Les Lettres chinoises de Boyer d’Argens
Découvrez les Lettres chinoises du marquis de Boyer d’Argens (1704- 1771), auteur trop oublié aujourd’hui qui fut célèbre au XVIIIe siècle dans toute l’Europe. Notre invitée interviewée, Lu Wan Fen, a présenté, annoté et commenté ce chef d’œuvre en tant que spécialiste à la fois de la littérature des grands siècles, XVIIe et XVIIIe, et de l’histoire des Jésuites en Chine. Chinoise, traductrice, docteur ès lettres (sa thèse de doctorat portait sur Boyer d’Argens), elle enseigne la littérature française et le chinois à Paris.
Chacun d’entre nous a lu ou se souvient d’avoir étudié les Lettres persanes de Montesquieu. Le style "Lettres" était en effet à la mode dans la première moitié du XVIIIe, au moins autant que la passion pour la Chine... Boyer d’Argens n’échappe pas à celles-ci et imagine lui aussi des voyageurs, cinq Chinois, qui débarquent en France et entretiennent une correspondance (entre Pékin, Paris, Nagasaki, Siam, Ispahan, Moscou..). Mais le narrateur a ceci de particulier qu’il met en valeur la civilisation de ses "figures fictives ", en s’appuyant sur l’information diffusée en Europe par les Jésuites alors établis en Chine. Il ne se contente pas de quelques anecdotes amusantes. Il écrit en penseur, philosophe et homme des Lumières. Il ne cherche pas à épingler quelques coutumes différentes, quelques travers pittoresques : il offre, sous une forme littéraire à la mode, un véritable traité à la fois philosophique et religieux.
S’intéresser à la Chine et aux Chinois ? Il y a déjà plus d’un siècle que l’Europe (et notamment les académies) le faisaient. Les Jésuites ont commencé à s’implanter en Chine après Matteo Ricci, c’est-à-dire au début du XVIIe siècle. Dans une note (p. 60) qui accompagne la 1ère de ses Lettres chinoises (car les notes apportent un véritable complément historique et s’avèrent ainsi particulièrement enrichissantes), on apprend que l’Académie des sciences (fondée en 1666 par Colbert) a joué un rôle dans les relations entre les Chinois et les Européens en envoyant, en 1685, plusieurs Jésuites à la Cour de Pékin : les pères Tachard, Visdelou, de Fontaney, Bouvet et Gerbillon. Boyer d’Argens, lui, qui écrit au milieu du XVIIIe siècle, n’est jamais allé en Chine mais sa "documentation" est parfaite. Et, surtout, il a une vision tout à fait originale sur l’écriture chinoise qu’il compare à l’architecture.
Un auteur célèbre... trop peu connu aujourd’hui !
Comme l’explique Lu Wan Fen, la célébrité de l’auteur fut assurée d’abord par ses Lettres juives qui eurent aussi un grand retentissement européen (1735). Suite à la renommée internationale que les Lettres juives lui apportèrent, l’écrivain publiait une série de lettres, intitulée Lettres cabalistiques, puis Lettres chinoises. Ces trois séries de lettres constituent la Correspondance philosophique de Boyer d’Argens, qui écrivait en français mais n’a jamais rédigé sur le territoire français puisqu’il a vécu en exil. Il a fait paraître Lettres chinoises, à Amsterdam, dans les principales villes de l’Europe aux bureaux des Postes, pendant plusieurs années, tous les lundi et jeudi... à partir de 1739 ! Il en a ainsi écrit plus de 400 !
Né à Aix en Provence, celui qui se définissait lui-même comme "historien de l’esprit humain" s’exile -suite à ses prises de position vis à vis de l’Église catholique - dans les milieux protestants, en Hollande d’abord puis à Berlin. Invité par Frédéric II (bien avant Voltaire), il deviendra chambellan à la Cour de Prusse et le Directeur de la classe des Belles Lettres de l’Académie de Berlin. Cet exilé, qui entretiendra une correspondance avec Voltaire et avec de nombreux érudits et théologiens protestants, avec les "libraires" qui lui fournissent tous les ouvrages essentiels qui paraissent, et cependant, il restera un solitaire.
