Cournot, philosophe mathématicien : réflexions sur la réalité, le hasard et le nouveau statut de l’humanité
Antoine Augustin Cournot (Gray, 28 août 1801 - Paris, 30 mars 1877), mathématicien et philosophe, compte parmi les grandes figures de la philosophie des sciences. Bertrand Saint-Sernin, de l’Académie des sciences morales et politiques, nous présente ici ses principales œuvres, sa conception de la réalité, la place du hasard dans la nature et la question des rencontres fortuites, ainsi que sa théorie des révolutions scientifiques. Une émission aussi passionnante qu’un cours d’amphithéâtre !
Comme l’auteur du Timée, Cournot juge que les mathématiques nous aident à pénétrer les processus naturels et que ce succès s’obtient par une marche séculaire des idées et des événements ; il associe cosmologie et anthropologie dans le même discours ; il participe à la domestication du hasard par le calcul des probabilités ; enfin, reprenant le programme de Platon, il montre qu’une philosophie réaliste de la nature est possible. Il a du philosophe la conception du XVIIe siècle : un grand mathématicien qui contribue au progrès de la science et dont la curiosité embrasse la totalité de la nature et de l’histoire.
Nous évoquerons : 1) son réalisme ; 2) sa conception du hasard ; 3) sa théorie des révolutions scientifiques.
1. Le réalisme de Cournot
En 1851, dans Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, il s’interroge : un principe d’ordre inhérent à la science peut-il être aussi le principe d’ordre de la nature ? Répondre oui serait « affirmer que les conditions du développement artificiel de notre intelligence sont en parfaite harmonie avec celles de l’arrangement de l’univers ». Or comment la jonction entre « l’ordre logique » des sciences et l’ordre de la nature s’opère-t-i ?
En 1861, dans Traité de l’enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l’histoire, il note : « […] l’idée vraie a des rapports essentiels avec les choses qu’il s’agit de relier, et […] elle nous découvre l’ordre que la Nature y a mis ». « Dans l’étude des organes et des fonctions d’un animal, on distingue très-bien […] ce qui se construit sur les types des machines et des engins mécaniques, leviers, poulies, cordes, tuyaux, soupapes, etc., d’avec ce qui se rapporte à la production d’effets physiques et chimiques, tubes capillaires, lentilles réfringentes et leurs accessoires, cornets acoustiques, foyers de chaleur, cornues et récipients ». Cournot insiste : « Il faut tenir le plus grand compte de toutes ces indications que la Nature elle-même nous donne, et qui sont comme la pierre de touche et la contre-épreuve de nos systèmes scientifiques » (T, p. 137-138). Il conclut : « L’homme s’est rencontré avec la Nature, parce que cette rencontre tient au fond même et à la raison des choses » (T, p. 138).
Les Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps moderne, achevées en 1868 et publiées au début de l’année 1872, apportent des précisions sur le rôle de la chimie de synthèse dans la « rencontre » réussie de la science et de l’univers. On y lit : « Comparés aux physiciens, aux mécaniciens et aux géomètres, les chimistes nous paraissent les véritables inventeurs de l’art d’expérimenter » : or, seule l’expérimentation peut asseoir les liens que notre intelligence tente d’établir entre des opérations techniques et des processus naturels.
Expérimenter, c’est, en physiologie, tenter de découvrir la fonction – c’est-à-dire la finalité – d’un organe. Cette procédure risque d’introduire subrepticement des vues humaines dans l’observation de la vie animale. Pourtant, observe Cournot, Harvey y recourt : « Il avait trop étudié la nature vivante pour repousser systématiquement l’induction tirée du principe de finalité : bien au contraire, elle servait de point de départ à toutes ses expériences, mais dans des conditions si nettes que l’induction en acquérait une force irrésistible » (C, p. 194). De quelle induction s’agit-il ? De la démarche de l’esprit qui établit la ressemblance ou même l’identité entre les organes d’un être vivant et des machines construites par l’homme. Cournot donne en exemple les valvules des vaisseaux sanguins : ce sont « des soupapes, et à quoi peuvent servir des soupapes placées dans des canaux, sinon à permettre le mouvement du fluide dans un sens et à s’opposer au mouvement rétrograde ? Rien de plus simple et de mieux défini » (ibid.).
