Jean-Louis Chrétien : Grandeur de la parole
Le philosophe Jean-Louis Chrétien dialogue ici avec Damien Le Guay à propos des lignes de force de son oeuvre et, d’une manière plus particulière, de son dernier livre : Répondre, figure de la réponse et de la responsabilité (2007, PUF).
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Jean-Louis Chrétien, professeur de philosophie à l’université Paris IV, poursuit depuis plus de vingt ans, une œuvre singulière.
Singulière et magnifique, de bien des manières, par son souci d’explorer les résonnances de la parole en nous. Parole qui nous interpelle et se déploie dans cet espace personnel, plus intime que notre intimité. Et toujours ce choc de la rencontre avec la beauté quand elle surgit et nous confronte à son effroi – selon le titre de son second livre L’effroi du beau (1987, Cerf, seconde réédition en 2007). La beauté nous blesse. Et cette blessure nous ouvre à nous-même. Elle nous ouvre à ce qui, en nous, nous excède. Car Jean-Louis Chrétien met au cœur de son travail « cet excès de l’homme sur lui-même, l’excès de ce qui est et de ce qu’il peut sur ce qu’il pense et comprend ».
Pour découvrir l’œuvre de Jean-Louis Chrétien :
Deux perspectives organisent son œuvre : celle de la parole et celle du corps.
- La parole. Nous sommes, ne cesse de répéter Jean-Louis Chrétien, des êtres de parole et toute parole est une promesse de sens. Cette parole se déploie sous des formes différentes : l’écoute, la lecture, la rumination, la confession, le silence et la traduction – traduction de soi à soi-même. Toutes ces catégories sont méditées dans Saint Augustin et les actes de parole (2002, PUF).
- Le corps. Non pas le corps inexpressif mais, au contraire, un corps parlant. Dans Symbolique du corps (Puf, 2005), qui est une lecture de la tradition chrétienne du Cantique des Cantiques, Jean-Louis Chrétien dit : « le corps humain, charnel, spirituel ou collectif vit de la parole, par la parole pour la parole. » Dans ce livre toutes les parties du corps sont méditées : les dents, le nez, les joues, la chevelure, les seins, le ventre, le nombril. D’où une théologie du corps.
Parmi les œuvres de Jean-louis Chrétien, on peut distinguer différentes inspirations :
- L’inspiration poétique. Car, par ailleurs ou en plus, Jean-Louis Chrétien est poète. Notons différents recueils de poésie comme Traversée de l’imminence (l’Herne, 1989) et Loin des premiers fleuves (Ed de La différence, 1990).
- L’inspiration biblique. Symbolique du corps, dont nous avons déjà parlé. Un texte sur Marthe et Marie (La double hospitalité, in Marthe et Marie, DDB, 2002) et un autre sur la prière qui ouvre de belles perspectives intitulé la parole blessée (in Phénoménologie et Théologie, Ed. Critérion, 1992 – avec des textes de P. Ricoeur, M. Henry et J.L. Marion) et, en 2003 L’intelligence du feu (2003, Bayard) qui est une lecture faites des différentes lectures spirituelles de la parole de Jésus : « C’est le feu que je suis venu jeter sur terre… »
- Une anthropologie de la parole et du corps. Citons L’inoubliable et l’inespéré (DDB, 1991) qui porte sur l’oubli de soi et le travail de remémoration et La voix nue (1990, Ed. de minuit) autour de la voix humaine et de la promesse avec une critique de la transparence.
N’oublions pas Le regard de l’amour (DDB, 2000) réflexion sur ce regard qui nous conduit de l’amour à la vision de Dieu et La joie spacieuse (2007, Ed de minuit) livre sur la joie qui nous ouvre vers l’avenir et nous dilate quand le cœur s’élargit.
Jean-Louis Chrétien vient de faire paraître, en 2007, Répondre (figures de la réponse et de la responsabilité) (2007, PUF) livre qui reprend une série de conférence faites à l’Institut Catholique de Paris. Ce livre a servi de point d’appui et de point d’appel à cette émission.
