Chantal Delsol : "L’illettrisme et l’échec scolaire devraient nous interroger."
Avec son livre, La détresse du petit Pierre qui ne sait pas lire, l’académicienne Chantal Delsol remet en cause le système scolaire actuel. Professeur des universités, élue à l’Académie des sciences morales et politiques en 2007, elle constate le fonctionnement chaotique de l’Éducation nationale aujourd’hui. A contre-courant des idées reçues, elle dénonce à son tour l’illettrisme qui touche un Français sur cinq, selon le rapport de la Cour des comptes de mai 2010.
Chantal Delsol,de l'Académie des Sciences morales et politiques, est l'auteur de plusieurs ouvrages de philosophie, mais aussi d’essais, de romans traduits en 15 langues. S'exprimant régulièrement dans les tribunes du Figaro, elle publie aujourd'hui La détresse du petit Pierre qui ne sait pas lire aux Editions Plon, dans leur collection Tribune libre. Voici quelques extraits de l'entretien qu'elle a accordé à Canal Académie au micro de Virginia Crespeau.
Virginia Crespeau : Une première remarque, un premier sentiment que la lectrice de votre ouvrage que je suis exprime : le titre, « la détresse du petit Pierre qui ne sait pas lire ». L’avez-vous choisi vous-même ? Le mot détresse sonne fort, fait mal, suscite notre attention, notre compassion. « Petit Pierre » on trouve là une identité, une incarnation, il a un nom ce petit garçon en détresse. Ce titre ouvre déjà notre affect...
Chantal Delsol : Ce n’est pas moi qui ai choisi le titre, c’est l’éditeur. Ce qui est assez logique pour un livre de ce genre. Personnellement je n’avais pas choisi de titre du tout. Celui-ci me semblait un peu long mais pourquoi pas ? Pourquoi le petit Pierre ? Les Etats-Unis ont eu un très gros problème scolaire dans les années 50, et à cette époque là, il y avait une phrase qui traînait un peu partout : « le petit John ne sait pas lire ». D’ailleurs Hanna Harendt en a parlé dans son livre sur la culture. J’ai repris ce petit Pierre. Pour montrer que c’est le problème principal. Que tant d’enfants ne sachent pas lire déjà à un âge où ils le devraient, cela pose un problème majeur qui finalement rabaisse tous les autres problèmes.
V.C : Il est écrit en 4ème de couverture «c’est un livre qui devrait sonner l'hallali de toutes nos idées reçues, qui devrait nous engager dans la voie d’un libéralisme ordonné, dans la voie de l’autonomie véritable des établissements, dans la voie de l’université sélective et payante.». On constate à l’énoncé de ces réflexions, à quel point elles sont radicalement à l’opposé du système mis en place par Jules Ferry il y a plus d’un siècle, un système qui continue à soutenir idéologiquement notre enseignement scolaire en France aujourd’hui.
C.D : en revanche, cette 4ème de couverture c’est moi qui l’ai écrite, donc j’ai voulu que les lecteurs voient tout de suite que je vais à l’encontre de ce qui se fait, et même d’ailleurs de ce qui prétend se faire. Car on dit que l’on donne de l’autonomie mais ce n’est pas de l’autonomie, c’est de la déconcentration, me semble-t-il. Pourquoi faut-il renverser les idées reçues ? Parce que précisément nous sortons de toute une période idéologique, mais ce qui est très grave c’est que la période idéologique ayant cessé, l’idéologie a été remplacée non pas par du réalisme mais par un corporatisme. Très souvent lorsque l’idéologie cesse, elle est remplacée par quelque chose d’assez terrible qui n’est pas pire que l’idéologie mais tout aussi mauvais, la défense des groupes particuliers ; en Union soviétique lorsque l’idéologie a cessé d’exister, elle a été remplacée par du corporatisme. Eh bien là, c’est pareil ! Les enseignants quand ils défendent leur bifteck, font du corporatisme, maintenant ils ne font plus du socialisme à outrance, ou du communisme ou du maoïsme. Donc, je pense que c’est cela qu’il faut bousculer et braquer nos yeux sur le problème du petit Pierre et non pas sur les problèmes des corporatismes.
