Erik Orsenna : pour apprendre la langue française, il faut articuler savoir et plaisir
Le quatrième volume de la série à succès d’Erik Orsenna sur la langue française, Et si on dansait ? lui fournit l’occasion de revenir sur l’ensemble de ses contes, sur son expérience de conseiller culturel à l’Élysée et sur sa grande amitié avec le poète Senghor. Il se dévoile avec humour et simplicité, se montrant généreux en anecdotes et fidèle à son grand principe : celui d’articuler savoir et plaisir. Une fois encore, Erik Orsenna, de l’Académie française, nous offre un superbe hommage à la langue française.
L’idée du premier volume de cette série, rappelle Erik Orsenna, lui est née d’un mélange de « surprise et de colère », partagé avec certains de ses amis : le juriste George Vedel ou l’ancien directeur général de la Bibliothèque nationale François Stasse. Ils ne comprenaient plus les questions posées à l’école à leurs enfants, dans un exercice désormais appelé « observation réfléchie de la langue », comme si le terme même de « grammaire » faisait peur. Lui et ses amis avaient formé une sorte de « club », ajoute-t-il avec humour. Pour y demeurer, aucun d’entre eux ne devait jamais obtenir la moyenne aux devoirs de français d’un de leurs enfants qu’ils auraient faits. Ce à quoi ils parvinrent sans peine !
C’est donc en réaction à cette « technicisation » de la langue et à cette intrusion « asséchante » et trop précoce de la linguistique dans l’enseignement du français, qu’Erik Orsenna décida d’écrire son premier conte en hommage à la grammaire, véritable « république entre les mots ».
De La grammaire est une chanson douce à Et si on dansait?
A son grand étonnement, le succès de ce premier ouvrage fut immédiat, se communiquant de grands-parents dubitatifs face au nouvel enseignement du français, à leurs petits-enfants puis des enfants à leurs enseignants. Ces derniers se servirent bientôt du livre, non comme d’un manuel mais comme d’un ouvrage d’accompagnement, « méthode d’apprivoisement » de la grammaire. Et s’il est une chose dont Erik Orsenna soit fier, -et qu’il désigne du reste comme la plus grande satisfaction de sa carrière, c’est bien d’avoir amélioré le rapport à la langue de dizaine de milliers de jeunes.
Ainsi, le quatrième volet de la série n’était nullement en germe à la parution du premier. Mais au premier élan de colère s’est surajouté son immense amour pour les contes, explique l’académicien : sa mère lui en inventait lorsqu’il était petit, il adore les fables de Calvino, les nouvelles philosophiques de Borges, celles de Tchekhov ou de Kafka et place les contes de Voltaire au zénith de la littérature. Dans sa jeunesse, il abandonne ses études de philosophie, faute d’un esprit de système et malgré l’enseignement de professeurs d’exception - Jankélévitch, Deleuze, Raymond Aaron et Robert Misrahi -, pour leur préférer la philosophie plus facile d’accès et plus concrète des contes.
Conteur à son tour, il évoque un exercice aussi passionnant que difficile, contrôlé de bout en bout par le regard de l’enfant : chacun de ses contes fut soumis au jugement, parfois très critique, d’un petit nombre d’enfants et retravaillé jusqu’à l’obtention du parfait équilibre entre l’imaginaire et le réel, dont la fable ne doit jamais trop s’éloigner.
De Jeanne, l’héroïne, à Erik…. et d’Erik à Tom, le frère de Jeanne
Dans Et si on dansait ? , Jeanne met sa plume au service des autres, et notamment d’un homme politique qui, n’étant encore que candidat, n’est « pas encore pourri par l’orgueil » (p.47). Elle connaît le mode d’emploi : sitôt sa mission terminée, elle « pose son crayon ou sa plume » laissant le client « croire au miracle qu’il a tout écrit sans aucune aide.» Erik Orsenna a financé la fin de ses études « en étant nègre, explique-t-il, c’est-à-dire en écrivant des livres signés par d’autres », pratique très formatrice et qu’il ne condamne nullement « car certains hommes ont des vies formidables mais pas de mots pour les dire » et inversement.
