Repas en guirlandes : le menu d’Escoffier pour Noël 1899
Les festivités de Noël ne tournent pas seulement autour du sapin, mais traditionnellement et selon les moyens de chacun, face à une table parée le plus élégamment possible, garnie de plats aux fumets alléchants, en tous cas sortant de l’ordinaire. Mais sous le regard d’une étoile.
La grande majorité s’en réjouit à l’avance, les autres le regrettent, tant pis pour eux. La fin de l’année est marquée depuis des décennies, et ceci sous toutes les contrées, par des repas fastueux au cours desquels l’élégance le dispute à l’abondance. Nous commençons par Noël, certains la veille, nous continuons par le Jour de l’an, sans oublier le « réveillon ». Les panses en sortent exténuées. Lorsque l’on considère les menus de nos anciens, nous sommes effarés. Comment diable, pouvaient-ils tout absorber ?
Tenez, auriez-vous été capable d’apprécier ce menu composé par Escoffier pour Noël 1899 au Savoy de Londres : « Caviar frais - Bouquet de crevettes - Royal natives, Tortue claire - Bortsch à la russe - Suprêmes de soles à l'aurore - Filets de rougets aux laitances - Poulardes royales - Timbales de truffes au champagne - Selle de chevreuil grand veneur - Mousseline d'écrevisses, Délices de bécasses - Sorbets dame blanche - Ortolans cocotte - Cailles à l'orange - Salade des capucins - Asperges nouvelles - Foies gras pochés au Clicquot - Soufflé Chantilly - Ananas glacé - Mandarines à l'orientale -Biscuits aux avelines – Mignardises - Galettes écossaises - Fruits - Vins : Johannisberger cabinet, 1874 - Pommery, extra sec, 1884 - Château Coutet, marquis de Lur-Saluces Mise du Château Etampé, 1861 - Grande Champagne, 1830 - Grandes liqueurs -
Café turc ». Une merveille !
A la jolie dame qui m’aurait accompagné à Londres, à cette époque, j’aurais pu citer cette phrase d’accueil que l’on vous offre au Liban : « Je te donne à manger autant que je t’aime ». En écoutant ainsi moduler un chant de Noël, la Belle n’aurait pas songé à repousser son assiette. Elle aurait de la même manière accepté d’esquisser quelques pas d’une ou de plusieurs valses, avant de glisser sur la neige qui n’aurait pas manqué de tomber ce soir divin, durant la célébration de la messe.
Même en temps de guerre, le menu de Noël se doit être hors du commun. Ainsi au café Voisin, 261 rue Saint-Honoré, pour le Noël 1870 le chef composa un « menu siège de Paris », (99e jour du siège). Pour accompagner des Latour Blanche 1861, Ch. Palmer 1864, Mouton Rothschild 1846 et Romanée Conti 1853, Voisin proposa une « tête d’âne farcie ; un consommé d’éléphant ; un chameau rôti à l’anglaise ; un civet de kangourou ; des côtes d’ours rôties sauce poivrade ; des cuissots de loup sauce chevreuil ; des chats flanqués de rats et de la terrine d’antilope ». On venait de vendre les animaux du Jardin d’acclimatation…
En guise d’exergue à sa Physiologie du goût ou Méditation de gastronomie transcendante (P. Sautelet, 1826, 2 vol.in-8°), Jean Anthelme Brillat-Savarin (1755-1826), inscrivit : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es. » Nous ignorons, si Brillat-Savarin qui était magistrat, fut invité à ce dîner donné aux Tuileries, en 1820, reproduit dans L'Art culinaire français (Flammarion, 1953). Celui-ci était composé de deux potages, quatre grosses pièces, seize entrées, quatre grosses pièces encore, trois plats de rôts, seize entremets, et trois desserts. Brillat-Savarin, l’aurait, certes goûté, car il était avant tout un homme d’esprit, un épicurien bienveillant et un grand érudit. Son livre fut composé comme une plaisanterie, un jeu de l’imagination. Son livre, « ouvrage théorique et à l’ordre du jour dédié aux gastronomes parisiens par un professeur membre de plusieurs sociétés littéraires et savantes » connut un très grand succès qui ne s’est pas démenti depuis. Il fut tiré à 500 exemplaires, et mis en vente sans nom d’auteur, en décembre 1825, mais Brillat-Savarin ne put apprécier son bon accueil, il mourut deux mois après, le 2 février 1826.