V.C : page 18 vous assénez une réalité : un Français sur cinq ne sait pas lire. Tel est le rapport de la Cour des comptes de mai 2010 ; et ce Français là a de grandes chances de ne jamais savoir lire. Chaque année, un enfant sur trois entre en 6ème en ignorant les bases de la lecture, de l’écriture, du calcul. Et votre collègue à l’Académie française Erik Orsena écrit :« A 10 ans on a donc déjà fabriqué un exclus ».
C.D : Quelqu’un qui ne sait pas lire dans une société comme la nôtre, est un exclus. Vous imaginez le nombre de papiers que l’on doit renseigner tous les jours quand on veut se faire soigner, s’assurer, prendre une voiture. Quelqu’un qui ne sait pas lire est exclu et humilié en permanence, c’est gravissime.
V.C : Voici quelques mots de votre conclusion : « Difficile de trouver incohérence plus sournoise » ; on sent dans vos paroles, dans votre attitude, tout ce qui en vous s'est mis en marche pour rédiger ce livre, cette indignation que vous souhaitez présenter pour qu’enfin les choses bougent. Je vous cite : « On rend ignares ceux qu’on voulait élever, on fait accéder à l’incivilité ceux que l’on destinait à l’apprentissage de la décence commune. Ce paradoxe des conséquences survient chaque fois que se déploie un fantasme de perfection quelle qu’en soit la teneur. Mais enfin que le monde périsse pourvu qu’existe le discours égalitaire ! les faibles paient l’addition. » Alors revenons à Jules Ferry avec cette notion d’égalité des chances.
C.D : Le discours égalitaire de la république de Jules Ferry était un discours "soft" : que les enfants aient tous les mêmes chances et possibilités d’apprendre, quel que soit le niveau social ou la fortune de leurs parents, qu’ils aient tous les mêmes livres et de très bons professeurs. Il est bien difficile de ne pas être d’accord avec cela. Mais on a dépassé de très loin l’égalité des chances souhaitée par Jules Ferry, depuis le milieu du 20e siècle. On est dans un système d’égalité des situations qui consiste à dire qu’il n y a pas de raisons pour que certains enfants soient meilleurs que d’autres, plus méritants que d’autres, moins paresseux que d’autres, aient de meilleures notes parce qu’ils ont mieux travaillé. D’où la difficulté de mettre des notes, le refus des classes de niveau, le refus de la sélection. Et là, on est dans un tout autre système que l’égalité des chances de Jules Ferry. Alors évidemment de façon savante, on essaie de mêler les deux. C’est de bonne guerre. Quand on veut défendre le système de l’égalité des positions idéologiques, on dit que c’est de l’égalité des chances. Mais cela n’a rien à voir. Donc nous avons -pour ne prendre qu'un seul exemple- un refus de faire des classes de niveau, il ne faut surtout pas qu’on voit qu’il y ait des enfants dans une classe A et d'autres dans une classe D ou E c'est-à-dire dans une moins bonne ou une très mauvaise. On mélange tout, on laisse se diffuser un flou savant sur le niveau des élèves. Et finalement ce sont les élèves qui en pâtissent.
V.C : C’est pourquoi vous consacrez de nombreuses pages de votre ouvrage à valoriser davantage la notion de solidarité que celle d’égalité.
C.D : Oui car on a tendance à mélanger savamment l’égalité et la solidarité en faisant croire que c’est la même chose. Mais c’est précisément très différent. On n’est pas obligé d’égaliser les positions, on peut très bien organiser une forme de solidarité qui consiste à prêter secours à ceux qui ont du mal, qui n’y arrivent pas ou même qui sont paresseux, c'est-à-dire donner des meilleurs profs par exemple à ceux qui ont le plus de problèmes. L’aberration consiste précisément à envoyer les meilleurs profs à Henri IV et les tous jeunes profs dans les banlieues alors qu’il vaudrait mieux donner les meilleurs profs dans les banlieues, mais pour cela il faudrait pouvoir les payer plus cher. Or comme le système est égalitaire.
V.C : Vous osez le mot propagande. Notre système éducatif transmettrait une propagande. De quelle propagande s’agit-il ?