La seule interprétation possible de l’harmonie entre la science et les opérations naturelles est que notre esprit est capable de restituer fidèlement, au moins en partie, le cours des choses : « le système de nos sciences (mécanique, physique, chimie, etc.) est bien fondé sur des raisons naturelles, indépendantes des conceptions et des artifices de l’esprit humain » (C, p. 195). Toutefois, remarque Cournot, nous pénétrons mieux les opérations mécaniques de la nature que « le mode d’action de ce principe supérieur qui met en branle les fonctions de la vie, et qui se sert de tous les moyens, mécaniques, physiques, chimiques, pour arriver à ses fins » (ibid.).
De la nature, qui emploie les mêmes machines et les mêmes procédés que l’homme, nous avons appris, notamment en chimie, « le grand art de diriger les forces productives de la Nature dans le sens qui nous est le plus avantageux » (C, p. 278). Ainsi, la chimie organique ne diffère pas de la chimie minérale. De là vient la puissance de la synthèse chimique : non seulement elle reproduit par art ce que la nature a produit, mais elle crée « la prodigieuse multitude de corps » que la nature a « oublié de […] faire » (C, p. 362). La chimie de synthèse, en introduisant dans la nature des corps composés qui ne s’y trouvaient pas, témoigne que les mêmes opérations se font « aussi bien dans le grand laboratoire de la nature que dans nos laboratoires et nos ateliers » (C, p. 278).
C’est vrai non seulement de la chimie mais de la physiologie. Dans le Traité, on lit en effet : « Aussi la Nature réalise-t-elle dans l’économie de la vie végétative des organes analogues à nos appareils chimiques, et dans l’économie de la vie animale des organes analogues à nos engins mécaniques et à nos appareils de physique : preuve manifeste de l’harmonie essentielle, établie dès l’origine entre le plan général de la Nature et la constitution de notre intelligence, ou le système de nos idées et des assises scientifiques correspondant à nos idées » (T, p. 464).
Cournot estime avoir établi que nos idées peuvent restituer fidèlement les processus naturels. Cette conjecture a une « probabilité philosophique » très élevée, non une force démonstrative analogue à celle des démonstrations mathématiques : en effet, le critère de l’identité entre nos laboratoires et le laboratoire de la nature, c’est que nous puissions introduire dans la nature des corps fabriqués par art qui sont ou bien identiques à des corps naturels ou bien sans équivalents dans la nature. Le réalisme est un idéal pour la science tout entière ; mais il ne se concrétise pleinement que dans des régions limitées de la connaissance.
2. Place du hasard dans la nature
L’une des énigmes de l’histoire des sciences, c’est la lenteur avec laquelle la maîtrise mathématique du hasard s’est opérée : pourquoi ne s’est-elle amorcée qu’au milieu du XVIIe siècle et non dès l’Antiquité ? En effet, la saisie des règles des jeux de hasard et du duel ne paraît pas plus compliquée que l’étude des coniques, l’astronomie ou la construction géométrique des cinq polyèdres réguliers convexes inscriptibles dans la sphère !
L’obstacle a dû être plus métaphysique que mathématique. De fait, dans les Lois, Platon considère deux hypothèses relatives à la législation : 1) « jamais aucun homme ne fait aucune loi : les vicissitudes et les calamités de toute nature […] décident de toutes nos législations » (IV, 709 a) ; 2) « un dieu, la fortune et l’occasion », auxquels s’ajoute « le métier […] gouvernent toutes les affaires humaines » (IV, 709 b). Dans ces deux hypothèses, le hasard tient une place essentielle mais indéterminée.
C’est le choix de partir des jeux, où l’indétermination est balisée, qui permettra de créer la mathématique du hasard.
En effet, le hasard mathématisé s’introduit dans les jeux de hasard en 1654, dans un échange de lettres entre Pascal et Fermat ; puis dans des jeux opposant deux joueurs intelligents en 1713, dans un livre de Rémond de Montmort ; enfin dans la théorie du vote à partir de 1785 ; mais il ne gagne les sciences de la nature qu’avec la mécanique statistique d’une part, la réflexion sur la sélection naturelle, de l’autre, au cours des années 1860. Il faut donc en gros deux siècles pour que les mathématiques du hasard passent de la vie sociale (celle des jeux et des tribunaux) à la nature.
