Grand Hôtel Nelson de Frédéric Vitoux, de l’Académie française
Grand Hôtel Nelson : sous ce titre surprenant, Frédéric Vitoux, de l’Académie française, mène l’enquête autour de la vie de son grand-père, homme de lettres de la Belle Époque, et imagine le reste... Une fiction née de l’imaginaire familial. Divers personnages lui permettent de dresser le portrait d’une époque à la fois fascinante et irritante ! Et dans cette interview, Frédéric Vitoux, accepte de nous offrir un moment intime de vérité.
Frédéric Vitoux, de l'Académie française, romancier, essayiste, scénariste, critique littéraire, musicologue, a fait paraître chez Fayard en ce printemps 2010 un roman intitulé Grand Hôtel Nelson qu'il a construit de manière originale : les 120 premières pages sont une enquête familiale, et puis soudain, en 273 pages, le récit devient imaginaire à propos de la jeunesse de son grand-père, Georges Vitoux, dont la personnalité était à la fois étrange et brillante.
Notre invité s'explique donc sur sa démarche littéraire :
- Elle est venue du fait que mon grand-père, mort en 1933, onze ans avant ma naissance, était un homme dont mon père, élevé loin de lui, me disait toujours « Ah, si tu l'avais connu, tu te serais bien entendu avec lui ! » Je suis resté marqué par cette phrase. C'est ainsi que j'ai voulu le faire revivre par ces deux démarches : une enquête et une mise en mouvement par le romanesque. Pour savoir !
Le tout premier roman de Frédéric Vitoux, Cartes postales, était d'ailleurs déjà curieusement construit : il offrait 800 cartes postales pour décrire la vie d'une femme de 1900 à 1920. Une manière d'imaginer sa vie.
- J'aime me donner des contraintes, répond Frédéric Vitoux. Mais dans Cartes postales, le jeu littéraire était loin de moi. Dans Grand Hôtel Nelson, c'est différent. Je tire un fil pour dévider la pelote de la vie de mon grand-père et je l'ai tiré à partir de la découverte que j'ai faite : dans un placard de ma maison (j'habite dans la maison louée par mon grand-père en 1905, où mon père est né, où moi-même je suis né, je n'ai jamais habité ailleurs), je trouve des négatifs sur verre de photos pornographiques. Il était collectionneur, il gardait tout. Je montre ces négatifs à mon père si pudique, si introverti, qui fait pour tout commentaire : « surtout n'en parle pas à ta mère ! » Ces photos étaient d'ailleurs fort banales. Mais elles m'ont amusé et quand je les ai de nouveau retrouvées, il y a deux ans, je me suis posé toutes sortes de questions sur mon grand-père, comment il avait obtenu ces clichés, était-il seulement collectionneur ou obsédé ?
Quant au titre, voici comment il l'a choisi : ces mots étaient inscrits au dos des négatifs ! Et Vitoux de rassembler alors des renseignements mais aussi de développer des fantasmagories sur ce fameux hôtel ! Il "tape" sur Google Grand Hôtel Nelson... et quelle ne fut pas sa surprise ! Seuls ses lecteurs ou les auditeurs de Canal Académie pourront la partager...
Fascination et irritation
Ce roman permet aussi de revivre La Belle Époque. Vitoux n'est pas historien mais cette période l'inspire et il la connaît parfaitement. Elle lui procure deux sentiments contradictoires : la fascination par le bouillonnement créatif de l'art et de la science (son grand-père, amoureux des trouvailles de la photographie en mouvement, publie même un livre où il prédit l'avenir du cinéma).
Mais aussi l'irritation : ce XIXe siècle est irritant, bourgeois, raciste, haineuse, hypocrite... Écoutez Vitoux, et vous verrez que La Belle Époque n'a pas que d'heureux versants... Elle est à la fois bien et mal nommée.
Il n'oublie pas que c'est aussi l'époque de l'affaire Dreyfus (qui tient une place importante dans ce roman et surtout dans les écrits de son grand-père qui a écrit « l'Agonie d'Israël » mais qui se différencie du pamphlétaire Drumont. Frédéric Vitoux s'est minutieusement penché sur cette affaire, moment pivot de cette période et il développe ici son point de vue en détails). Mais c'est aussi une époque soucieuse d'éducation, de partage populaire des découvertes de la science. Quoiqu'il en soit, Frédéric Vitoux n'oublie jamais qu'il est romancier, qu'il met en scène des personnages et il admet la part de réactions d'humeur dans ses impressions sur cette Belle Epoque.