Une œuvre d'une portée philosophique essentielle
Lu Wan Fen explique ici les convictions profondes de cet homme du XVIIIe. A la fois héritier de Montaigne, critiquant la position intellectuelle de Descartes (il voyait dans le "cogito" un risque d’athéisme), manifestant une grande ouverture d’esprit, et surtout une vision rare et pertinente sur le débat entre Gassendi et Descartes, notamment au sujet de la physique et de la métaphysique. Boyer d’Argens est profondément marqué par la notion du vide préconisée par Pierre Gassendi. Celle-ci permet d’introduire la notion de la « phantasia» dans l’exploitation de la logique discursive afin de mettre en lumière les limites de la pensée humaine. La figure du « je » fictif ainsi que la forme imaginaire des Lettres chinoises incarnent ainsi une portée philosophique de première importance. Ses analyses théologiques sont particulièrement fines et exprimées dans un style très clair. Son modèle théologique est celui des Pères grecs mais son modèle rhétorique est celui des historiens grecs.
Lu Wan Fen écrit dans son introduction : "A Berlin... il s’est libéré de son esprit polémique antireligieux et de ses rancunes personnelles. Il expose plutôt, de manière convaincue, tout un projet moral et politique positif, constructif. Et il s’appuie sur l’exemple de la Chine".
Portraits au fil des lettres
Au fil des lettres (ce livre en offre la sélection d’une quarantaine), il traite tous les grands sujets intellectuels de l’époque, évoque plusieurs grandes figures de fondateurs de religion ou de mouvements religieux. Ainsi, dans la toute première lettre, il raconte l’engouement des Européens pour leurs sépultures qui n’est pas moins grand que celui des Chinois... et, dans la lettre V, il revient sur la conception (et la grande peur) des Chinois pour la mort.
Dans la lettre VIII, il compare les innombrables "sectes" européennes et les "trois principales chinoises" : celle des "lettrés qui suivent la doctrine des anciens livres canoniques et les explications qu’en a données Confucius. Celle des sectateurs de Laozi. Celle qui adore la divinité Fo. L’auteur reprend ainsi la classification de Matteo Ricci traitant du confucianisme, du taoïsme et du bouddhisme. Il y revient à plusieurs reprises.
Dans la lettre XII, il dresse un inoubliable portrait de St Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie de Jésus, (il dit fondateur de la secte moliniste, reprenant l’appellation de l’époque), portrait caricatural parce que l’auteur, volontiers polémiste, adopte alors un style satirique. Plusieurs extraits de la lettre XII vous sont lus dans cette émission :
Lettre de Sieu-Tcheou à Yn-Che-Chan
Ignace, dont tu as si souvent entendu parler aux jésuites, et dont tu as lu la vie écrire par un de ses disciples, bien éloignée de la vérité et de ce qu’on en dit ici, est le grand patriarche des molinistes : c’est ainsi qu’on appelle en France les jésuites et tous les autres religieux et séculiers qui leur sont fortement attachés. Cet homme naquit en Espagne ; il passa au service les premières années de sa vie. Ayant été blessé au siège de la citadelle de Pampelune d’un coup de fusil qui lui avait cassé l’os de la jambe, sa blessure fut mal pansée ; une grosseur, causée par un os qui avançait trop, rendait sa jambe difforme... Ignace pour dissiper sa tristesse et les chagrins de se voir boiteux, demanda quelques livres : par hasard, on lui en donna un qui contenait l’histoire des prinipaux saints européens.
