a en effet eu les pires difficultés. Le général Monsabert lui-même a été obligé de demander au général de Lattre de Tassigny de bien vouloir fournir à ses troupes des chaussettes ainsi que des mitrailleuses. Il y a des côtés positifs chez Malraux, mais comme aujourd'hui je vais parler d'une légende, je vais surtout souligner les aspects négatifs. En tout cas, Malraux n'est pas que cela, même s'il est surtout cela, en particulier lorsqu'il s'agit d'une époque qu'on ne peut plus dire controversée maintenant, c'est-à-dire la résistance de Malraux.
Je pèse mes mots, il n'y a pas eu de résistance de Malraux, même si beaucoup de gens en France, dans tous les domaines et dans tous les partis, à l'extrême gauche et à l'extrême droite souvent, refusent de le croire et de l'admettre. L'une des pièces importantes du dossier figure au bureau Résistance aux archives historiques à Vincennes. L'ensemble des pièces, importées de province, reste aujourd'hui encore très difficilement accessible. Sur un état de services, Malraux écrit de sa main qu'il a été blessé plusieurs fois et il date son entrée dans la résistance de décembre 1940 à Toulouse !
En vérité, on le sait, Malraux a refusé pendant des années de participer à la résistance en disant : " Vous n'avez pas d'armes et vous n'avez pas de chars. " En fait, Malraux est arrivé en soi-disant résistance en décembre 1942 à Saint-Chamant. Il s'y est installé et a vécu une vie tout à fait normale. Le courrier arrivait à son nom, les cartes d'alimentation étaient à son nom. Il se comportait comme un citoyen français de Vichy. J'entends par là qu'il a monté la garde dans un transformateur à Saint-Chamant - contre d'éventuels résistants qui auraient pu le saboter. Malraux ne se cachait pas, tout le monde le connaissait et il y a encore à Saint-Chamant des témoins qui l'ont connu et qui se souviennent de ses goûts en matière d'alcool ou encore des légumes qu'il aimait. Il était très occupé, ce qui était parfaitement son droit, car il était en train d'écrire les 2600 pages de son ouvrage sur Lawrence d'Arabie. À chacun son occupation. Sartre n'était pas dans un char pour prendre la place de la Concorde ; Malraux n'était pas à Saint-Chamant pour faire de la résistance.
Ce qui est très intéressant, c'est qu'il allait sans arrêt à Paris, qu'il y voyait beaucoup de gens, qu'il se rendait chez Prunier, mais, comble d'astuce, il a même été une fois se réfugier chez Drieu. Comment la Gestapo aurait-elle pu aller le chercher chez Drieu ? Rentré à Saint-Chamant, il parle des contacts de qu'il a eus avec la Résistance. Aucun n'est avéré. Le dernier membre du Conseil National de la Résistance que j'ai rencontré, c'était Bourdais. Quand je lui ai demandé s'il était exact que Malraux avait été chargé par tout le CNR de représenter la Résistance là-bas, Bourdais m'a répondu : " Absolument pas, on ne l'a jamais vu. "
Il y a cependant une chose très curieuse. Il existe deux Malraux qui sont de vrais héros de la Résistance, ce sont ses frères Claude et Roland. Claude a été arrêté le 8 mars et Roland le 22 mars. Chose étrange, Malraux a écrit le 5 février 1945 à son ami intime Chevasson : " Je suis dans l'illégalité complète depuis mars 1944. " Malraux a très peu parlé de ses frères ; il ne les a pas fait décorer. Alors qu'il y a des espaces André Malraux, des places André Malraux, des collèges André Malraux, des bibliothèques André Malraux etc., il n'existe pas même une ruelle Claude et Roland Malraux, ce qui est très étonnant car il s'agit quand même de gens qui ont fait de la résistance pendant deux ans. L'un a sans doute été fusillé et l'autre a été bombardé par des avions anglais alors qu'il se trouvait sur un bateau hôpital au large de la Suède.
Il est intéressant de constater que Malraux entre vraiment, du moins verbalement, en résistance, selon lui-même, fin mars 1944, c'est-à-dire peu de temps avant la libération, mais surtout juste après avoir appris que ses deux frères avaient été tués. Il y a là un phénomène psychanalytique bien connu qui fait naître le remords chez les survivants. Malraux n'a-t-il pas essayé de se rattraper en devenant grand résistant ?
Malheureusement il n'a pas réussi. C'est une chose que de vouloir se battre, mais encore faut-il être accepté par la Résistance. Or Malraux n'a jamais été accepté par la Résistance, qu'il s'agisse de l'Armée Secrète, plutôt à droite, ou des FTP, plutôt à gauche. Ça n'a pas empêché Malraux de se montrer très courageux car il se promenait partout, en Dordogne, en Corrèze, dans le Lot en proclamant qu'il était le chef. Il inspectait, mais en fait il n'a jamais commandé qui que ce soit. Dans ses Antimémoires, il narre ses expéditions de parachutage, sa réception d'aviateur et aussi les trains qui ont explosé. Mais il n'y a pas eu de trains qui ont explosé. Au Musée de la Libération, il y a plusieurs documents où Malraux fait état de blessures qu'il n'a jamais eues.
