Michel Serres, de l’Académie française : Biogée

"En cousine compagnie avec le monde"
Avec Marianne Durand-Lacaze
journaliste

Le livre du philosophe Michel Serres, Biogée, ambitionne de donner la parole aux éléments naturels dans une forme originale qui mêle la nouvelle, le conte, le récit et une poésie de l’émotion unique et majestueuse. L’académicien s’interroge : "Comment mes paroles laisseraient-elles parler sans moi le monde sans parole ? Puis-je m’effacer assez pour le laisser sonner ?" Lui qui habite le monde pour avoir exercé le métier de marin, raconte ses émotions quand elles rencontrent les émotions des autres et celles de la Biogée, pour dire les choses du monde et la vie.

Émission proposée par : Marianne Durand-Lacaze
Référence : pag876
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Michel Serres annonçait déjà la couleur dans son livre-manifeste Le temps des crises (Éditions Le Pommier 2009). « Le jeu à deux qui passionne les foules et qui n'oppose que des humains, le Maître et l'Esclave, la gauche contre la droite, les républicains contre les démocrates, telle idéologie contre une autre quelconque, les verts contre les bleus..., disparaît en partie dès lors que ce tiers intervient. Et quel tiers ! Le Monde soi-même. Ici, la lise; demain le climat. L'eau, l'air, le feu, la terre, flore et faune, l'ensemble des espèces vivantes...ce pays archaïque et nouveau, inerte et vivant, que plus loin, j'appelle la Biogée. Fin des jeux à deux ; début d'un jeu à trois. Voilà l'état global contemporain ».



Le nouveau triangle, pour Michel Serres, se nomme Sciences-Société-Biogée. Réconcilier les humains avec le monde qu'ils ont eu tendance à oublier est une des ambitions du philosophe. Dans ses livres précédents, Le Contrat naturel, Le Mal propre, il avait proposé de jeter les bases d'un pacte préalable, d'un droit nouveau et se demandait si la nature pouvait devenir un sujet de droit. «Ladite Biogée», écrivait-il dans Le temps de crises, «donne une autre idée de ladite mondialisation». Il proposait la création d'un organisme mondial, la WAFEL, sorte de parlement pour la Biogée. «Comment ouïr ce nouveau partenaire ? » se demandait-il. Il hasardait même l'hypothèse que notre culture et notre histoire occidentale naquirent peu à peu de tenir de moins en moins compte du monde. Il se demandait qui pourrait parler au nom de la Biogée. Il ne suffit plus que les sciences parlent des choses du monde et les sociétés des sociétés.


Avec son dernier livre Biogée, Michel Serres souhaite que nous ne pensions pas seulement le monde dans le sillage des philosophes acosmistes, c'est à dire séparés du monde. Parce qu'en ce début du XXI e siècle, il semble que nous devenions davantage, nous les hommes, objets de ce nouveau sujet qu'est la Biogée. Il ajoutait qu'il restait encore à écouter sa parole. Avec Biogée, c'est à cette écoute du monde qu'il nous convie. Et pour mieux nous le faire entendre, sa plume donne la parole aux éléments, aux choses du monde, dans un texte très original où l'écrivain qu'il a toujours été, l'emporte sur le philosophe pour mieux servir son propos philosophique.


Dans ce récit, en forme de conte philosophique, où toute morale est bien entendue exclue, Michel Serres se situe, nous dit-il, comme : «Enfant d’Hiroshima, fils de Majorana, je vis et pense comme un enfant de la guerre, héritier de la bombe.» Cet hymne à la vie emporte dans un tour du monde, en prise avec la joie : «Joie : matière dont est faite la Biogée.»




Parcours, quelques points

Festival Philosophia, Saint-Emilion, novembre 2010
© Charles Dupras pour la Revue Médias

En 1969, il est exclu de l’enseignement de la philosophie en France et voyage aux États-Unis où il se fixe en 1984 à Stanford. Pendant cette longue interruption avec l’enseignement de la philosophie, mais pas avec la philosophie, il écrit des livres, de philosophie, bien sûr. Puis, il enseigne l’histoire des sciences à Paris-I de 1969 à 1996 et poursuit parallèlement son enseignement à l'Université de Stanford.

Outre ses 55 livres, il a dirigé l’édition du corpus des œuvres de philosophie en langue française, chez Fayard, de 1984-2005.


À l'encre de l'eau


Il a fait le tour du monde, a été invité pour de nombreux séjours à l’étranger, escaladé des montagnes, des Alpes, de l’Himalaya, navigué sur l’Océan d’un bout à l’autre de la planète. Michel Serres n'est pas "marin d'eau douce". L'enfant de marinier qui connut dans le ventre de sa mère la grande crue de la Garonne d'avril 1930, année de sa naissance, puis d'autres débordements du fleuve adolescent, avait choisi, dans sa jeunesse d'entrer à l'École navale de Bordeaux. Le concours obtenu, il en démissionne aussitôt en 1949, refusant le métier militaire qui s'offre à lui, dégoûté des horreurs et de la violence de la guerre auxquelles s'ajoute l'horreur nouvelle de la bombe atomique. Michel Serres avait pourtant choisi la mer, peut-être pour aller plus loin, pour découvrir le monde au bout de la voie du fleuve familial. Il y renonça donc, subitement et douloureusement pour la philosophie. Son service militaire, quelques années plus tard, après être passé par Normale Sup Ulm, lui permet de renouer avec l'océan et de naviguer en haute-mer pendant deux ans. Aujourd'hui encore, il dit habiter la mer. J'aime les marins pour leur pureté opératoire. Ciels étoilés, tempêtes et craquements de navires ne l'ont pas quitté : Pour avoir exercé le métier de marin, j'habite le monde...j'ai encore en tête la carte du ciel comme vous avez dans la vôtre le plan du métro ou le paysage de votre village. Dans Biogée où il raconte certains moments de sa vie durant son service militaire : une tempête force 10, les eaux calmes de la mer Rouge. Dès les premières pages, il écrit : «Oui, je pleure la mer dont l’exigeante beauté l’emporte sur mes paroles trop humaines…Je voyais comme la mer.»





Pour en savoir plus


- Michel Serres, de l'Académie française
- Michel Serres, Biogée, Éditions Le Pommier-Dialogues.fr, novembre 2010







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