C.D : Ce sont les idées du temps qui sont diffusées prioritairement ou uniquement de façon monopolistique. Pourquoi ? Parce que si l’Etat est le seul en charge de la diffusion d’un certain nombre d’idées, d’instructions et même d’éducation, il est clair qu'il prend parti. Il y a 20 ans, c’était le marxisme. Aujourd’hui ce n’est plus le cas et on ne peut que s’en féliciter. Mais maintenant on va être obligés de faire des compositions sur le gender ! Les gens qui ont voix au chapitre ont décidé que le gender fait partie de l’instruction et nos enfants n’auront pas le choix. C’est ce que j’appelle de la propagande.
V.C : Quand vous revenez sur les grandes étapes de notre enseignement en France, donc l’école républicaine d’avant-guerre, vous dites « elle employait des méthodes unificatrices, réalisait l’égalité des conditions, prônait la laïcité, mais elle considérait l’enfant comme on l’a toujours fait, un être pas fini, à construire avec humilité, patience.» Mais vous soulignez que tout a changé dans les années 60. Parlez-nous de ce changement, de cette minorité d’intellectuels, de théoriciens pédagogues pour lesquels vous avez la dent un peu dure.
C.D : C’est ce qu’on a appelé le pédagogisme qui est d’ailleurs en train de s’éteindre, mais qui a fait des dégâts absolument énormes. Je pense que c’était une suite des idéologies marxistes. On considérait que l’enfant était un peu L’enfant sauvage de Rousseau, il était parfait et n’avait pas besoin d’apprendre à être autonome, ou d’apprendre la discipline, il était pur, il fallait surtout l’écouter et l’accompagner. Ce que je dis là est un peu simple, grossi dans les traits bien sûr.
V.C : Mais soutenu encore par un certain nombre de scientifiques !
C.D : Oui, il reste encore quelques voix pour défendre cette conception. En tous cas, elle est le sujet d’une littérature qui a fait florès dans les IUFM. Il y a énormément d’enfants qui ne savent pas lire à cause de cette conception. On fait de la linguistique en CM1 et on est obligé de faire de l’orthographe à l’université. A l’université, je vois arriver des bac plus 4 qui ne maîtrisent absolument pas l’orthographe. Pour faire simple c’était de la prétention soixante-huitarde.
V.C : Pour vous l’enfant possède une compréhension encore simple. C’est par l’apprentissage du simple qu’on le mènera peu à peu aux notions complexes. Il n’est pas encore doté de toutes les capacités des adultes et soumis à un apprentissage inversé il se noie.
C.D : Oui ça paraît l’évidence de dire que l’enfant doit commencer par apprendre les choses simples, la discipline, la volonté, l’attention. Ça paraît tellement évident qu’on ne comprend pas bien comment on a pu s’écarter de cette évidence.
V.C : Quelles sont les solutions ? On a parlé de cette égalité des chances sur laquelle vous ne reveniez pas. L’égalité de tous devant un tel fatras !
C.D : Sauf qu’il y a la question des grandes écoles. Parce qu’il n y a pas d’égalité. On vit dans un pays où il y a un système égalitaire pour 90% des jeunes et puis pour un petit nombre il y a un système très sélectif. Ce qui est une gifle infligée aux autres.
V.C : « On devient enseignant, écrivez-vous, parce qu’on sait et non parce que l’on aime enseigner ».
C.D : C’est un autre problème. C’est le problème des concours. Les enseignants ne sont choisis que parce qu’ils ont réussi le concours et il n y a pas la question de la vocation. Et donc très souvent on a des gens qui deviennent enseignants parce qu’ils aiment l’histoire ou la littérature mais pas parce qu’ils aiment les enfants.
V.C : On faisait tout à l’heure la comparaison au niveau de l’université avec ce qui se passe aux États-Unis, le système universitaire français par rapport au système universitaire américain, vers lequel vous souhaiteriez que tendent nos institutions.
C.D : Le système américain est beaucoup plus complexe qu’on
croit, il est un enfant de l’histoire comme tous les systèmes. Ce que je souhaiterais pour ma part c’est que les universités soient véritablement autonomes. A mon avis elles ne le sont pas. Cela veut dire pouvoir choisir ses profs, ce qui n’est absolument pas le cas, surtout pour les écoles. L’autonomie signifierait que les études seraient payantes, mais il pourrait y avoir des bourses pour ceux qui en ont besoin. Ce serait important pour sortir l’université de ce côté « foutoir ». Il faudrait responsabiliser les gens et changer le système qui dépérit complètement.