Il se promène donc très courageusement et l'on peut dire qu'il a pris plus de risques en racontant partout qu'il était le chef qu'un malheureux du STO qui était caché dans les bois. Il avait beaucoup d'allure et on le regardait avec stupéfaction et fascination car il savait parler savamment de peinture, du Greco, du cinéma soviétique etc. La fascination de Malraux s'exerçait sur des gens très importants, sur Beauclair, sur Poirier et de nombreux membres du SOE (Special Operations Executive France), qui, eux, avaient affaire à de véritables résistants. Tout ont trouvé Malraux absolument charmant. Ils m'ont confié avoir été admiratifs devant son érudition, mais ils ont précisé que jamais ils ne lui auraient obéi. Malraux a eu de la chance, il a eu du culot, il a eu du courage, mais il n'a pas exercé de commandement.
Les Antimémoires sont pleines de bonne littérature qui n'est pas nécessairement de la bonne histoire. Malraux raconte superbement comment il a été arrêté le 22 juillet, ce qui est vrai, comment il a été blessé, comment on l'a presque exécuté. Même sa fille a toujours pensé qu'il s'agissait d'embellissements, comme aurait dit Chateaubriand. Ensuite, raconte Malraux, il aurait été transféré et mis en présence de deux généraux SS avec lesquels il aurait eu des conversations de très haute tenue. L'un des deux généraux, évoquant Churchill, se serait exclamé : " Je ne comprends pas pourquoi vous êtes avec cet ivrogne shakespearien. " Hélas, quand on se renseigne sur le général en question, on apprend qu'il ne parlait pas un mot de français. Il y a aussi des affirmations de Malraux selon lesquelles il aurait arrêté, presque à lui tout seul, avec quelques centaines de maquisards, la division Das Reich. Si l'on regarde les choses de près, on s'aperçoit que lorsqu'il l'a arrêtée dans ses mémoires, la division Da Reich était déjà sur le front de Normandie. Il y a aussi son arrivée à la prison Saint-Michel, qui est un formidable morceau d'anthologie. Proclamant qu'il est le colonel Berger, il refuse d'être soigné, après que les Allemands l'ont mis au lit, avec une bouteille de Bordeaux et des draps blancs, ce qui n'était pas le sort réservé à la plupart des résistants...
Il y a, dans le récit de Malraux, une foule de détails qui se révèlent tous faux après un bref examen. Cela n'enlève rien au courage de Malraux, qui a vraiment été arrêté. Mais là non plus, il ne peut pas s'empêcher de dire qu'il est monté sur la table et que tous les présents ont hurlé : " Berger au commandement ! " En réalité, c'est un journaliste qui était capitaine qui a été nommé au commandement. Tout cela se retrouve dans les archives et même des admirateurs de Malraux le racontent. Un autre document est particulièrement intéressant, il s'agit du dernier roman de Malraux, un fragment qui s'appelle Non. Dans ce roman, Malraux se remet en scène, mais très mal parce qu'il n'a absolument jamais connu la résistance. Malraux, héros du roman, arrive à Paris et on apprend que Max, c'est-à-dire Jean Moulin, vient de disparaître. Qui va prendre automatiquement la succession de Jean Moulin ? Bien sûr le colonel Berger !
Qui sont les responsables de la diffusion de la légende Malraux ? En premier lieu, Malraux lui-même, par ce qu'il a dit et surtout par ce qu'il a écrit, non seulement dans ses romans, mais également dans les papiers administratifs. Il n'y a aucun doute qu'il a trafiqué ses papiers. Est également responsable de la légende Malraux le général Jacquot, qui a mis Malraux en piste pour la brigade Alsace-Lorraine. Les deux hommes se sont défendus l'un l'autre et se sont donné des certificats de résistance l'un à l'autre. Les Anglais également ont aidé Malraux en lui conférant le Distinguished Service Order. Dans la citation anglaise, Malraux devient l'homme qui a organisé toute la résistance dans le sud-ouest !
Georges Pompidou fait également partie des responsables. Il a avalé toutes les couleuvres que Malraux servait, à commencer par son diplôme des langues orientales, qu'il n'a jamais eu. Il y a aussi le général De Gaulle qui a établi une liste de tous les chefs de région en France et fait la part belle à Malraux. De Gaulle n'était sans doute pas dupe, mais la raison d'État voulait en 1950 que Malraux soit un héros parfait. Il avait fait la brigade Alsace-Lorraine, il était Compagnon de la Libération et on lui a donné la Résistance en plus.