Son grand-père ? Un autodidacte scientifique, honnête homme, curieux de tout, rationaliste, pas religieux mais s'efforçant de s'informer de tous les courants spiritualistes pour les faire coincider avec la mentalité scientifique.
Ce roman est donc à la fois un vagabondage romanesque et une enquête objective familiale où l'auteur s'est amusé à développer un personnage, une femme qui joua un rôle dans ce que l'on n'appelait pas encore « les médias » : Marie-Anne de Beauvais qui fut au croisement de toutes les contradictions de la France du XIXe siècle. Fille de militaire lorrain (de la Lorraine occupée par la Prusse) et donc d'une famille très nationaliste et qui est en même temps une femme émancipée défendant les droits des femmes (pour les métiers et la vie privée). Elle rédige un livre intitulé Confessions d'une fille de trente ans, impertinent et amusant, un mélange de progressisme et de conformisme... En ce sens, elle symbolise son époque. Or, précise Vitoux, cette femme a été très proche de mon grand-père avant son mariage - j'imagine qu'ils ont été amants sans en être certain -, des lettres intimes me l'ont confirmé. C'est une belle figure parce qu'elle est animée de sentiments contradictoires, et ce trait de caractère est une aubaine pour le romancier. J'imagine aussi que c'est elle qui le pousse à cesser de vagabonder et à entreprendre des études de médecine. Car il entame des études à 39 ans, après 20 ans d'activités professionnelles !
Filles de joie et filles légères
Ce roman ne manque pas de pages violentes, souligne Jacques Paugam, notamment quand l'auteur aborde la question des « filles de joie » et qu'il oppose la joie à la sexualité de l'époque.
- Quand on écrit un livre c'est pour être heureux, mieux se comprendre, aller au bout d'une certaine recherche et parfois pour se libérer. D'un seul coup, j'ai écrit « fille de joie ». Le mot est-il bien choisi ? La joie, c'est tellement magnifique ! J'ai voulu développer le bonheur, la joie, le plaisir, et j'ai trouvé que le mot « joie » était mal choisi dans « Fille de joie ». Je pense que ces malheureuses, chargées par contrat de donner du plaisir dans une période de rigorisme bourgeois, ne devaient guère être habitées par la joie au sens radieux du terme. Car existaient toutes les formes de prostitution, des maisons de luxe et des maisons d'abattage sordides. En revanche, je reprends le terme « filles légères » et je fais une apologie de la légèreté.
Son héroïne s'appelle Madeleine, à cause de l'Évangile, bien sûr, mais aussi du quartier de la Madeleine à Paris : « Elle se tenait sur l'arrête du présent », à la fois fragile, innocente, vivant dans l'élégance de l'instantané.
Et Céline...
Frédéric Vitoux reconnaît tout ce que son écriture doit à Céline (comme lui, il aime tout ce qui échappe à la pesanteur : la musique, les chats, le silence...). Céline avec lequel il a vécu dans une longue proximité qui l'a marqué bien évidemment. Il explique ici pourquoi : il a préparé sa thèse de doctorat, à Nanterre, en 68 (il était pourtant matheux et plutôt scientifique) parce qu'il n'existait rien sur Céline, aucun travail après sa mort, un terrain totalement vierge, et le Voyage m'avait marqué. Il y a très peu de livres dont on peut dire : il y a un avant, et un après, comme une révolution spirituelle. Et j'ai commencé à travailler sur lui, découvrant, non seulement un écrivain prodigieux, mais aussi ses terrifiantes zones d'ombre, un témoin du XXe siècle, y compris par son antisémitisme. Comprendre Céline, c'était aussi comprendre le siècle qui est le mien. C'est l'homme de toutes les contradictions, haineux et compassionnel à la fois, passéiste et novateur, précieux et réaliste...
