Gilbert Guillaume : le droit au juge, droit ou slogan ?
On a tous des droits, certes, mais, par une sorte d’inflation, on arrive à une multiplication complexe : le droit à exiger un "bon" juge, ou un "vrai" juge, le droit en tous cas de le saisir et même d’exiger un jugement suivi de l’exécution de celui-ci... Jusqu’où peut-on aller, quelles sont les limites, comment les droits français, européen et autres résolvent-ils la question ? C’est une réflexion sur ce thème que propose l’académicien Gilbert Guillaume qui fut juge à la Juge à la Cour internationale de justice et élu Président de cette juridiction.
Gilbert Guillaume pose d'abord un constat : "le développement de l’individualisme dans les sociétés occidentales a conduit à une multiplication des droits reconnus aux uns et aux autres. Aux droits civils et politiques proclamés par les Révolutions américaine et française, se sont ajoutés les droits économiques et sociaux nés de la révolution industrielle et de la pensée marxiste. Puis sont apparus les droits dits de troisième génération tendant à la préservation et à l’amélioration de la qualité de la vie. L’univers des droits de l’homme est devenu, comme l’univers lui-même, un monde en expansion accélérée dont les limites sont chaque jour repoussées par des textes foisonnants au prix de contradictions croissantes. Au droit à la vie pourrait demain s’ajouter le droit à la mort. Le droit à l’enfant est revendiqué en même temps que le droit à l’interruption volontaire de grossesse. Du droit aux soins on est passé sans crier gare au droit à la santé, du droit au travail au droit de travailler au pays natal et du droit de grève au droit au retrait. Le droit de chacun de « vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » a même trouvé sa place dans la constitution française qui a consacré à cet effet le principe de précaution.
"Proclamer des droits est aisé, en assurer le respect est plus difficile. Deux étapes sont en effet nécessaires à cet effet :
- Tout droit implique des obligations dont il convient en premier lieu de définir le bénéficiaire, le contenu et le redevable. Encore faut-il que ce dernier dispose des moyens matériels et financiers lui permettant de s’acquitter de ses obligations. Soucieux de contraindre la puissance publique à tenir ses promesses, les défenseurs des droits de l’homme en sont venus à forger le concept de droit opposable (ce qui paradoxalement pourrait impliquer que ceux qui ne sont pas qualifiés d’opposables ne créent aucune obligation juridique). Ainsi le droit à un « logement décent et indépendant » est-il devenu en France opposable aux collectivités publiques par loi du 5 mars 2007 .
- Mais une fois un droit proclamé et garanti, il convient d’en assurer le respect et, en cas de manquements, de sanctionner de tels manquements. C’est là qu’intervient le juge et par voie de conséquence un nouveau droit, le droit au juge...."
L'académicien abordera ensuite une réflexion sur la multiplication des recours : "La multiplication des recours au nom du droit au juge conduit en premier lieu à un encombrement des tribunaux. Pendant des décennies le législateur et le juge ont rendu plus aisée l’accès au prétoire et cette politique a réussi au-delà de toute espérance. En 2010, les tribunaux administratifs ont été saisis de 183.283 recours, les cours administratives d’appel de 27.774 et le Conseil d’Etat de 10.268. Un nombre comparable de décision a été rendu chaque année. Les juridictions civiles ont rendu plus de 2.600. 000 jugements en 2009 et les juridictions pénales près de 1.200.000. La Cour de cassation a rendu 28.386 arrêts en 2010. La Cour de justice de l’Union européenne a été saisie de plus de 600 requêtes et la Cour européenne des droits de l’homme a plus de 150.000 dossiers en souffrance, alors qu’elle juge au mieux 3.000 affaires par an. Dans certains cas, il devient difficile de rendre dans des délais raisonnables des jugements convenablement motivés. Le juge travaille à la chaine et le plaideur déçu est amené à se demander si l’accès à la justice qui lui a été libéralement reconnu n’est pas devenu illusoire".
Conclusion énoncée par l'intervenant : " Il existe un droit au juge ou plutôt un droit au recours : celui du citoyen à saisir le juge et d’en obtenir un jugement. Ce droit doit être garanti par l’Etat qui doit organiser de manière satisfaisante le service public de la justice.
Mais ce droit, comme tout droit a ses limites. Il ne saurait être transformé en slogan susceptible des pires abus.
En outre et surtout, le droit au juge ne saurait être érigé en absolu. N’oublions pas que le droit ne saurait régir l’ensemble des rapports sociaux. N’oublions pas davantage que le procès est un phénomène pathologique et même, comme le reconnaît la sagesse orientale, l’aveu d’un échec.
Le droit n’est pas une marchandise comme une autre et la justice n’est pas un service public comme un autre. Il convient d’en demeurer conscient si l’on veut que le droit au juge ne tue pas le droit au juge"...
Poursuivez, en détails et en profondeur, cette réflexion fondamentale, en écoutant la totalité de cette retransmission, ou en lisant l'intégralité de la communication sur le site de l'Académie des sciences morales et politiques. www.asmp.fr.
Quelques éléments biographiques :
Né en 1930, Gilbert Guillaume est licencié en droit de l’Université de Paris, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, diplômé de d’études supérieures d’économie politique et de science économique de l’Université de Paris, ancien élève de l'Ecole nationale d'administration d'où il sortit major de la promotion France-Afrique; Il fut ensuite, Conseiller d'Etat honoraire, et a notamment exercé les fonctions de Directeur des Affaires juridiques au ministère français des Affaires étrangères (1979-1987).
Depuis 1980, il est membre de la Cour permanente d'arbitrage et a été arbitre désigné par de nombreuses organisations (INTELSAT, OACI,...). Il est Président de la Commission de recours de l'Organisation européenne de télécommunication par satellite et conciliateur et arbitre de Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements.
Juge à la Cour internationale de justice de septembre 1987 à février 2005, M. Guillaume a été élu Président de cette juridiction le 6 février 2000 pour un mandat de trois ans.
Il a enseigné à l'Institut d'études politiques de Paris, à l'Institut des hautes études internationales de l'Université de Paris, à l'ENA, à l'Ecole nationale de l'aviation civile, à l'Ecole nationale des ponts et chaussées et à l'Institut international d'administration publique.
Il a été élu, le 5 mars 2007, à l'Académie des Sciences morales et politiques, dans la section la section "Législation, droit public et jurisprudence", au fauteuil n° 6 au fauteuil précédemment occupé par l'avocat Jean-Marc Varaut.
En savoir plus :
- Consultez la fiche de Gilbert Guillaume sur le site de l'Académie des Sciences morales et politiques http://www.asmp.fr/fiches_academiciens/guillaume.htm
A écouter également :
Ayant succédé à l'avocat Jean-Marc Varaut, Gilbert Guillaume lui a rendu hommage : Notice sur la vie et les travaux de Jean-Marc Varaut