Des journalistes aussi, tel mon confrère Jean Lacouture, ont renforcé la légende en ne vérifiant pas leurs sources. En 1996, au moment de la panthéonisation de Malraux, Lacouture a écrit dans un article du Nouvel Observateur que Malraux avait été résistant et il lui a attribué de surcroît la victoire de l'aviation républicaine espagnole, allant jusqu'à écrire que l'escadrille de Malraux était la seule au service de la république espagnole ! D'autres, tel André Brincourt, ont encensé Malraux et caché certaines choses, par exemple que Malraux était un très grand dépressif et un alcoolique.
Dans les causes de l'épidémiologie, je dirais qu'il y a eu également une omerta politique de certains gaullistes et de certains communistes pendant la Résistance. Il fallait que des gaullistes et des communistes soient intronisés résistants et c'était du donnant-donnant.
On pourrait appliquer la méthode critique que j'ai utilisée pour la période de la " résistance " à d'autres péchés de Malraux : sa rencontre avec Mao en 1965 ; sa rencontre avec Nehru en 1958 ; sa rencontre avec Nixon en 1972, qui était une énorme plaisanterie, etc. A la fin de sa vie, Malraux a sans doute fini par croire que ce qu'il disait était vrai. Ainsi, lors d'une de ces dernières séances à l'Assemblée nationale, Malraux s'exclame, sous le regard pas dupe d'Edgar Faure : " Je disais à Staline... "
Pourquoi Malraux était-il ainsi ? D'où venait son penchant pour l'auto-héroïsation ? Les raisons sont multiples. Le père de Malraux était un petit mythomane qui se prétendait officier alors qu'il n'était qu'adjudant et qui se prétendait banquier alors qu'il n'était qu'un petit placier en bourse. Il y a donc une composante héréditaire. J'ai par ailleurs déjà parlé de son alcoolisme, de sa dépression. Il y avait chez Malraux un phénomène de compensation. Mais il y avait aussi un phénomène de confusion. Malraux avait fini par se convaincre que la littérature était la chose plus importante du monde et qu'elle comprenait la vie. En outre, il avait une conception très particulière de la vérité. À ma question : " Qu'est-ce que la vérité ? ", il avait un jour répandu avec un évident désintérêt : " Bah, c'est sans doute le vérifiable. ", puis il était parti.
Malraux a bénéficié de la complicité d'une partie de la presse et de la critique. Les journalistes ne se croient pas habilités à émettre des jugements littéraires et parallèlement les critiques littéraires ne veulent pas juger de l'histoire. Cela a contribué à l'émergence d'une double légende : la légende journalistique et la légende littéraire.
Une des raisons profondes, je crois, qui a motivé son attitude, c'est ce qu'il écrit au début de ces Anti-mémoires : " Il n'y a pas de grandes personnes. " Malraux lui-même n'est pas une grande personne. Il est resté toute sa vie un perpétuel adolescent confondant allègrement réalité et fiction.
Retrouvez ici ! le texte du débat ayant suivi la communication d'Olivier Todd sur André Malraux.
A propos d'Olivier Todd
Écrivain et journaliste, Olivier Todd est né le 19 juin 1929 à Neuilly-sur-Seine. Il est diplômé d'études supérieures d'anglais (Sorbonne), licencié et master of Arts en philosophie (Cambridge). Il a été professeur au Lycée International de Shape, Saint Germain en Laye, de 1956 à 1962, puis Assistant à l'École Normale Supérieure de Saint-Cloud de 1962 à 1964.
Olivier Todd a également été Grand reporter à France-Observateur de 1964 à 1969, et Rédacteur en chef adjoint au Nouvel Observateur de 1970 à 1977. Ensuite, il fut éditorialiste puis rédacteur en chef, adjoint au directeur de L'Express de 1977 à 1981.
Olivier Todd se consacre depuis à l'écriture, à l'abri de toute censure... Biographe remarqué de Camus et de Malraux, il s'affirme toutefois comme un romancier à la plume exquise. A cheval entre l'Angleterre et la France, entre l'actualité et la littérature, il exprime à travers ses œuvres des points de vue multiples, prônant la nuance et le sens de la dérision.
Ses ouvrages
- 1957, Une demi-campagne, Juillard
- 1960, La Traversée de la Manche, Juillard
- 1969, Des Trous dans le jardin, Juillard
- 1972, L'année du crabe, Laffont
- 1975, Les Canards de Ca Mao, Laffont
- 1977, La Marelle de Giscard, Laffont
- 1979, Portraits, A. Moreau
- 1981, Un fils rebelle - Prix Cazes, Grasset
- 1982, Un Cannibale très convenable, Grasset
- 1983, Une Légère gueule de bois, Grasset
- 1984, Jacques Brel, une vie, Laffont
- 1986, La Balade du chômeur, Grasset
- 1987, Cruel avril 1975, la chute de Saigon, Laffont
- 1989, La négociation, Grasset
- 1992, La Sanglière, Grasset
- 1996, Albert Camus, une vie - Prix du mémorial, Prix France Télévision, Gallimard
- 1998, Corrigez-moi si je me trompe, Nil
- 2001, André Malraux, une vie, Gallimard[[Rencontre avec Olivier Todd, à l'occasion de la parution de André Malraux]]