Pour Cournot, la mathématisation du hasard dans les sciences de la nature exige deux conditions : 1) que l’on mette en évidence l’existence de séries causales indépendantes ; 2) que l’on saisisse l’affinité entre l’infiniment petit et le hasard : « […] l’infiniment petit tient effectivement à la nature des choses… » (C, p. 177). Pour autant, Cournot ne pense pas avoir clarifié l’histoire des probabilités : il conclut son étude sur la révolution des mathématiques au XVIIe siècles par ces mots : « Le hasard historique tient une très grande place dans l’histoire de la théorie du hasard » (C, p. 184).
La réflexion sur le hasard fait surgir une question métaphysique : les rencontres fortuites expriment-elles un manque d’information, comme le pense Laplace, ou un trait constitutif de l’univers, comme le pense Cournot ?
Comme les théoriciens des probabilités s’accordent sur la partie proprement mathématique de leurs travaux, il ne s’agit pas d’une alternative mathématique mais d’une décision cosmologique. Y a-t-il ou non, dans la nature, des rencontres fortuites ?
Cournot répond que s’il existe dans l’univers deux systèmes isolables de lois déterministes, leur rencontre produit des événements imprévisibles. En 1875, dans Matérialisme, Vitalisme, Rationalisme, il esquisse un scénario cosmogonique du passage du désordre à l’ordre en appliquant la théorie newtonienne de la gravitation à des corpuscules qui se mouvraient en tous sens comme les atomes de Démocrite. C’est le moment où Boltzmann fonde la mécanique statistique.
En résumé, discerne-t-on, dans l’émergence des « mathématiques du hasard » (comme les qualifiait Pascal) l’inspiration du Timée ? Oui, dans la mesure où Platon nous invite à faire le pari que tout, dans le monde sensible, est saisissable par idées (Timée, 51 c), même si ce pari n’est pas appuyé par des évidences incontestables. Cournot, lui, est persuadé que la contingence fait partie de la constitution du réel. De ce fait, il y a une historicité des sciences.
Pour que des connaissances historiques prennent une « forme scientifique », d’ailleurs distincte de celle qu’a prise la mécanique rationnelle, il faut que le hasard et la causalité soient reliés. Cournot vit en un temps où, justement, le hasard, d’abord mathématisé dans le cadre des jeux, prend pied dans la cosmogonie physico-chimique et dans l’histoire de la vie.
La théorie du hasard que propose Cournot repose sur deux affirmations : il existe des séries causales indépendantes dans la nature ; ces séries peuvent confluer, produisant des événements qui héritent leurs propriétés de leurs origines différentes.
Le hasard n’est donc pas seulement le reflet de notre ignorance : la contingence fait partie de l’ordre naturel. Pour dire les choses autrement : Dieu ou, du moins, un « démon » analogue à celui de Laplace, verrait des événements contingents : « Une intelligence supérieure à l’homme ne différerait de l’homme à cet égard qu’en ce qu’elle se tromperait moins souvent que lui, ou même si l’on veut, ne se tromperait jamais dans l’usage de cette donnée de la raison » (E, p. 41). Le hasard serait à ses yeux une « donnée de la raison », il se concrétiserait « dans l’ordre des phénomènes, autant de lois de la nature, susceptibles à ce titre d’être constatées par l’expérience ou l’observation statistique » ; et ne constituerait pas une illusion que dissoudrait un savoir plus complet que le savoir humain.
La mécanique, la physique et la chimie, ainsi que la cosmogonie physique ayant pris la forme scientifique, l’intelligence humaine, dans leur cadre, est en mesure de concevoir le déroulement des processus naturels. En revanche, les conditions d’une approche scientifique de l’histoire des espèces ne sont pas encore réunies : on dispose d’une masse d’observations, mais on ne sait pas les subsumer sous des idées unificatrices. Or c’est cette unification du savoir qu’il faut réaliser. Si l’on adoptait l’hypothèse de Cuvier, selon laquelle les espèces vivantes ont été créées séparément et de façon indépendante, « pour les insectes seulement, il y aurait à inscrire dans le Code de la Nature plusieurs centaines de milliers de lois, et de lois qui ont plusieurs fois changé surnaturellement, c’est-à-dire extra-légalement, par une sorte de mesure révolutionnaire ou de coup d’État». Cournot juge cette conception erronée : il y a une histoire naturelle des êtres vivants ; et la biologie est appelée à revêtir le statut de science, même si ni Lamarck ni Darwin n’en ont trouvé le principe explicatif. Dès 1851, il note, à propos de l’origine des espèces : « Il ne s’agit pas ici d’un problème de métaphysique, comme de savoir si le monde est ou n’est pas éternel […] : il s’agit d’une question vraiment physique ou naturelle, portant sur des faits compris dans les limites du monde que nous touchons et des périodes de temps dont nous pouvons avoir, et dont nous avons en effet, des monuments subsistants » (E, p. 170).
