Erasme, prince des humanistes : son Éloge de la Folie, le succès du XVI e siècle
Quoi de plus sérieux qu’une chronique sur la Folie ? Ou plus précisément sur L’éloge de la Folie, œuvre majeure d’Erasme. Bertrand Galimard Flavigny met ses connaissances bibliophiliques au service de cette divinité imprévisible. Une belle occasion de rappeler le destin extraordinaire d’Erasme, enfant sans nom devenu prince des humanistes !
_ La Folie, l’ignorions-nous, est fille de la Richesse et de la Jeunesse. Mystérieuse et parfois soudaine, elle joue un rôle dans la mythologie comme un instrument des dieux, mais ne fait pas partie du panthéon. Didier Erasme (1467-1536) la considérait malgré tout comme une déesse et lui consacra un Éloge qui a traversé le temps. Cet Éloge de la Folie, l’une des œuvres littéraires parmi les plus importantes de l’Occident, a été imprimé pour la première fois, il y a cinq cents ans. Si cet ouvrage figure dans à peu près toutes les bibliothèques, il n’est pas certain qu’il ait été lu par le plus grand nombre ; mais son titre est devenu un nom commun, chacun a l’impression de le connaître et l’accole sans hésiter à son auteur.
Erasme fut un enfant sans nom, fils d’un prêtre et de la fille d’un médecin de Zevenbergen, du nom de Geert qui le laissèrent orphelin à l’âge de quatorze ans. On ignore d’ailleurs la date exacte de sa naissance, en 1467, en 1466 ou deux plus tard, peut-être l’année suivante. Il était né à Rotterdam, alors une bourgade essentiellement habitée par des pêcheurs, il allait y accoler son nom fabriqué par lui en jouant sur les mots. Fort de sa jeune connaissance du grec et du latin, le jeune homme, âgé de dix-sept ans, élève des Frères de la congrégation de la Vie Commune, traduisit en latin Geert qui signifie en hollandais « le désiré », en Desiderius, y ajouta Erasmus, « aimé » en grec et Roterodamus pour signifier ses origines. Pour nous, il est devenu Erasme tout court et pour le distinguer, le « prince des humanistes ».
Seul moyen de sortir de sa condition, il entra dans les ordres chez les chanoines augustins de Steyn, et obtint une bourse qui lui permit de poursuivre ses études au collège Montaigu à Paris. Est-ce là qu’il développa son goût pour les Humanités en lisant les auteurs grecs et latins et surtout la Bible ? Les textes sacrés, à l’époque n’étaient accessibles qu’aux lettrés car publiés seulement en latin. Il tenait là sa véritable vocation : lutter contre l’obscurantisme, obstacle à l’expression de la foi. On sait qu’Erasme voyagea tout au long de sa vie, notamment en Italie, à Venise, Bologne et Rome, en Angleterre et en Allemagne, qu’il fut ordonné prêtre, à l’âge de vingt-cinq, obtint une dispense de couvent.
Comme un vade mecum personnel il a composé ses Adages, un recueil de formules et de citations grecques commentées qui finiront par atteindre le nombre de 818, au moment de leur première publication à Paris par Jean Philippi, en 1500. Il ne cessera jamais d’enrichir ce recueil ; dans l’édition de 1536, ces adages seront plus de 4000 !
Durant ses déplacements Erasme donnait des cours de latin aux fils de familles et rédigeait à leur intention des « livres du maître » dont certains sont toujours conservés dans des bibliothèques de collèges comme celles de Saint-Paul ou d’Eton. La présence d’Erasme en Angleterre est liée à celle de l’un de ces élèves, William Mountjoy qui l’y emmena. C’est en effet grâce à ce jeune lord qu’il fut reçu par la famille royale et se lia avec, notamment, Thomas More. Nous étions en 1499. Il ne devait y retourner que dix ans plus tard, appelé par le jeune roi Henry VIII. Il était alors en Italie et effectua son trajet par petites étapes. Erasme affirma qu’il composa L’Éloge de la folie « à cheval ». Il n’en fut rien, ce texte fut rédigé dans la demeure de Thomas More qui l’avait accueilli à Londres. Il lui dédia l’ouvrage en réalisant une fois de plus un jeu de mots dans son titre en grec : Moriae encomium, laissant croire que l’éloge est aussi celui de More. Selon le bibliographe Jacques-Charles Brunet, il est probable que la première édition de cet ouvrage est celle imprimée à Paris sans indication de date, pour Gilles Gourmont (in-4). L’épître dédicatoire est datée du 9 juin 1508, dans les dernières éditions ; cette date est fausse puisque nous savons qu’Erasme composa son livre en 1509 et qu’il fut bel et bien imprimé en 1511.