En 1983, il est le conseiller culturel de François Mitterrand et ébauche pour lui un certain nombre de discours. Dans le conte, il ne fait allusion à aucun président en particulier, dénonçant seulement, par allusions, l’utilisation que les hommes politiques font des écrivains. « Au moment des élections ils vous font les yeux doux pour que vous entriez dans leur comité de soutien […] puis ils vous jettent » ou alors, « ils vous proposent un poste » et se trouvent « sidérés » que vous refusiez, persuadés qu’ils sont que la vie « n’existe pas en dehors du pouvoir ». Mais il n’y a pas que les présidents, précise-t-il : de la même façon, le grand homme dont un écrivain écrit la vie finit par lui en vouloir car il a su faire ce qu’il aurait voulu savoir faire lui-même.
Nous n’en saurons pas plus sur ce point. En revanche, lorsque le président du conte s’éprend d’une reine Pakistanaise, demandant à Jeanne de lui écrire des lettres d’amour, il s’agit bien d’une allusion à la fascination de Mitterrand pour Benazir Bhutto, à son retour du Pakistan.
De même, si le conte évoque « la baguette magique du pouvoir » qui change aussitôt « les rêves en réalité », ce n’est pas sans un clin d’œil d’Erik Orsenna à sa propre expérience auprès des hommes politiques, notamment au sein du Conseil d’État.
« L’apprentissage du pouvoir est formidable », dit-il ; Il évoque ce « mur de courtisans » qui font « écran à la rumeur » et coupe les hommes politiques de la réalité.
Erik Orsenna a d’ailleurs le projet d’écrire un « dictionnaire de la flatterie », se souvenant des louanges intéressées et grotesques, adressées à François Mitterrand ou à lui-même. Quant à lui, il n’accepterait la Légion d’honneur qu’à titre militaire.
Quant à Tom, le frère de Jeanne, il est musicien. Drôle et créatif, il se laisse davantage porter par la vie que sa sœur. Le dialogue entre ces deux figures, Jeanne, la sérieuse, avatar d’Erik Orsenna lui-même, et Tom, celui qu’il aurait voulu être, plaisait à l’auteur. Les deux plus grands regrets de l’écrivain, sont en effet de n’avoir pas été ni musicien ni sportif de haut niveau. Sans doute retrouvera-t-il les deux héros, mais plus tard… et peut-être dans une aventure autre que celle de la langue.
L’écrivain et le « trésor » : la langue et la ponctuation
« Les mots c’est inouï ! », dit notre invité, constatant qu’ « il n’y a pas d’amour sans mots d’amour et qu’on peut déclencher la guerre ou l’interrompre avec des mots.» Très tôt, à travers les innombrables histoires racontées par ses parents, il apprend que les mots sont des clés. "Grâce à l’écriture, je suis entré partout où je voulais entrer.», dit-il rappelant que l’écriture est aussi un travail et que tout texte qui paraît a connu précédemment « au moins six ou sept versions précédentes..» Son livre sur Christophe Colomb qui sortira prochainement, en a connu neuf et résulte de quatre ans et demi de travail. Apprendre est facile, c’est bien autre chose que de faire un roman de cet apprentissage. « La grammaire rapproche, la grammaire relie, la grammaire accorde. », trouve-t-on dans « Et si on dansait ? ». Pour lui, il faut fortement inciter toutes les personnes vivant sur le territoire français à parler la langue et leur en donner les moyens car les mots c’est le « lien par excellence ».
Quant à la ponctuation, « c’est une question de musique », explique Erik Orsenna. Elle est ce qui rythme la langue et la rend pratique. Avant l’an 800, raconte-t-il, la ponctuation était quasiment inexistante : par économie de place, les inscriptions sur les frontons ne comportaient pas de blancs. L’invention des signes a le plus souvent été le fait de typographes, soucieux de rendre plus claire la lecture, et se confrontant, par là-même, aux écrivains qui refusent ce code. Lui-même se bat pour le maintien, dans ses livres, des majuscules mises aux points cardinaux, pourtant contraires aux règles de la typographie.
Son expérience de pédagogue a amené l’écrivain à faire une histoire d’amour avec les points.