Ce livre, rempli de prodiges et d’histoires fabuleuses, échauffa son imagination... Tout à coup, Ignace ne pense plus à sa jambe ; le souvenir de sa blessure s’effaça pour ainsi dire de sa mémoire ; les actions fabuleuses des saints européens l’occupèrent entièrement... Tout à coup, il se livra en public à son imagination déréglée et se mit à courir les champs. Il monta sur une mule malgré les remontrances de son frère, se déroba de chez lui, et prit la route d’un monastère. Ayant rencontré sur le chemin un Maure mahométan, il voulut l’obliger à se battre, ou à confesser qu’il se trompait en suivant la religion : le Maure ne voulut faire ni l’un ni l’autre, et pour se débarrasser d’un pareil fou, il s’enfuit. Il semblait que cette première action d’Ignace fût un augure de ce qu’il ferait un jour, et des principes sur lesquels il établirait les opinions qu’il ferait recevoir à ses sectateurs. La violence et la contrainte sont les deux premières maximes des jésuites. Oh, qu’ils sont différents en Europe, cher Yn-Che-Chan, de ce qu’ils veulent paraître en Chine !...
Les extravagances d’Ignace étaient plus affectées qu’elles n’étaient naturelles : sous son zèle outré pour la dévotion il couvrait une ambition démesurée ; et quoique son esprit eût d’abord été altéré, soit par le changement de vie, soit par ce qu’il avait souffert dans sa maladie, dans la suite la vanité et le désir d’être chef d’une secte respectable furent les seuls motifs qui le conduisirent.... Dès son voyage à Paris, il avait commencé d’avoir quelques disciples : le nombre en augmenta dans la suite considérablement. Il leur imposa pour première loi de vouer au souverain pontife romain une obéissance aveugle, et de se soumettre entièrement aux ordres de leur chef, c’est à dire aux siens et à ceux des personnes qui lui succéderaient dans la suite, les deux points étaient aussi essentiels que politiques. Par le premier il assurait éternellement à ses disciples la protection de la cour de Rome ; par le second, il établissait le bon ordre dans la Compagnie. C’est ainsi qu’il nomma cette troupe de gens qu’on appelle aujourd’hui la société des jésuites"...
Notre invitée explique comment il faut comprendre ce passage dans la pensée de Boyer d’Argens, qui reprend le procédé littéraire cher à Montesquieu qui consiste, comme l’a souligné Roger Caillois (de l’Académie française) "à se feindre étranger à la société où l’on vit" pour mieux la critiquer. Boyer d’Argens attaque ici le lyrisme discursif hérité de la tradition rhétorique des Pères du Moyen Âge. Le modèle rhétorique recherché par l’écrivain est un modèle discursif des Pères et des historiens grecs. L’objectif est de préconiser un art rhétorique qui s’adresse à l’exercice de penser individuel. Au fond, l’art de raisonner préconisé par Boyer d’Argens est empreint de l’influence de l’art argumentatif des exercices ignaciens.
Dans les lettres suivantes, Boyer d’Argens, aborde d’autres religions, celle du Japon, celle des empereurs romains, celle des Juifs, et bien sûr, évoque la question délicate de la pratique des rites. Dans toutes ses lettres, les questions scientifiques -car la science tient une large place dans ses démonstrations- sont abordées avec leur résonance philosophique.
A la fin de cet entretien, notre invitée Lu Wan Fen précise qu’elle a rédigé ce livre en collaboration avec le père jésuite Jean-Yves Calvez (qui a été reçu à Canal Académie pour son ouvrage : "80 mots pour la mondialisation". Historien reconnu mondialement, décédé le 11 janvier 2010 –deux semaines après le remaniement et la relecture de la présente édition- (Boyer d’Argens aussi était mort un 11 janvier 1771), Jean-Yves Calvez est considéré comme l’un des meilleurs spécialistes de la pensée de Karl Marx. Comme le précise Lu Wan Fen, sans être sinologue, il connaissait fort bien la Chine par ses expériences personnelles, ses voyages, ses contacts intellectuels et ses relations avec le peuple chinois.
D'autres émissions sur le jésuite en Chine Matteo Ricci :
- Le cardinal Roger Etchegaray en Chine, sur la tombe de Matteo Ricci
- La tulipe noire de la cartographie de Mattéo Ricci
- L'ouvrage Boyer d'Argens, Lettres chinoises choisies et présentées par Lu Wan Fen, est paru aux éditions DDB, Desclée de Brouwer, 2011.