Gilbert Dagron : Le Traité sur la guérilla de l’empereur byzantin Nicéphore Phocas
Gilbert Dagron, l’un des historiens "byzantinistes" les plus réputés, présente ici le Traité sur la guérilla attribué à l’empereur Nicéphore Phocas (Xe siècle de notre ère). Il explique pourquoi, à un moment donné de l’histoire, le temps n’était plus à la grande guerre d’affrontement des armées mais à une "petite guerre" d’escarmouches incessantes contre les Arabes, dans les territoires frontière de l’Anatolie. Gilbert Dagron, professeur honoraire au Collège de France, est membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres depuis 1994.
_ Sans doute lit-on plus fréquemment des romans, des essais ou des biographies que des traités de guerre, et c'est pourtant l'un des traités les plus importants de l'histoire de la tactique militaire que nous vous proposons de découvrir, grâce à notre invité, M. Gilbert Dagron, de l'Académie des Inscriptions et belles-lettres, professeur honoraire au Collège de France. Gilbert Dagron compte parmi ces historiens que l'on appelle « byzantinistes », et au Collège de France, il tenait la chaire d'histoire et civilisation du monde byzantin. Il est l'auteur d'ouvrages qui font autorité sur l'empire romain d'orient, sur sa capitale Constantinople, sur le patrimoine de Byzance, et la religion chrétienne de cette période. En 1986, il avait établi le texte de ce grand traité de tactique sur la guérilla orientale au Xe siècle de notre ère, dû à un empereur byzantin, Nicéphore Phocas. Ce Traité sur la guérilla est aujourd'hui republié par CNRS Editions dans une collection de poche.
L'auteur du Traité et le contexte historique
- « Heureusement pour ses lecteurs, ce traité pratique ne s’inspire pas de la littérature répétitive des “stratégistes”.
Il est écrit par un soldat pour des soldats et décrit la guérilla telle que les byzantins la pratiquaient, vers 950, dans les montagnes d’Anatolie, pour lutter contre les razzias arabes. Nicéphore Phocas, futur empereur, appartient à l’une des grandes familles aristocratiques établies aux marches de l’Empire, dans des provinces transformées depuis longtemps en vastes circonscriptions militaires pour mieux résister à la pression de l’Islam. Les stratèges y assurent à la fois les pouvoirs civils et les pouvoirs militaires. Au moment où commencent les grandes opérations de la “reconquête” byzantine qui fait éclater la frontière (vers 960-961), l’auteur explique ce que fut la tactique de guérilla mises au point par son grand-père et pratiquée jusqu’à lui par tradition familiale».
Les forces en présence et leur tactique
- « Cette “petite guerre”, comme on disait naguère en Europe, a pour terrain le Taurus et ses défilés. Elle a un rythme prévisible, celui des saisons, quand les musulmans de Cilicie (Tarse) ou de Syrie (Alep, Damas), en nombre très variable, se rassemblent dans les places frontalières pour lancer des expéditions de pillage, l’une au printemps, l’autre en été. Du côté des chrétiens, tout un système d’observation et de transmission se met alors en place pour évaluer les effectifs de l’adversaire et deviner son itinéraire : des observateurs sont postés dans les montagnes, qui avertissent le stratège des rassemblements ou mouvements de troupes par des relais de cavaliers ou des signaux optiques ; des commandos opèrent en terre ennemie pour faire des prisonniers qui donneront des renseignements ; des espions bilingues sont envoyés sur les marchés. La chasse commence lorsque le stratège - qui dispose d’environ 5000 soldats aguerris, principalement des cavaliers - comprend quel est l’objectif de l’incursion.
Il fait alors déménager par des spécialistes les villages visés, dont les habitants se réfugient dans des bourgs fortifiés ou des repaires de montagnes. Le conseil donné est de pister sans relâche les éléments du raid, de tendre des embuscades en évitant tout engagement décisif, de ne pas attaquer à l’aller mais de préférence au retour, lorsque les arabes sont fatigués, encombrés de butin et de prisonniers, et que le stratège aura eu le temps d’envoyer des fantassins (plus utiles en montagne que les cavaliers) dans les défilés qu’ils emprunteront pour rentrer chez eux ».
Est-ce une guerre sainte ?
- « Le texte a parfois des relents de guerre sainte : d’un côté on satisfait au devoir de djihad, de l’autre on défend les “frères chrétiens”. Mais il faut faire la part de la rhétorique. Ces deux adversaires finissent par se ressembler par leur armement, leur jargon militaire, leur mode de vie, leur organisation territoriale et sociale, leur code de l’honneur. La frontière sépare, mais elle favorise une forme de mimétisme. Lorsque Nicéphore Phocas hausse le ton, ce n’est pas pour vitupérer l’islam, mais pour dénoncer Constantinople, les fonctionnaires civils de la capitale lointaine, les juges et les percepteurs qui persécutent les soldats. Il rêve tout haut d’un pouvoir sans limite accordé aux officiers et d’une auréole de martyr honorant les soldats morts au combat. Sur ce terreau naît la première et seule épopée byzantine, dont le héros, Digénis Akritas, guerrier de la frontière “né des deux races”, a pour mère la fille d’un stratège byzantin et pour père le fils d’un émir arabe providentiellement converti ».
La composition du livre
Le livre publié par CNRS Editions, se compose de deux parties :
- le traité lui même, relativement court, une centaine de pages dans cette édition ;
- et un commentaire rédigé par Gilbert Dagron.
Ajoutons que les notes sont tout aussi intéressantes que le texte lui-même. Grâce à l'une de ces notes d'ailleurs, on comprend toute l'importance des archers et dans cette émission Gilbert Dagron explique aussi que l'arc byzantin était supérieur à l'arc arabe... On découvre également l'importance de la cavalerie (quelques petits schémas des différents moments de la guérilla aident à percevoir les différents dispositifs).
En savoir plus :
- Le traité sur la guérilla (De velitatione) de l’empereur Nicéphore Phocas (963-969), Éditions du CNRS, Paris 1986, 358 p. (en coll. avec H. Mihàescu).
- Le dernier ouvrage paru de Gilbert Dagron : Décrire et peindre. Essai sur le portrait iconique, Bibliothèque illustrée des Histoires, Gallimard, Paris 2007, 298 p., 68 illustrations a été récompensé par le Prix de l'Essai de la Revue des deux Mondes (2008).
- Retrouvez l'émission L’Empereur Constantin le Grand, protecteur du christianisme du IV e siècle avec Gilbert Dagron de l'Académie des inscriptions et belles-lettres