Mon père, ce diplomate engagé... par Georges-Henri Soutou, de l’Académie des sciences morales et politiques
Georges-Henri Soutou publie les" Mémoires" de son père Jean-Marie Soutou (1912-2003), diplomate, témoin irremplaçable de son époque -la Résistance, Tito, Mendès-France, l’URSS, De Gaulle, l’Algérie, et jusqu’à la construction européenne- et haut fonctionnaire atypique dont « la vision politique ne se séparait jamais de ses engagements intellectuels, moraux et même religieux". Voici un livre de Mémoires qui est en vérité, un livre d’histoire et un travail de réflexion sur quarante ans de politique extérieure française.
«Mon père n'a, hélas, pas rédigé de "Mémoires". Mais, de 1999 à 2003, pratiquement jusqu'à sa disparition, il a eu toute une série d'entretiens (près de 70) avec Jean-François Noiville (1927-2008), l'un de ses grands amis, son collègue au Quai d'Orsay et à différents moments de sa carrière son collaborateur. Craignant, en raison de son âge avancé, de ne pouvoir rédiger et publier lui-même ses souvenirs, à partir du matériau des entretiens, mon père m'avait chargé de reprendre, s'il le fallait, le travail à sa place, avec une totale carte blanche. Affection filiale et plaisir de l'historien se sont conjugués pour répondre à sa demande, qui me fut à maintes reprises répétée. Le diplomate et l'historien se complètent dans ce livre. Ce fut, intellectuellement, passionnant. »
Telle est la réponse de l'académicien et historien Georges-Henri Soutou lorsqu'on lui demande pourquoi il a entrepris de rédiger les "Mémoires" de son père, démarche en effet surprenante.
Un témoignage irremplaçable
Jean-Marie Soutou connut toute une génération non seulement de diplomates, mais d'hommes politiques, de hauts fonctionnaires, d'universitaires, de journalistes, d'intellectuels, en France mais aussi bien dans d'autres pays.
Son récit apporte une contribution essentielle à l'histoire de la Résistance, de la déportation des Juifs de la zone sud en 1942, de la Yougoslavie de Tito, de la présidence de Pierre Mendès-France, de l'évolution de l'URSS sous Khrouchtchev, de la politique européenne et allemande du général de Gaulle, de l'Afrique et la décolonisation, du Moyen-Orient, de l'Algérie de Boumedienne, de la politique extérieure de Valéry Giscard d'Estaing, de la construction européenne.
Jean-Marie ouvre les portes dérobées de l'Histoire avec sa probité de catholique engagé, sa courtoisie attentive et dévouée aux plus grands comme aux plus humbles, et son caractère passionné – qu'il s'attelait à contrôler, nous dit Georges-Henri Soutou.
De la Résistance aux cabinets ministériels et aux ambassades
Issu de la petite bourgeoisie de Foix en Ariège, Jean-Marie Soutou sortit de sa province, par l'intermédiaire du groupe associatif Esprit . En 1932, il contacta la revue Esprit d'Emmanuel Mounier, dont il devint le secrétaire de rédaction en 1939.
Sans emploi après la défaite de 1940, et sans ressources personnelles, il se replia à Lyon et œuvra pour l'association Jeune France, créée avec l'accord de Vichy - pour ce qu'on appellerait aujourd'hui la culture populaire. Très vite, derrière cette vitrine officielle, il commença à participer à la pré-Résistance, apparue dès 40-41. À Lyon, toujours, il contribua à la fondation du groupe des Amitiés chrétiennes, dont la façade légale masquait des activités secrètes : aide aux apatrides et aux Juifs d'Europe centrale ; faux-papiers ; liaisons avec Londres ; liens avec le service de renseignements de Vichy et des complices à l'intérieur même de l'administration vichyssoise. Il participa également à la gestation de Témoignage chrétien, un journal clandestin et s'engagea officieusement, de plus en plus, pour essayer de protéger des rafles les étrangers réfugiés en France. Jean-Marie Soutou et son épouse eurent un rôle capital dans le sauvetage des enfants juifs de Vénissieux.