Depuis cette date il ne se passa pas d’année sans que l’Eloge de la Folie ou plus exactement Moriae encomium, ne fût édité dans toutes les principales villes de l’Europe. En 1514, Érasme s’installa à Bâle et rencontra le libraire-éditeur Johannes Frobenius (vers 1460- 1527) qui, à son tour, fit imprimer son ouvrage. Les deux hommes se lièrent d’amitié et travaillèrent ensemble à plusieurs éditions, notamment le Novum Testamentum traduit en latin et commenté par Érasme, publié en 1519 et qui fut utilisé par Luther pour sa traduction. Entre temps, le peintre Hans Holbein le jeune (1498-1543) était entré au service de Frobenius afin d’illustrer ses livres. C’est là qu’il prit connaissance du Moriae encomium dans cette édition de Bâle de 1514. Sa lecture l’inspira et il réalisa, sans doute en 1523, des dessins à la plume dans les marges d’un exemplaire, actuellement conservé dans le musée de Bâle. Nous savons qu’Érasme, les apprécia et demanda au peintre d’exécuter son portrait. Il en réalisa plusieurs dont un est désormais conservé au Louvre et un autre au musée de Bâle.
Nous pourrions penser que l’éditeur Frobenius eut songé réaliser une nouvelle édition du Moriae encomium incluant les illustrations d’Holbein. L’artiste était déjà, en effet, intervenu dans l’illustration de la Biblia pauperum, à laquelle il avait donné 40 bois. Mais ses dessins sur l’Éloge furent jugés licencieux et il eut beau se prévaloir de la confiance que lui témoignait Érasme, il ne parvint pas à faire taire ses détracteurs. C’est ainsi que fuyant la Réforme, il gagna l’Angleterre où il fut accueilli sur la recommandation de l’humaniste auprès de Thomas More et fit la fortune que l’on sait.
Il fallut attendre la seconde partie du XVIIe siècle pour bénéficier d’une édition de Moriae encomium illustrée par ces dessins. Celle-là, toujours en latin, imprimée à Bâle, (Basilae, typis Genathianis, 1676, in-8) est donc ornée par 77 figures gravées à l'eau forte d'après les dessins d'Holbein de dimensions variées. La librairie Thomas-Scheler à Paris (1) qui en propose dans ses rayons un exemplaire relié en basane moucheté, le dos à nerfs orné, d’époque, indique que « l’éditeur a tiré les gravures dans le texte, mais aussi parfois sur des pièces de papier collées et dépliantes quand le dessin est plus grand que la justification ». Cette édition critique, dédiée à Colbert, comporte également un portrait d’Erasme et deux portraits de Holbein.
Nous savons que Moriae encomium a été traduit en français par Galliot du Pré, sous le titre complet de De la déclamation de louenges de follie, stile facessieux et profitable pour coignoistre les erreurs et abus du monde (Paris, Pierre Vidoue, 2° jour d’aoust 1520, in-4). Celle-là a été de nombreuses fois rééditée ; il semblerait que la formulation du titre L’Eloge de la folie soit apparue pour la première fois dans l’édition de 1713 (Paris, in-12). Auparavant, l’édition de Lahaye chez Théo Maire, en 1642, (in-12), l’avait traduit par La Louange de la sottise et celle de Jacques Cottin (Paris, 1670, in-12) par La Louange de la folie.
Une « nouvelle édition sous le titre définitif cette fois de L’Eloge de la folie, revue et corrigée sur le texte de l’édition de Basle. Ornée de nouvelles figures avec des notes » sortit en 1751, sans indication de lieu , ni d’imprimeur (in-12). Elle est ornée de 17 gravures Charles Eisen (1720-1778) dont 13 hors texte.
Une nouvelle impression comprenant les illustrations d’Eisen sortit en 1766, avec seulement 12 gravures. Là encore, les éditions illustrées diverses se succédèrent ; rien que pour le vingtième siècle, on en compte une vingtaine dont plusieurs reprennent les dessins d’Holbein, sinon nous pouvons citer celles de Chas-Laborde, de Dubout et de Pierre-Yves Trémois. Et nous sommes loin du compte. Souvenons-nous simplement des premières phrases prononcées par la Folie : « Quoi que dise de moi le commun des mortels (car je n'ignore pas tout le mal qu'on entend dire de la Folie, même auprès des plus fous), c'est pourtant moi, et moi seule, qui, grâce à mon pouvoir surnaturel, répands la joie sur les dieux et les hommes. »
Bertrand Galimard Flavigny
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