La femme à la Belle Époque
La garçonnière ? Voilà un mot qui a disparu sur lequel l'académicien se penche... Pourquoi n'existe-t-il pas au féminin ? Mot amusant qui révèle l'inégalité sexuelle, une fois de plus.
La famille n'est-elle pas aussi le lieu de tous les mensonges au nom d'une sagesse de survie ?
- Je n'utilise pas le mot mensonge. Pour ma part, je parle d'omissions, de silences. Je pense qu'en général, quand les parents meurent, il y a toujours le deuil, mais surtout le regret torturant de toutes les conversations, les dialogues, qu'on n'a pas échangés. C'est une constante, surtout dans ma génération et mon milieu social : la pudeur créait de la distance entre parents et enfants. C'était silences et non-dits, surtout sur la sexualité. Sauf que mon père a accepté de m'abonner à Play-Boy !
Grand Hôtel Nelson est en vérité le troisième volet qui clôt la saga familiale Vitoux :
- le premier : L'Ami de mon père (vie romancée de Christian de La Mazière, auteur du "Rêveur Casqué", emprisonné à Clairvaux comme son père)
- le second : Clarisse, le côté de la grand-mère
et ce dernier qui porte sur son grand-père.
Et le père jugé comme collaborateur ?
Mon père, journaliste au Petit Parisien, a continué à travailler dans ce journal à grand tirage populaire sous l'Occupation. On lui a surtout reproché de publier un reportage dans « Je suis partout » (journal ouvertement fasciste), sur la Roumanie. Il était totalement anti-communiste. Une phrase l'a condamné ; en parlant du front de l'Est, il avait écrit : "Je souhaite la défaite des armées bolcheviques", ce qui signifiait je souhaite la victoire des armées de l'Axe. Mon père, traité comme collaborateur, a été arrêté en 44, quelques semaines après ma naissance, jugé et emprisonné Clairvaux pour trois ans et en prison, il a été en contact avec des gens beaucoup plus violents que lui dans la collaboration. Après la guerre, il ne parla pas de ces épreuves, dans un silence de pudeur. Moi, je n'étais pas trop tourmenté parce que, autour de moi, personne n'en parlait. Je n'avais pas le sentiment biblique du péché du père sur son enfant. L'un de mes regrets les plus douloureux (il est mort en 1975) : j'aurais dû lui en parler. J'ai dû attendre aujourd'hui, et c'est le sujet de mon livre L'Ami de mon père, pour connaître cette partie de sa vie, les conditions de sa captivité. Une sorte de rattrapage... J'ai dû l'imaginer dans un roman ! Lui aussi d'ailleurs avait le regret de n'avoir pas parlé avec son propre père !
Même les erreurs nous servent !
Mon jugement, à la fin de cette recherche, car Grand Hôtel Nelson est une recherche, est nuancé : je dois beaucoup à mon grand-père : mon lieu de vie et ses fantômes (ses livres sont encore là qui ont nourri ma culture), mais le côté religieux de mon père, en vieillissant, je me sens proche de lui, profondément catholique... Pas du côté politique, certes, mais même ses aveuglements et ses errements passionnés m'ont beaucoup apporté. Il s'est trompé sur toute la ligne politique, mais ce sont justement ses erreurs qui m'ont appris un certain nombre de prudences. Et sur la guerre, l'Occupation, la Shoah, etc, j'ai appris à être, grâce à mon père, plus lucide. Contrairement à d'autres de ma génération, qui n'ont pas connu cette époque, je répugne à juger de manière péremptoire, adossé à la bonne conscience du présent, des gens qui étaient des acteurs à ce moment-là.
Dernières phrases de Frédéric Vitoux sur le métier de libraire, celui de son épouse, et même... de son arrière-grand-père, libraire sous Napoléon !!! Et sur le sentiment insulaire du quartier immobile de l'Ile Saint-Louis... lieu privilégié, protecteur, idéal, pour écrire et belvédère pour observer le monde qui bouge.
Un introverti mélancolique Vitoux ? Tant mieux ! C'est ce qui lui permet d'écrire de petits chefs-d'oeuvre qui émeuvent ses lecteurs !
Consulter sa fiche sur le site de l'Académie française :
www.academie-francaise.fr