Gagner la Grande Guerre, prix Edmond Fréville-Pierre Messmer 2008
L’auteur du livre Gagner la Grande Guerre, le contrôleur général des armées François Cailleteau, qui a reçu le Prix Edmond Fréville-Pierre Messmer 2008 décerné par l’Académie des sciences morales et politiques, s’entretient ici avec Gilbert Guillaume, membre de cette Académie, sur les stratégies utilisées par les armées en conflit en 14-18 et sur les relations entre politiques et militaires.
Pourquoi écrire un ouvrage de plus sur la Grande Guerre si ce n’est pour développer la ou les stratégies militaires utilisées par les armées, celles des alliés de la France et celles de l’Allemagne ? Si ce n’est aussi pour comprendre comment ces armées alliées ont pu gagner cette guerre malgré leurs handicaps ?
Le contrôleur général Cailleteau, en réponse à cette première question de Gilbert Guillaume sur les raisons qui l’ont fait entreprendre un tel ouvrage, répond par une observation sur les régimes politiques en présence : les pays vainqueurs sont tous des démocraties ; les pays vaincus sont composés par des empires et des monarchies. Il établit donc une relation entre le résultat final de cette guerre et les institutions. Il souligne particulièrement la situation du Chancelier d’Allemagne, Theobald von Bethmann-Hollweg (chancelier impérial entre 1909 et 1917), non responsable devant le Reichstag, révocable par le souverain (Guillaume II, qui le révoquera en effet), à peine informé des affaires militaires qui échappent au contrôle du P arlement, parce qu’elles sont traitées uniquement par l’état-major et que Guillaume II n’a pas d’autorité suffisante face à celui-ci.
La stratégie allemande était fixée depuis 1895 : faire passer les armées par la Belgique pour prendre à revers l’armée française massée sur la frontière lorraine. La Belgique, rappelle le contrôleur général Cailleteau, était neutre depuis le Congrès de Vienne.
Des questions qui auraient dû être posées...
Il souligne également qu’en Allemagne, personne ne posait la question d’une guerre longue, au cas où la victoire n’aurait pas été si rapide qu’espérée... personne ne s’interrogeait sur les approvisionnements maritimes, personne n’envisageait que la coalition puisse être plus importante. Personne ne posait de telles questions et surtout pas le Chancelier puisqu’il n’était pas en capacité juridique de le faire.
Côté français, Joffre proposait, dès 1912, un passage par la Belgique. Mais le gouvernement le lui avait refusé pour deux raisons : l’alliance britannique et le souci de ne pas apparaître en position d’agresseur. Une réponse politique donc à des interrogations militaires...
Guerre sous-marine et blocus
En 1917, l’Allemagne décide de se lancer dans une guerre sous-marine, du moins est-ce la décision de l’état-major allemand prise contre l’avis du Parlement qui, lui, avait voté pour un projet de paix... et contre l’avis du Chancelier qui est révoqué. L’état-major allemand savait parfaitement que cette décision allait déclencher l’entrée des États-Unis dans la guerre.
En revanche, la Grande-Bretagne conduit le blocus en prenant en compte le facteur politique : bloquer les approvisionnements vers l’Allemagne impliquait de bloquer aussi ceux d’autres pays, Pays-Bas, Danemark, Suède, Norvège qui, eux, s’approvisionnaient par les États-Unis, sans se fâcher avec ces derniers. D'où un blocus mené très progressivement et accompagné de mesures compensatoires pour les intérêts américains comme l'augmentation des achats dans ce pays.
Une stratégie défensive
On est en droit, comme le suggère Gilbert Guillaume, de se demander pourquoi les deux parties ont choisi la stratégie de "la percée décisive", stratégie qui a échoué, a coûté très cher et qui, malgré tout, a été poursuivie ? François Cailleteau explique donc pourquoi elle a été choisie. À son avis, parce que la Grande Guerre est située à un moment fugace de l’Histoire (une trentaine d’années) où tout concourt à l’impossibilité de réussir une bataille décisive ou une percée foudroyante, et cela pour trois raisons :
- les effectifs de soldats (massés sur un front de 700 km, de Dunkerque à Montbéliard, à raison de 3 hommes par mètre de chaque côté !) n’avaient jamais été si importants.
- les moyens de feu bloquaient les mouvements des fantassins (les canons et mitrailleuses s’acharnaient avec une violence inouïe sur des troupes à découvert).
- l’avantage serait à celui qui se tiendrait en position de défense. Celui qui avançait trouvait un terrain bouleversé où il ne pouvait pas faire suivre son artillerie et sa logistique tandis que le défenseur pouvait sans difficulté amener des renforts et de l'artillerie. Chaque offensive n’aboutissait qu’à une avance modeste, et durant quatre ans, on peut observer que le front n’a presque pas bougé...
Enfin, le contrôleur général Cailleteau explique que les deux armées voulaient gagner vite parce qu'une guerre prolongée semblait économiquement impossible et que tous les officiers, d’un bord comme de l’autre, avaient été formés, dans leurs écoles de guerre, à trouver dans l’histoire des principes permanents de la guerre plutôt qu'à chercher ce en quoi les innovations du moment pouvaient les remettre en question.
En conclusion, Gilbert Guillaume rappelle la célèbre phrase de Georges Clemenceau : « La guerre est une chose trop sérieuse pour être laissée aux militaires ». Phrase commentée par notre invité, F. Cailleteau qui ajoute et précise : « d’être laissée seulement aux militaires ».