Après l'entrée des Allemands dans la zone non occupée en novembre 1942, il poursuivit son action au sein de affaires internationales de la Résistance depuis la Suisse. Sa carrière de futur diplomate se dessinait.
À la Libération, Jean-Marie Soutou passa le Concours de recrutement spécial, au Quai d'Orsay, pour faits de résistance. Les voies de la diplomatie le conduisirent pendant 40 ans au cœur de l'actualité internationale.
« Mon père n'était pas des « eaux gaullistes »; il n'a pas caché ses opinions, précise Georges-Henri Soutou, mais le Général -avec qui il parlait de résistant à résistant-, et ses successeurs de droite, écoutaient attentivement ses éclairages politiques et respectaient sa rigueur morale. Il termina sa carrière, en 1979, au plus haut poste de fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères: Secrétaire général au Quai d'Orsay.»
De Gaulle relu par Jean-Marie Soutou
On l'aura compris, la position de Jean-Marie Soutou concernant le général De Gaulle était nuancée ; d'une part, complicité avec l'“Homme du 18 Juin 40”, soutien au moment de la Guerre d'Algérie, et à d'autres occasions ; mais, d'autre part, une différence de philosophie politique les séparait. Tout en étant souvent d'accord avec les orientations fondamentales du général De Gaulle, Jean-Marie Soutou regrettait sa lecture trop nationaliste du rôle de la France sur l'échiquier mondial. Il déplorait, par ailleurs, que, trop souvent, les pulsions personnelles du Général aient démoli des projets au départ positifs et rationnels.
«Son tracassin intérieur gâchaient ses idées de base ; idées auxquelles mon père adhérait assez souvent», poursuit Georges-Henri Soutou. «Peut-être était-ce l'âge ? Ses impulsions propres, sa volonté d'aller vite étaient-elles dues au fait qu'il sentait l'âge arriver ?»
«Lorsque mon père, en 1966, est passé à l'Inspection des postes diplomatiques et consulaires, ce fut par choix personnel et non parce qu'on a voulu le mettre au placard. Mais, lui-même, estimait que ses désaccords avec De Gaulle devenaient trop importants pour pouvoir continuer à être dans un poste de direction au Quai d'Orsay. L'Inspection, c'était plus administratif, plus neutre.»
Jean-Marie Soutou n'était pas pompidolien au sens strict du terme, mais appréciait le bon sens, la réserve, du nouveau Président de la République. Á la différence de son prédécesseur, il n'y avait pas, chez lui, cette espèce de pulsion qui l'aurait emmené trop loin.
Á partir de 1984, les associations : Cassiodore et Renouveau Défense
Après sa retraite en 1979, Jean-Marie Soutou prit la présidence de la Croix-Rouge française jusqu'en 1985. Ensuite, il s'engagea dans Cassiodore, une association qu'il avait fondée en 1984 avec Joseph Rovan et qui réunissait des personnes bien placées dans les centres de décisions. Il s'agissait de promouvoir l'idée européenne, malgré l'europessimisme de l'époque. Le travail de l'association consistait en réunions assez fréquentes, destinées à discuter en commun des avancées européennes. La méthode de Cassiodore n'était pas l'intervention publique, mais le contact suivi avec les décideurs européens. L'ambition était de former un « Jean Monnet collectif ».
Renouveau Défense regroupait des diplomates, des officiers généraux en deuxième section, des universitaires. L'association rédigeait en commun des documents sur les questions de défense; ceux-ci étaient remis, ensuite, à toutes les autorités civiles et militaires concernées.
Ainsi, Jean-Marie Soutou, sera toute sa vie fidèle aux bienfaits de la vie associative qu'il considérait comme un « utile contre-poids aux tyrannies de la bureaucratie et du profit
».
Cet Honnête Homme du XXe siècle, réalisa son idéal moral et intellectuel:
« J'avais un devoir d'élégance... » disait-il.
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