V.C : Vous dites : «il faut voir cette autonomie comme un intermédiaire maintenant entre la centralisation traditionnelle et le libéralisme anarchique.»
C.D : Oui, car ce serait tout à fait malhonnête de dire que quelqu’un qui demande l’autonomie des établissements est pour le libéralisme sauvage. Ce n’est pas ça. Je demande un système ordonné, régulé par l’état, dans lequel les gens soient responsables.
V.C : Et l’état français pourrait se donner les moyens de ces nouvelles universités car vous dites l’argent nous l’avons mais nous le gaspillons.
C.D : Oui nous sommes tous témoins. De façon absolument incroyable ! Le gaspillage ne vient pas des salariés. Mais quand vous êtes dans un système où le 1er novembre on vous dit que vous avez plusieurs dizaines de milliers d’euros à dépenser dans les quinze jours et que si vous les dépensez pas vous en aurez moins l’année d’après eh bien vous achetez n’importe quoi. Et tous les départements universitaires font ça.
V.C : Sur la page finale de votre livre La détresse du petit Pierre qui ne sait pas lire, paru chez Plon, vous écrivez : «l’imagination des solutions ne nous manque pas, nous savons parfaitement ce qu’il faut faire mais une partie d’entre nous s’y oppose pour des raisons idéologiques ou corporatistes et une autre partie d’entre nous n’a pas le courage d’affronter les premiers.» Alors ce petit Pierre est là et c’est lui qui reçoit toutes ces choses non abouties!
C.D : Tout le problème c’est que les gens qui pourraient décider, changer le système sont des gens dont l’enfant ne sera jamais un petit Pierre, lui il est privilégié, il va dans les bonnes écoles, il a l’information et lui c’est un bon élève. C’est honteux.
V.C : Vous êtes philosophe, vous n’avez ni le pouvoir législatif ni le pouvoir exécutif, n’est-ce pas terriblement usant de lancer des messages comme des bouteilles à la mer ?
C.D : Cela fait partie de notre métier. On essaie de comprendre ce qui se passe, on fait des analyses. Mais effectivement il ne faut pas mélanger les rôles, je ne pourrais pas faire de la politique. Le pouvoir législatif ne suffit pas non plus. Je pense qu’il faut commencer par convaincre la société et nos concitoyens.
Extraits du livre La détresse du petit Pierre qui ne sait pas lire, aux éditions Plon:
- Chapitre Les enseignants:
«Le temps est complètement fini de la complicité entre maître et élève, complicité rendue autrefois possible par un niveau minimum et le désir du savoir.» p. 122
- Chapitre Liberté pour l'école:
«Il existe en France aujourd'hui 450 écoles privées hors contrat, dont des écoles juives, protestantes, bilingues, à pédagogie spécifique, autogérées, etc. Craint-on que davantage d'autonomie permette d'ouvrir des écoles coraniques, fondamentalistes de tous bords, voire sectaires ? L’État possède tous les moyens pour contrôler et empêcher les excès. Une école autonome, encore une fois, ne sera pas indépendante. Elle sera tenue de respecter les lois de la République comme toute institution, et surtout comme toute institution financée par l’État.» p.155
«Les pays occidentaux ont compris que devant une société nouvelle, marquée par la diversité, tant en raison de l'individualisme que du multiculturalisme, un système unique imposant à tous des règles semblables ne peut qu'engendrer des catastrophes.» p.158
- Chapitre L'université :
«La France pourrait établir un régime mixte ou de transition, qui consisterait, par exemple, à allouer à chaque étudiant un crédit d'études de trois ans, valable à tout moment de la vie, sorte de chèque-université, au-delà duquel les années universitaires seraient payantes. On imagine facilement à quel point les redoublements se feraient plus rares. Si une organisation sociale n'incite pas à la responsabilité, il est trop tentant de devenir irresponsable.» p. 173
- Chapitre Un enfant inventé :
«L'enfant n'est pas tel que le disent les théoriciens pédagogues. Il est encore irresponsable, et on ne lui apprendra aucune autonomie, aucune responsabilité, sans autorité.» p.28
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