Paraphrasant cet esthète, nous pourrions également dire « Dis-moi comment tu ripailles, je te dirai ce que tu es. » Au verso du menu du réveillon du 24 décembre 1911, au restaurant du Grand hôtel, alors installé 275 rue Saint-Honoré à Paris, Colette qui se nommait encore Colette Willy, écrivit :
« On se les cale à votre santé ! Lisez plutôt :
Ce que nos yeux ont vu
Ce que nos nez ont sentu
Ce que nos langues on léchu
On vient de l’Opéra, Croppy (orthographe anglaise) a vu Nijinsky
Et je ne réponds plus de rien… »
Sous les vers de Colette apparaissent un distique pornographique, sans doute de Jouvenel, ainsi que des facéties en mirlitons grivois par les autres convives du réveillon ; probablement Léon Hamel, Georges Wague et Christiane Mendelys, sa femme, dont le surnom était Croppy. On s’amusait sans doute, en perdant son élégance.
Les banquets sont par excellence païens. Quoique la religion ait sanctifié le bonheur de partager les repas. Comus en est le maître. Ce dieu considéré comme subalterne, mais admis dans l’Olympe, avec Momus, avait pour charge de divertir les dieux. Il présidait à la toilette, aux festins, à l’amour matériel ; enfin à toutes les jouissances de la sensualité. Il aimait le vin et se lia naturellement avec Bacchus. Leurs deux noms sont souvent liés. Et l’on imagine avec eux les fastes les plus délicieux et les plus…lourds. Pour s’y retrouver, on peut consulter les Œuvres d’Athénée ou le Banquet des savants, traduit par Lefebvre de Villebrune, et sorti de l’Imprimerie de Monsieur, en 1789, le tout en 5 tomes ( in-4°). Un texte précieux pour la connaissance de l’histoire de la table et de la gastronomie dans l’antiquité. Le bibliographe Brunet considère cette traduction « inexacte et mal écrite ». Dont acte.
François Marin, cuisinier fameux, « ami de cœur du roi » , protégé par Madame de Pompadour, publia Les dons de Comus, ou les Délices de la Table, chez Prault, en 1739; (in-12). Son ouvrage révolutionné la cuisine en abolissant les grands fonds qu'il remplacera par des jus et en allégeant considérablement les recettes, une sorte de nouvelle cuisine, plus de deux siècles avant les prétendus inventeurs d'icelle. Pour Mme du Barry, Comus prit la main de Cupidon. A eux deux, ils composèrent un Bréviaire de la table. Celui-là est en fait un texte composé à la demande de Louis XV pour sa favorite à l’occasion de son installation au pavillon de Louveciennes, en 1770. Il fut calligraphié par Jacques-Augustin de Silvestre (1719-1809) et relié par Jean-Robert Bailly, maître-relieur en 1747. Ce manuscrit réglé et enluminé – paroles et musiques –de chansons à boire et légères, contient aussi les « offices journels, nocturnes et hymnes en l’honneur de Bacchus et de l’amour, à l’usage des abbaiies, et monastères de l’ordre de Cypris, pour elle seule usité dans le diocèse de Cythère. A Cocagne, chez les Frères Joyeux, rue de la Sensualité, sous les piliers des Plaisirs, autant que du goût écrit… ».
Si Le Viandier de Taillevent (1310-1395), dont il existe une heureuse édition présentée par le baron J.Pichon dans une édition de Techener, en 1892, ( 2 to in-8°), est considéré comme un classique, on ne saurait négliger les mérites de Grimod de La Reynière (1758-1838) dont le Manuel des Amphitryons publié par Capelle et Renand, en 1808, (in-8°) est destiné à enseigner l’art de recevoir. Cet aristocrate qui se retira à Villiers-sur-Orge, dans l'ancien château de la marquise de Brinvilliers, l'empoisonneuse où il donna de mémorables dîners, mourut à l’âge de 80 ans le soir du réveillon du 25 décembre 1837. Avant de nous quitter, il avait également laissé le fameux Almanach des gourmands crée en 1803.
Que choisir comme dessert qui ne serait pas une bûche composée de crème pâtissière ? Une pêche melba, pardi. Qui eut l’idée d’une douceur sans pareil ? Auguste Escoffier (1846-1935) qui la dédia à Nelly Melba (1861-1931) cantatrice australienne, la meilleure de son temps. Celui que l’on a surnommé « le Maître des saveurs » nous a, d’abord donné le Guide culinaire. Aide mémoire de cuisine pratique (Flammarion, 1903) – on préfèrera l’édition de 1929 - puis le Livre des Menus. Complément indispensable au Guide Culinaire ( Paris, Flammarion, (1927). In-8), et ensuite Ma cuisine. 2500 Recettes. ( Flammarion, 1934; fort vol. in-8).
Escoffier avait également compris que l’art de la cuisine passait aussi par la décoration de la table. Il composa Les fleurs en cire ou l’art de faire de bouquets artificiels, complément de la science des cuisiniers d’autrefois. L’édition originale parut en 1885, elle est introuvable. Tandis que sonnent les carillons dans les clochers, que chantent les enfants autour du sapin, les grandes personnes pourront faire leur, cette devise de Brillat-Savarin qu’Escoffier avait fait sienne : « La découverte d’un mets nouveau fait plus pour le genre humain que la découverte d’une étoile ».