3. Les révolutions scientifiques
Pourquoi Cournot juge-t-il la science capable non seulement de trouver les lois reliant mathématiquement les phénomènes, mais aussi de restituer la succession causale des événements ? Sur quoi fonde-t-il sa conviction que le rationalisme doit être un réalisme ? Comment concilie-t-il sa conviction que la science peut représenter fidèlement les processus naturels avec l’existence des « révolutions scientifiques » qui remodèlent nos idées de la nature ? Pourquoi, alors que la plupart des physiciens de son époque pensent que la mécanique de Newton est le modèle de ce que doit être une science de la nature, estime-t-il que Newton et ses grands successeurs français, tels Laplace et Lagrange, professent une philosophie de la nature dépassée ? Pourquoi, alors que Laplace associe les probabilités à l’ignorance, juge-t-il que le hasard reflète la structure de l’univers ? Pourquoi, entre la conception du monde organique de Cuvier et celle d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, de
Lamarck et, plus encore, de Darwim, opte-t-il en faveur du transformisme, tout en observant que l’histoire naturelle n’a pas encore acquis le statut de science ?
Pour Kant, une fois que l’esprit est mis sur la voie de la science, il n’est plus besoin d’autres « révolutions scientifiques ». Or, au XIXe siècle, il devient évident que la science a une histoire et que, au cours de son développement, des changements de structure, de conjectures, de modes d’observation et d’expérimentation se produisent. D’où l’idée que le développement des sciences se fait par des « révolutions scientifiques ».
- Le premier philosophe qui ait proposé une théorie des « révolutions scientifiques », c’est Cournot dans ses Considérations sur la marche des idées et des événements dans les temps modernes (1872).
Une « révolution scientifique », c’est la découverte d’une clé plus puissante que la clé jusque-là disponible pour décrire (et, si possible, expliquer) comment fonctionne la nature. Selon Cournot, la substitution du modèle astronomique de Copernic à celui de Ptolémée ne fut pas une complète « révolution » : en effet, les deux représentations du système solaire sont géométriques ; et elles ne fournissent aucune explication du mouvement des corps célestes. La vraie « révolution scientifique », par rapport à l’astronomie de Ptolémée et même de Copernic, est celle qu’opèrent Kepler, Galilée, Descartes et, surtout, Newton. Ce dernier fournit en effet une explication du mouvement des planètes autour du soleil. C’est la fondation de la dynamique qui constitue la révolution. Cependant, il se rend compte que la clé de la mécanique ne permet pas de pénétrer dans le domaine des liaisons chimiques : il pressent qu’il y aura certainement un jour une « révolution chimique ».
Il remarque aussi que, dans les années 1860, l’histoire naturelle n’a pas atteint un état scientifique : il loue Darwin, mais il estime que l’usage qu’il fait des probabilités n’est pas adéquat. Il pense donc qu’il y a une révolution probabiliste à venir en physique et dans les sciences de la vie. Il n’est pas relativiste car, selon lui, l’invention d’une clé nouvelle ne disqualifie pas la précédente : elle en conserve les résultats empiriques attestés.
Un tel rationalisme est un réalisme. Cournot ne croit pas, en effet, que la nature recèle des secrets à jamais soustraits à l’observation et à l’analyse. Il estime que l’esprit humain est capable, devant deux constructions logiques, de dire si l’une est une représentation fidèle des processus naturels et l’autre non. Il ne voit pas de raison pour que l’esprit de l’homme soit incapable de découvrir les enchaînements causals des processus naturels : non pas entièrement ni partout, bien sûr, mais en tout cas par endroits.
