Les Leçons de l’Histoire internationale, par Georges-Henri Soutou, de l’Académie des sciences morales et politiques
Georges-Henri Soutou, historien spécialiste des relations internationales (on disait autrefois "diplomatiques"), a intitulé sa chronique régulière : "Les leçons de l’Histoire internationale". Il retourne ainsi sur un passé relativement récent, pour nous aider à prendre du recul dans les débats du présent. Et parce que depuis un an, on redécouvre quelque chose que les Européens avaient oublié : les États peuvent faire faillite, il aborde la question de la banqueroute d’État qui n’est pas une anomalie ni une exception rarissime ! On compte, en effet, plus de 300 faillites d’État depuis le le début du XVIII e siècle ! Voici un cours d’histoire économique, spécialement utile pour les étudiants et fort éclairant pour tous les autres !
"Et le sixième jour Dieu créa le débiteur », aimait à dire un grand banquier international des années 1920, Thomas Lamont, de la Réserve fédérale américaine, citant un pseudo proverbe roumain.
S’endetter est en effet le propre de l'Homme. Rembourser va contre sa nature la plus profonde. C’est d’ailleurs en soi une attitude parfaitement normale, voire saine. En effet, on peut démontrer mathématiquement qu’il vient un moment où il devient rigoureusement impossible de rembourser un capital accru régulièrement de ses intérêts composés, car il tend vers l’infini.
Bien entendu on ne pratique pas ainsi : le “service de la dette “ d’un État ou le plan de remboursement des dettes d’un débiteur privé prévoit, outre le versement des intérêts, un remboursement du capital, selon des échéances bien définies.
Mais globalement, pour les États, la remarque reste en gros valable, car il vient un moment où, s’ils perdent le contrôle de leurs finances, ils doivent emprunter pour assurer le service de la dette accumulée précédente.
Et l’Histoire nous apprend qu’il existe différents moyens pour les États de s’en sortir : banqueroute totale ou partielle (en France, la dernière en date fut celle que proclama le Directoire en 1798) ; manipulations du poids et du titre des monnaies (le système favori des Capétiens, du moins jusqu’à Louis XV et Louis XVI qui furent là exemplaires et ne touchèrent plus à la livre redéfinie en 1713 de façon extraordinairement durable : le “franc germinal” de Bonaparte renoua en effet, après la tourmente révolutionnaire, avec la livre de 1713, avec le même poids en métal précieux, et il devait rester stable jusqu’en 1914).
L’avatar moderne de ces manipulations est l’”euthanasie des rentiers” que constituent, selon Keynes, inflation et dévaluation.
Consolidation et amortissement
En même temps il y a des limites à ces procédés, car l’État qui se débarrasse aujourd’hui de tout ou partie de sa dette sera bien obligé de retrouver tôt ou tard des prêteurs ; il ne faut donc pas effaroucher ceux-ci au-delà du raisonnable.
Mais là, l’Europe de la bourgeoisie triomphante (qui avait gardé un très mauvais souvenir des banqueroutes et manipulations de l’Ancien Régime) inventa à la fin du XVIII e siècle le couple magique : “consolidation” et “amortissement”.
On admirera le choix des mots : la “consolidation”, on va le voir, est en fait le “partial default” du jargon actuel. Mais qui ne sent ce que ce mot comporte de positif, de rassurant, avec en plus une nuance d’absolution pour les erreurs du passé et de rédemption par l’effort et la vertu budgétaire et fiscale ? Alors que le “partial default” d’aujourd’hui est désespérant, et évoque la chute, le déshonneur?
De même pour “amortissement” : cela sonne mieux que “plan de rigueur” ou “programme du FMI”, c’est presque du cocooning budgétaire, même si cela revient (mais en partie seulement, on va le voir) au même, car cela exige du pays concerné rigueur et sacrifices.
Tout commence en France avec le Directoire
Le Directoire proclama une banqueroute des deux tiers, mais inscrivit le tiers restant de sa dette (dit “tiers consolidé”) sur le Grand Livre de la Dette publique.
Il fut incapable d’aller plus loin dans l’assainissement, qui fut repris et achevé par Bonaparte Premier Consul.
(Celui-ci réinscrivit dans le Grand Livre les deux tiers de la Dette publique sacrifiés par le Directoire, mais avec un abattement de 95% [[La meilleure description est encore celle d'Adolphe Thiers, Histoire du Consulat et de l'Empire, Paris, 1847, T. II,pp. 348 ss.]]
