Amin Maalouf : Les désorientés, le roman d’un personnage qui lui ressemble

L’académicien explique son choix du thème de l’exil : "Ce qui est important c’est de rester ouvert à la vie"
Amin MAALOUF
Avec Amin MAALOUF de l’Académie française,

Amin Maalouf, de l’Académie française, dans le livre Les désorientés, dépeint les multiples sentiments de l’exil. Avec finesse et tolérance, il nous plonge dans l’histoire d’Adam qui retourne au pays du Levant après 30 années passées à l’étranger. Le choc du retour s’accompagne de l’envie de réunir tous les amis d’autrefois. Les identités meurtrières planent dans l’air... L’événement se fera-t-il aisément ?

Ce n'est pas une autobiographie, il le dit lui-même dans cette émission : «C'est un livre qui parle de ma jeunesse mais qui n'est pas autobiographique. Il raconte l'histoire d'un personnage qui me ressemble un peu mais pas totalement. L'univers dans lequel il évolue ressemble à mon univers. Le reste est transformé.» Le roman d'Amin Maalouf sorti en septembre 2012 chez Grasset n'en reste pas moins proche de la vie de l'auteur. L'ouvrage nous fait vivre et comprendre le rapport au vieux pays, celui que l’on a quitté à cause de la guerre ou «des événements», celui qui laisse tant de nostalgie, de souvenirs de jours heureux, de rancœurs aussi, de remords ou de regrets.




Tout commence par un coup de téléphone. L'épouse de Mourad appelle Adam qui vit en France depuis 30 ans, le personnage principal, pour l'informer que son ami va mourir. Ce dernier, parti de rien, est devenu riche d'une façon sale. Quelle attitude adopter ? Trop tard, Mourad décède peu après. Adam retourne au pays le cœur plein d'interrogations. Il veut organiser une réunion avec tous les anciens membres de la bande d’étudiants d'autrefois. Que sont-ils devenus ? Comment vont-ils réagir ? C’est là que se jouent les identités meurtrières, un thème déjà traité par Amin Maalouf dans un ouvrage du même titre.

Dans Les désorientés, il n’est jamais question du Liban mais du Levant, il n’est jamais question de guerre mais des «événements», des doubles sens qui cachent quelque chose : «C'est un moyen de se protéger de la réalité.» Parler de sujets intimes, surtout lorsque l'on a dû quitter sa terre natale, reste un exercice difficile : «J'aurais été très mal à l'aise d'en parler à la première personne dans une autobiographie. Je n'aime pas beaucoup parler de moi-même. J'ai plutôt tendance à être discret, parfois même secret.»

Il y a de la nostalgie dans ce livre, du remords et même du désespoir. Adam sait déjà que «le monde dont il a rêvé ne verra pas le jour. Il a rêvé d'un avenir pour son pays et il sait qu'il est plus que compromis. En même temps il n'a pas envie de le renier. Il est dans une situation inconfortable : le sentiment d'avoir trahi un pays, une maison, une famille en s'éloignant et en même temps s'il n'avait pas trahi le pays, il aurait trahi les principes parce qu'il se rend compte que ceux qui sont restés ont dû se compromettre au moment de la guerre.»

Nous devons à Amin Maalouf des titres à succès tels que Léon l’africain, Les identités meurtrières ou encore Le rocher de Tanios prix Goncourt 1993. Son écriture reste empreinte d’un grand humanisme et d’un certain devoir de mémoire. Il pose ici dans la cour de l’Institut de France à la sortie du studio de Canal Académie
© Clément Moutiez



Est-ce que tout va à sa perte ? Telle est la question. Ce qu'en pense Amin Maalouf ne laisse guère d'illusion... «A mes yeux, nous sommes dans une époque de régression. J'espérais que nous allions vers un monde où le progrès moral irait aussi vite que le progrès scientifique ; malheureusement ce n'est pas le cas. Le progrès moral va plus lentement et pas toujours dans la bonne direction. C'est vrai dans le monde entier et encore plus vrai dans la partie du monde d'où je viens. Quand je compare la qualité de coexistence d'aujourd'hui et celle d'il y a 40 ans, il est évident que nous n'avons pas beaucoup avancé. J'ai connu un monde où les gens venaient de partout, parlaient toutes les langues, se côtoyaient, étaient amis dans les mêmes quartiers, les mêmes immeubles, c'était le cas à Beyrouth, à Constantinople, à Alexandrie, à Sarajevo où vivait une coexistence harmonieuse. Aujourd’hui c'est impensable. Nous sommes à l'âge des identités meurtrières, des cités monocolores où les minorités sont partout marginalisées quand elles ne sont pas persécutées.»

Au fond le titre Les désorientés explique tout : quitter le vieux pays c’est se désorienter… Y revenir aussi car l'homme reste étranger en sa propre ville. «A partir du moment où l'on quitte le pays où l'on a vu le jour, on a le sentiment d'être invité dans le reste du monde. Pour certains, ce sentiment existe depuis toujours. Le mot "désorienté" est un très beau mot de la langue française. Cela signifie égaré et il y a le mot Orient à l'intérieur. On a un peu le sentiment que perdre l'Orient, c'est se perdre. Je crois qu'il y a quelque chose de très vrai dans l'histoire de l'humanité, je pense que cette partie que j'appelle le Levant, berceau des grandes civilisations de l'Antiquité, des principales religions monothéistes, qui reste perturbée et la source de nombreux conflits sanglants, désoriente le monde en quelque sorte.»

Mais alors comment espérer ? «Le salut vient de l'amitié et de l'amour. Il faut sortir les individus des groupes auxquels ils sont censés appartenir dès la naissance. Tisser des liens d'amour, d'amitié avec des gens qui viennent d'autres cultures, d'autres croyances, d'autres milieux. Ce qui est important, c'est de rester ouvert à la vie.»


Dans cette émission, notre invité nous fait partager quelques réflexions sur des questions existentielles, en voici quelques extraits :

Sur le retour au vieux pays...

- «Je pense qu'une personne qui revient à un pays après s'être éloignée au moment de la guerre n'a pas à se justifier. En même temps il y a une forme de modestie, d'humilité. Il faut éviter de donner des leçons à ceux qui sont restés.»

Sur la mondialisation

- «Je crois qu'un être humain n'est pas fait pour vivre sa vie entière à l'endroit où il est né. Il y a une légitimité de la migration».

Sur la religion

- «La religion n'est pas en elle-même en contradiction avec une morale mais parfois elle peut l'être. Quand les personnes se préoccupent essentiellement de l'illicite, de ce qui est autorisé par la loi céleste ou interdit, ils ne se posent plus vraiment la question de la valeur éthique d'une décision ou d'un acte. Que l'on soit croyant ou pas, on a besoin en plus d'une dimension éthique.»


Amin Maalouf dédie le livre Les désorientés à Jacqueline de Romilly, de l'Académie française. «Elle était une grande amie. J'ai eu l'occasion de lui parler de ce projet de livre et malheureusement elle a disparu avant que je le termine. Parfois elle me demandait de lui lire des passages ou des chapitres de mes écrits, des articles ou des textes de conférence. J'en garde un souvenir très ému.»

De loin ou de près, l'âme des enfants de tous les vieux pays se retrouveront dans cet ouvrage d'une sensibilité à fleur de peau. Il veut redonner l'audace de soulever des sujets lourds et douloureux, ceux qu'il est bien difficile d'aborder, unique chance pourtant de changer le pire en un peu de meilleur.


En savoir plus :

- Les émissions avec ou sur l'académicien Amin Maalouf


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