Conclusion
On peut tirer profit de son enseignement dans les domaines suivants :
- 1) Il constitue une philosophie de la nature réaliste ;
- 2) Son intuition que le hasard fait partie de la constitution du monde a été confirmée ;
- 3) Il a senti, l’un des premiers, que l’humanité a changé de statut : jusqu’ici, l’homme « avait à faire valoir un domaine, il a une mine à exploiter ». Compte tenu de « l’inextensibilité du support cosmique », on peut dès lors prévoir « sous quelle face nouvelle vont désormais se présenter les plus graves problèmes de l’économie sociale, ainsi que des conditions de la vie historique des peuples » (C, p. 422). En effet, les ressources de la Terre sont mesurées : la population du globe augmentant, il faudra concevoir d’autres façons de vivre. Pour caractériser ce changement de statut, Cournot emploie une formule frappante : « De roi de la Création qu’il était ou qu’il croyait être, l’homme est monté ou descendu (comme il plaira de l’entendre) au rôle de concessionnaire d’une planète » (C, p. 422) ;
- 4) Il ne pense pas que, dans l’histoire qu’il a à faire, l’homme avance en aveugle. En effet, « la marche des idées et des événements » est, dans une certaine mesure, intelligible, car elle est tributaire des « crises rénovatrices des sciences » (MVR, p. 211). Même si le passé ne nous apprend presque rien sur l’avenir, nous savons au moins qu’une dose d’imprévisible fait partie du destin des individus et des nations ;
- 5) D’où résulte, chez Cournot, une conception très moderne de l’action : pionnier de la théorie des jeux, il rapproche l’histoire, à la suite de Bossuet, des jeux de stratégie. De ce fait, il nous aide à comprendre que, quand nous essayons de penser l’avenir, nous devons imaginer des scénarios possibles, en sachant qu’il dépend des hommes que tel ou tel de ces scénarios se réalise ;
- 6) Mais, précise-t-il : « Quand le cours régulier des événements a réuni toutes les circonstances requises pour la maturité d’une grande crise, il semble que le Destin se plaise à s’aider encore du concours de quelque cause accidentelle » (C, p. 422). Il évoque l’exemple de la découverte des « placers, de tous ces énormes dépôts de roches aurifères » (ibid.). Au XXIe siècle, quelles « causes accidentelles » pourraient jouer un rôle équivalent aux placers ? Le stockage de l’électricité ? La création de variétés nouvelles grâce au génie biologique ? Une prise de conscience de l’unité interactive du genre humain ? Ou bien une idée que personne n’a encore conçue, sorte de « cygne noir » salvateur ?
- 7) Cournot achève les Considérations par une citation de Chateaubriand, tirée du Congrès de Vérone, § 50 : « Il faut se garder de prendre les idées révolutionnaires du temps pour les idées révolutionnaires des hommes ; l’essentiel est de distinguer la lente conspiration des âges, de la conspiration hâtive des intérêts et des systèmes. » Il croit que l’évolution de la vie se poursuit, non seulement dans l’ordre physico-chimique et biologique, mais aussi dans l’ordre humain : l’homme actuel n’est probablement pas une forme ultime ;
- 8) Ainsi, ni les individus ni les peuples ne disposent de modèles tout faits pour guider leur destinée : ils ont à découvrir, au sein du devenir, comme une lumière intérieure. Cournot, fidèle à l’inspiration du Timée, tente de faire tenir dans un discours continu ce qui a trait à l’univers et ce qui concerne l’homme. Il essaie d’éclairer rationnellement « la marche des idées et des événements » par une théorie des « révolutions scientifiques ». De la sorte, la source platonicienne ne relève pas de la préformation mais de l’épigenèse des idées : elle s’enrichit, creuse des lits nouveaux et, pourtant, une signature ancienne y reste déchiffrable.
Texte de Bertrand Saint-Sernin.
Ecoutez le présenter d'autres figures de la philosophie des sciences :
- Le Timée de Platon, présenté par le recteur Bertrand Saint Sernin, de l’Académie des sciences morales et politiques
- Basile de Césarée et Grégoire de Nysse, deux frères hommes de science et philosophes
Et parcourez :
« Cournot - le réalisme », par Bertrand Saint-Sernin, aux éditions Vrin