Mais, après la catastrophe des assignats et la banqueroute partielle, les porteurs s’estimaient heureux, malgré cette perte, d’avoir désormais un remboursement et un taux d’intérêt garantis, “consolidés” donc.
En outre une “caisse d’amortissement” créée à l’occasion avait pour tâche, avec des ressources propres clairement définies (tout ce qui n’avait pas encore été aliéné en matière de biens nationaux), d’assurer le service de la Dette en dehors des aléas budgétaires.
“Consolidation” et “amortissement” allaient de paire, l’un assurant la crédibilité de l’autre (d’autant plus que la création à la même époque du franc germinal faisait que le service de la rente serait effectué en vraie monnaie, pas en assignats ou bons divers).
L'assainissement et le retour de la confiance avec Poincaré
Assez comparable fut l’action de Poincaré, revenu à la présidence du Conseil en juillet 1926, en pleine tourmente financière et monétaire : il rééquilibra le budget, ce qui stoppa l’endettement rapide de l’État, et créa une Caisse d’amortissement, avec des ressources spéciales affectées de façon permanente, pour garantir le service de la dette existante, considérablement accrue depuis la guerre.
L’assainissement et le retour de la confiance se répercutèrent de façon favorable sur la tenue du franc face aux autres devises, et permirent sa stabilisation en 1928 (franc Poincaré).
L’autonomie de la Caisse fut inscrite spectaculairement dans la Constitution le 10 août 1926, par un vote des deux Chambres réunies à Versailles en Assemblée nationale (l'auditeur est prié de ne pas sourire ; il est autorisé néanmoins à constater qu’il ne s’agissait pas tant d’inscrire un principe de rigueur des finances publiques dans la Constitution, mais une institution chargée de le mettre en œuvre).
En contrepartie on supprimait les Bons du Trésor à court terme (trois mois), introduits pendant la guerre et appréciés des épargnants car très souples et rémunérateurs, mais qui pour l'État étaient coûteux, et dont le taux de renouvellement par les porteurs était imprévisible, ce qui représentait une épée de Damoclès pour les finances publiques.
Donc dans les deux cas on a assisté à la combinaison de trois séries de mesures:
- réduction ou au moins restructuration de la dette (avec une modification des délais de remboursement et des taux d’intérêt).
- assainissement des finances publiques.
- affectation de certaines des ressources ainsi dégagées au service de la dette.
En d’autres termes, en compensation de la perte d’une partie de leur créance, les porteurs de la dette bénéficiaient d’une sécurité garantie pour le reste.
Les mêmes principes s’appliquèrent plus tard au niveau international
En effet, il en fut de même à l'échelle internationale après que les États eurent perdu l’habitude de récupérer les créances de leurs ressortissants auprès des pays débiteurs récalcitrants à coups de canon.
l’Empire ottoman dut accepter, en échange d’une restructuration de sa dette, la création d’une Caisse de la Dette ottomane, sous contrôle des banques françaises et britanniques, chargée d’en garantir le service, et qui disposait de ressources affectées.
On procéda de même après 1919 avec l’Autriche ou la Bulgarie ruinées [].
Des accords internationaux, ici dans le cadre de la SDN, organisèrent un ensemble de mesures relativement équilibrées :
- restructuration de la dette
- affectation de ressources
- surveillance internationale
- prêts bancaires pour faciliter la phase de transition.
Bien entendu, tout cela était rude pour les pays concernés, cela comportait une certaine mise sous tutelle, mais cela fonctionna.
Les leçons des siècles passés et le XXI
e siècle
La mise sous tutelle des États en faillite n’a pas disparu de nos jours, elle ne se fait plus désormais par des consortiums bancaires privés, comme au XIX e siècle, elle se pratique sous l’égide du FMI, éventuellement en coopération avec l’Union européenne, comme on le voit dans le cas grec.
A tout prendre, vaut-il mieux être mis sous la tutelle impersonnelle d’organismes internationaux bureaucratiques, ou, comme au XIXe siècle, sous celle de groupes financiers privés qui avaient vocation à poursuivre ou reprendre leurs affaires dans les pays concernés, et qui donc ne pouvaient pas trop les pressurer ?
Une fois de plus, certes nous ne sommes plus au XIXe ni même au XXe siècle, mais la connaissance du passé peut aider à prendre du recul dans les débats du présent.
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