Diderot et Les bijoux indiscrets
Bertrand Galimard Flavigny relate les circonstances de l’édition des Bijoux indiscrets, conte libertin que l'on doit au célèbre encyclopédiste. Dans ce roman publié anonymement en 1748, un sultan reçoit un anneau magique qui donne le pouvoir de pénétrer l'imaginaire érotique des femmes. Pour Diderot, « rien n'est plus vrai que les amants ont de l'instinct ; si leur maîtresse est infidèle, ils sont saisis d'un frémissement assez semblable à celui que les animaux éprouvent à l'approche du mauvais temps : l'amant soupçonneux est un chat à qui l'oreille démange dans un temps nébuleux : les animaux et les amants ont encore ceci de commun, que les animaux domestiques perdent cet instinct, et qu'il s'émousse dans les amants lorsqu'ils sont devenus époux. »
Jusque récemment, on pensait que l’édition originale de cette œuvre était celle qui portait comme adresse : « Au Monomotapa », sans précision de lieu ni de date, dans le format in-octavo. On savait que cette adresse fantaisiste dissimulait une impression hollandaise pour Durand en 1748. Mais en 1988, François Moureau auteur des Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie a découvert un exemplaire, dans un format plus petit in-12, annoté et corrigé de la main de Diderot lui-même. L’encyclopédiste n’a jamais, en effet, relu un de ses textes sans les transformer ; on peut donc raisonnablement penser que cet exemplaire a servi à préparer l’édition suivante en in-octavo. Ces premières éditions des Bijoux indiscrets sont ornées des mêmes deux vignettes pour les deux titres et de sept gravures sur cuivre. Ce qui permet de distinguer une contrefaçon datée de la même année, car dans celle-ci, les gravures y étant inversées.
Pendant longtemps, ce « premier opus littéraire », paru anonymement, alors que l’auteur était âgé de trente-cinq ans, fut considéré comme « un négligeable hors d’œuvre », selon le mot de Jean-Christophe Abramovici, auteur de la notice consacrée à cette œuvre dans la nouvelle édition de la Pléiade. Diderot lui-même faisait mine de ne pas y attacher d’importance. Ce sont des « intempéries de l’esprit qui m’ont échappé », disait-il. En fait les Bijoux est bien un conte libertin, orientalisant et érotico-fantaisiste, dans lequel il a entremêlé des fragments de philosophie et de sciences. La plupart des éditeurs du XXe siècle a davantage retenu le libertinage, en confiant le texte à des illustrateurs qui n’ont pas hésité à s’appesantir sur les passages les plus galants. Cela pourrait être un thème de collection : réunir tous les bijoux de Diderot, sans jeu de mot.
Tenez, en voici deux que nous avons sous les yeux. Le premier est sorti de l’imprimerie Rolland pour les éditions E.L., autrement dit l’Edition de l’Europe laïque (sic), et sans date, vraisemblablement dans les années 1950. Accompagnant la jaquette qui est pour le moins suggestive, cinq planches hors texte n’ont rien à lui envier, ceci sous le trait de Ranson. Révélons simplement que les dames sont opulentes et fort peu vêtues. La seconde, qui sort des éditions Gründ, dans « la bibliothèque précieuse » n’est pas davantage datée, mais Dans le style des années 1950. Elle est ornée d’une vignette sur la couverture et d’une douzaine de planches hors texte que nous pourrions « presque » mettre entre toutes les mains. Citons encore aux éditions Colbert, dans la collection La Grappe d’or, en 1947, les illustrations de Clauss ; et aussi celle de Javal et Bourdeaux, en 1928, avec 15 pastels originaux de Guirand de Scévola ; et puis celle des éditions du Val de Loire, 1947, avec des burins en couleurs par Jean Dulac, etc.
Nous devons davantage retenir les illustrations de Sylvain Sauvage, avec 25 eaux-fortes coloriées. Il mêle avec élégance et malice les années folles et le siècle des lumières. Cet ouvrage à l’enseigne de René Kieffer, imprimée en 1923, a été tiré à 500 exemplaires sur vélin filigrané. « Un bijou parle sans passion, et n’ajoute rien à la vérité », fait dire Diderot à une favorite. « Quel intérêt auraient ceux-ci de déguiser la vérité ? », réplique Mangogul le sultan heureux possesseur de l’anneau magique qui parle et fait parler les autres bijoux. Ceux-là se montrent fort indiscrets sur le comportement des dames qui les portent, et le piquant de l’ouvrage vient de là. D’ailleurs lisons-le encore : « Mangogul, qui ne songeait qu'à varier les plaisirs, et multiplier les essais de son anneau, après avoir questionné les bijoux les plus intéressants de la cour, fut curieux d'entendre quelques bijoux de la ville (...) J'eus des gouvernantes que je détestai ; mais, en récompense, je me plus avec les femmes de chambre de ma mère. Elles étaient pour la plupart jeunes et jolies : elles s'entretenaient, se déshabillaient, s'habillaient devant moi sans précaution, m'exhortaient même à prendre des libertés avec elles; et mon esprit naturellement porté à la galanterie, mettait tout à profit ».