D’une amourette à l’autre, explique-t-il aux enfants, c’est un peu comme s’il y avait une virgule. Si les relations comptent davantage alors, elles seront séparées par un point-virgule. Si une dispute intervient et qu’il n’y a qu’un « point », la brouille n’est pas très grave. Mais si la réconciliation tarde à venir gare à ce que le point ne se transforme pas en « point à la ligne », ou même, en « point final ». Expliquer la ponctuation de cette manière, ou expliquer que le subjonctif est le « temps des rêves ou des neuf vies de Super Mario dans les jeux électroniques », c’est s’assurer que les jeunes comprennent !
Comme Jeanne, Erik Orsenna a la passion des parenthèses, qui permettent « l’existence d’une histoire à l’intérieur de chaque histoire ». « Rien n’est jamais continu », explique-t-il et c’est pourquoi ses livres sont pleins de ces « îles » que créent les parenthèses.
Et si les titres des contes d’Erik Orsenna font souvent référence à la musique ( La grammaire est une chanson douce, Et si dansait ? ) , c’est que, selon lui comme selon nombre d’anthropologues, l’apprentissage de la langue et de la musique ont été concomitants dans l’histoire de l’homme. L’écrivain est également persuadé que certaines choses ne peuvent êtres dites que par les mots et d’autres, que par la musique. Par exemple, selon lui, rien ne dira mieux l’approche de la mort, que les derniers Lieder de Richard Strauss, lorsqu’il y a cette « vague » qui revient sans cesse. Les « mots n’ont pas le monopole de la communication », rappelle Erik Orsenna et c’est la raison pour laquelle, le rythme est fondamental à ses yeux : sans leur ponctuation, Céline serait-il encore Céline et Proust encore Proust ?
Bien sûr, Erik Orsenna partage l’avis de Robin Renucci, précédemment reçu à Canal Académie, selon lequel l’apparition de la langue a été fondamentale pour nommer les sensations et, de là, fonder le lien collectif entre les hommes. Nommer c’est éviter la violence ; c’est "euphémiser" et apprivoiser se craintes, note Erik Orsenna mais il insiste également sur l’idée que chaque langue instaure son propre rapport à la réalité : un mot français se tient à une certaine distance de ce qu’il désigne, à l’inverse de quoi un idéogramme qui dessine la chose réelle instaure une relation tout à fait concrète et sensuelle entre le lecteur et cette réalité. Et il renvoie ici d’une part au livre d'Alain Bentolila Le Verbe contre la barbarie, et d’autre part aux travaux de François Cheng.
Au fond, pour Erik Orsenna, savoir et saveur se recouvrent et la « grammaire est affaire de gastronomie » : il applique à l’écriture la précision que sa grand-mère, fine cuisinière lui a enseigné en matière de fourneaux. « Je suis tout sauf baba cool », lance-t-il avec humour. Il refuse d’être un « paresseux de l’émotion et du sentiment » ; il essaye de « faire attention à chaque mot » et acquiesce à la volonté hugolienne d’« associer connaissance, maîtrise et plaisir » (Les Contemplations, « Réponse à un acte d’accusation »).
« Vive l’école ! »… et les nouvelles technologies
Parce qu’elle est le lieu d’apprentissage de la langue commune, l’école est un outil essentiel de la démocratie et de la république (la res publica, chose commune). L’écrivain préfère la dénomination d’Instruction publique à celle d’Éducation nationale, le rôle de l’école n’étant « pas d’éduquer ». Face au déclin de la maîtrise de la langue en sixième, constatable d’année en année, il se prononce fermement contre la multiplication des options, la nécessité étant de rester les fondamentaux « lire, écrire, compter ». Il serait presque pour un « tronc commun jusqu’après le bac » et dénonce le danger que constituerait une réduction de l’enseignement de l’histoire, telle qu’elle actuellement discutée pour les filières scientifiques. Il insiste sur la nécessité de renforcer la culture générale, car « être un bon spécialiste » n’est pas suffisant dans le monde religieux (au sens premier de relier, re-ligere) qui est le nôtre. Pour l’enseignement du français, il préconise « d’associer la morale et le désir » c’est-à-dire de transmettre en même temps que les règles (la morale), le plaisir de la lecture et la curiosité pour les textes.