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Ci-joint un article de jean-louis chrétien sur l’humilité paru dans le journal La Croix :
« L’humilité tout d’abord semblait cousine de ces vertus d’effacement et de mesure qui nous épargnent d’imposer aux autres, qu’ils en veuillent ou non, notre présence, notre regard, notre conviction, notre jugement, et d’envahir leur espace comme par droit de conquête : la modestie, la retenue, la réserve, la pudeur, la décence, la discrétion.
« Cependant, si précieuses soient-elle, celles-ci mettent en jeu des limites qu’il s’agit de ne pas franchir, des distances qu’il s’agit de ne pas abolir pour qu’autrui soit et respire, reste libre et mobile. Ce sont vertus de belle socialité, et leur objet, d’abord négatif, est d’empêcher tout débordement où la mise en avant de notre être ferait de l’autre, même au nom de son prétendu bien, notre chose ou notre jouet.
« L’humilité, quant à elle, commence à l’intérieur, dans le secret et dans la nuit, où elle ne cesse de mûrir comme la grappe d’une aurore qui sera. Elle ne nous demande rien d’autre, dit saint Augustin, que de nous connaître en vérité : ni plus, ni moins. Se connaître n’est pas se comparer : que m’apprend de me trouver pire ou meilleur qu’un autre que je connais moins encore que moi ? Et en quoi se déprécier serait-il plus pur que se vanter ? Ce ne sont que les marées hautes et basses du narcissisme, et il y a aussi des fanfarons de l’indigne. Cette descente dans l’abîme que nous sommes veut une lumière, celle de Dieu, plus forte que notre conscience, et un but, celui d’œuvrer enfin, plus riche que nos jugements, bons ou mauvais, sur nous.
« Cette courageuse plongée en notre intime labyrinthe n’a pas pour fin de nous y perdre ni de nous y enfermer mais de nous désabuser et de nous détromper de nous-même, afin que de cet abîme suffoquant nous ressortions libres et nus. Nus, car nous savons désormais que rien de misérable ne nous est tout à fait étranger. Libres, car nous savons désormais qu’il n’y a ni force, ni talent, ni vertu dont nous soyons propriétaires, et dont nous puissions nous faire fort, par nous-même, à jamais, mais que tout nous viendra de ce à quoi nous nous vouons, et seulement aussi longtemps que nous nous y vouerons.
« C’est alors que commencent la marche à l’air libre et les choses vraiment sérieuses. Seul un voyageur sans bagage peut les entreprendre, car seul celui qui se sait pauvre peut oser appeler et oser recevoir, et seul celui qui se sait faible, ne possédant pas de force, en invente et en trouve, fût-ce pour en donner. Je n’ai plus dès lors à me demander si je suis assez courageux, assez patient, assez intelligent pour telle tâche ou telle action, mais seulement si cette tâche est nécessaire et cette action requise.
« L’humble est celui qui a confiance, qu’il recevra de quoi manger en chemin, si ce chemin est vraiment le sien, au lieu de préparer toute sa vie des provisions pour un voyage qu’il ne fera jamais. Il n’a pas cartographié son abîme, il lui a suffi de savoir que ce n’était pas en lui, mais dans la bruissante rumeur du monde, qu’il trouverait réponse à ses questions. Et sa boussole (car il en a une) est que la force de son amour ne vient pas de lui, mais de ce qu’il aime. C’est pourquoi elle ne saurait manquer.
« Toujours itinérante, cette amoureuse humilité envoie à toutes les grandeurs de l’humain. Elle est ce sel que nous ne consommons pas tout seul, mais sans lequel rien n’aurait de goût. Un courage sans humilité n’est que folle témérité, une intelligence sans humilité n’est que sotte outrecuidance, une autorité sans humilité n’est que tyrannie capricieuse... Et, comme le sel, c’est elle qui conserve le reste. Mais, comme le sel encore, qui vient sur nos marais, il lui faut la longue patience de la sédimentation, de l’évaporation, de la récolte. »
La Croix, vendredi 26 avril 2002.