Conception de la justice : les débats entre François Mauriac et Albert Camus
François Mauriac, de l’Académie française, et Albert Camus furent non seulement des hommes de lettres admirables mais aussi les défenseurs des causes les plus nobles. Cependant, s’ils partageaient un amour commun pour la justice, la conception qu’ils en avaient n’était pas la même. Rapahel Draï revient, au micro de Damien Le Guay, sur les débats nés de cette opposition.
En 1944, au moment des règlements de comptes et de l’épuration, un débat s’instaure, par journaux interposés, entre le débutant Albert Camus (31 ans, auteur d’un seul livre : L’étranger) et l’homme de lettres plus que confirmé, François Mauriac (59 ans), au sujet de la justice, de son sens, de son ancrage et surtout de son application. Ce débat reprendra, dix ans plus tard, au sujet des révoltes au Maghreb et de l’Algérie.
Nous recevons, pour nous en parler, Raphael Draï qui vient de faire paraître une contribution sur ce sujet : Camus et Mauriac, quelle justice ? (dans Albert Camus, du refus au consentement, Puf, 2011, sous la direction de Jean-François Mattei). Ajoutons qu’il est professeur émérite de l’université d’Aix-en-Provence, engagé dans le dialogue des cultures et des religions et concerné par ces débats pour avoir été, enfant, déchu de la nationalité française par la législation antisémite de Vichy et, en 1961, comme un million d’autres français, quitté l’Algérie pour la métropole.
En 1944, la France est libérée. Elle doit aussi exorciser ses peurs et régler ses comptes avec ceux qui ont collaboré. Jusqu’où aller dans la justice ? Mauriac, plus indulgent, soucieux de pardon, dénommé alors le « Saint-François des assises », pense, avec prudence, qu’il ne faut pas que les circonstances viennent peser sur la justice au point d’en corrompre l’esprit. Pour Camus, il faut que la justice se raidisse pour tenir compte des crimes personnels et de ceux faits à la France : « l’erreur n’est qu’un crime » finit-il par dire. Mauriac met en avant, une accointance secrète entre la justice et « la loi de la charité » - loi chrétienne. Quant à Camus, agnostique, soucieux d’une réconciliation entre justice et liberté, il insiste pour solder les comptes ici et maintenant.
La position de Mauriac sera celle du général de Gaulle et donc du gouvernement en place. Ajoutons que le débat entre ces deux hommes est exemplaire de tenue morale, de hauteur de vue et de respect de l’interlocuteur. Il illustre parfaitement leur sens de la démocratie – régime de modestie et de dialogue pensait Albert Camus - en des temps ou les certitudes inoxydables fleurissaient un peu partout. À la fin, Camus finira par reconnaître que Mauriac avait raison et lui tord.
Après son prix Nobel de 1952, Mauriac s’engage pour l’indépendance du Maghreb et, en tout premier lieu, du Maroc. Le 13 janvier 1953, il publie un article, dans le Figaro, où il s’oppose à la politique française dans ces pays-là et s’en prend au « racisme né du lucre et de la peur qui enfante des crimes collectifs ». Stupeur dans son camp ! Scandale à droite ! Sentiment d’une trahison. Mauriac pense contre lui-même pour être certain du caractère inéluctable de l’indépendance du Maghreb et de la nécessité, ainsi, de préserver les positions chrétiennes en terre d’Islam. Camus, lui, fils de la terre d’Algérie, cherchera, au moment de la guerre qui ensanglante sa terre natale, à trouver une position délicate et ô combien inconfortable, loin des extrémismes des deux camps. Il faut, pense-t-il reconnaître les injustices de part et d’autres.
Tous les deux, à ce moment là, seront jugés traîtres à leur camp supposé. Bel exemple, dans ce dialogue, de la justice. Et comme le dit Raphael Draï, il nous faut avoir ici une écoute stéréophonique.
Damien Le Guay
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- Et consultez la biographie de François Mauriac sur le site de l'Académie française.