Loin de lui l’idée de s’opposer aux nouvelles technologies. Il voit dans le SMS « un mode de communication immédiat, permettant de tisser des liens familiaux, joyeux, érotiques… c’est magnifique! », s’exclame-t-il, même s’il continue à écrire régulièrement des lettres : le matin même de l’émission, confie-t-il, sa femme a reçu de lui une carte postale de Bretagne montrant une assemblée de bigoudènes en coiffe et disant : « Il n’y a pas que toi qui ait le droit d’avoir des ex ! » Amusée, son épouse l’a aussitôt remercié par SMS : « C’est la chance de notre monde ! », dit l’écrivain, qui croit également beaucoup en l’avenir du livre électronique, idéal pour le voyage notamment. « Il y a des moments, dit-il, où l’on a des envies soudaines », comme celle de « lire Bérénice », tout à coup, « en sortant de l’est de l’île Navarino et en voulant traverser la baie de Nassau ».
Erik Orsenna, Léopold Sédar Senghor et l’Afrique
Erik Orsenna a entretenu des relations quasi filiales avec le président du Sénégal, grand poète, grammairien et membre de l’Académie française. Il le rencontre à 24 ans, au Sénégal, au cours d’un séjour destiné à étudier la « stabilisation des cours de l’arachide » et, plus tard Senghor l’aidera beaucoup à mettre en place les premiers sommets francophones. Dans Et si on dansait ?, Senghor intervient : il écrit une lettre à Jeanne, véritable hymne à la langue française.
Pour l’émission, Erik Orsenna nous fait le privilège de lire un superbe poème de Senghor, également cité dans le conte. Il s’agit d’un extrait de « Nuit de Sine » tiré du recueil Chants d’ombre (1945) paru en 1945 aux Éditions du Seuil :
Voici que décline la lune lasse vers son lit de mer étale
Voici que s'assoupissent les éclats de rire, que les conteurs eux-mêmes
Dodelinent de la tête comme l'enfant sur le dos de sa mère
Voici que les pieds des danseurs s'alourdissent, que s'alourdit la langue des chœurs alternés.
C'est l'heure des étoiles et de la Nuit qui songe
S'accoude à cette colline de nuages, drapée dans son long pagne de lait.
Les toits des cases luisent tendrement. Que disent-ils, si confidentiels, aux étoiles ?
Dedans, le foyer s'éteint dans l'intimité d'odeurs âcres et douces.
Erik Orsenna est très attaché à l’Afrique. S’il s’y rend souvent, c’est d’abord pour échapper « à l’indifférence et au morcellement » de nos sociétés, où jours et nuits, jeunes et vieux, rires et pleurs sont si strictement séparés. Mais en même temps cette trop forte solidarité est précisément ce qui empêche le développement africain, selon notre invité : un homme politique récemment élu ministre ou un chef d’entreprise qui obtient de premiers résultats est aussitôt sollicité par son entourage, qui l’enjoint à privilégier « la famille et le présent plutôt que l’investissement et le futur.» Il faudrait un juste équilibre entre le « trop peu de solidarité qui dessèche, chez nous, et ce trop de solidarité qui étouffe, en Afrique », conclut l’écrivain.
Le mot de la fin : notre immense besoin de culture
Derrière le combat pour la langue, Erik Orsenna mène un combat pour la pensée, car un vocabulaire « de vingt mots donne une pensée de vingt mots », dit-il. Il note que les hommes politiques d’aujourd’hui sont moins cultivés qu’avant et préférerait, pour sa part un gouvernement avec moins d’énarques mais avec plus de médecins et d’avocats. Car nous « avons besoin de culture » et non de « recettes », ajoute-t-il, se réjouissant des récentes et abondantes célébrations de Lévi-Strauss et de Camus. «Tant qu’il y aura des livres, il y aura de la distance et de la critique » car contrairement à l’image qui asservit, le livre favorise la liberté et préserve notre libre-arbitre.
A écouter aussi :
- La grammaire est une chanson douce par Jean Roulet
- Les Chevaliers du Subjonctif (2/4) par Jean Roulet
- La révolte des accents (3/4) par Jean Roulet
- Et si on dansait ? d’Erik Orsenna (4/4) par Jean Roulet
- L’Essentiel avec... Erik Orsenna, de l’Académie française Entretien avec Erik Orsenna par Jacques Paugam