Patrick Modiano : son oeuvre couronnée du Grand prix mondial Simone et Cino del Duca 2010

Jean Roulet présente l’oeuvre de l’écrivain et son dernier roman paru L’Horizon
Avec Jean ROULET
journaliste

Le prix mondial de la Fondation Simone et Cino Del Duca 2010 vient d’être décerné à Patrick Modiano pour l’ensemble de son oeuvre. Cette prestigieuse récompense lui a été remise le 9 juin sous la Coupole de l’Institut de France. Un couronnement de plus pour ce grand écrivain. Le titre de son dernier roman paru L’Horizon a de quoi surprendre : Patrick Modiano n’a-t-il pas trouvé son excellence dans le regard que chaque personnage de son œuvre porte sur son passé ? Dans un univers toujours aux prises avec les mêmes fantômes, L’Horizon perpétue ce regard tout en lui ménageant une échappée.

Émission proposée par : Jean ROULET
Référence : pag798
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Patrick Modiano (© Patrick C. photo Elie Gallimard)

L'univers de Modiano

Au fil de ses romans, Patrick Modiano arpente inlassablement un décor décoloré par le recul des années. Vieilles rues parfois changées de noms, magasins frappés de disparition, arrière-salles de cafés aujourd’hui condamnées, entrepôts où ne s’entrepose plus guère que de l’ombre. Chaque détail de ce décor urbain s’offre à superposer le présent à ce passé dont Modiano demeure la mémoire attentive. Il note les ratures du temps et nous en transmet l’émotion sans jamais l’exprimer lui-même, par bien trop de pudeur.

En plaçant la poésie au cœur de la ville, Patrick Modiano se situe dans le sillage des surréalistes. Même goût de l’étrangeté (« Tout est bizarre »). Même recherche d’une poétique urbaine, mais nul besoin pour cela de forcer l’imaginaire ou de s’évader dans le merveilleux. Tout au plus déranger nos repères par quelque métaphore comme dans son dernier roman, L’Horizon, avec cette « matière sombre » et ces « couloirs de temps ». Une façon de dépasser la difficulté de dire, d’aborder un monde « compliqué » tel que Modiano le perçoit. Tout n’est affaire que de regard et le sien bannit toute banalité, même de notre environnement le plus proche. « L’incertitude du présent » interfère avec le flou de la mémoire et nous plonge dans un climat dont il semble avoir inventé la couleur : « La grisaille et la monotonie de ces jours de pluie où l’on se demande s’il fait vraiment jour et si l’on ne traverse pas un monde intermédiaire, une sorte d’éclipse morne, qui se prolonge jusqu’à la fin de l’après-midi. »
Et comment rester insensible à un café du passé qui se voulait « Café de l’Avenir » ? ou à l’évocation de ce « lointain Auteuil, quartier charmant de mes grandes tristesses. »

Des personnages anonymes

Qui aime Modiano se complaît à le suivre dans ces lieux obsolescents où le présent veut se faire intemporel tant les époques se chevauchent et les saisons se brouillent. On y croise des ombres qui semblent évadées d’un tournage en noir et blanc. Grands adolescents fugitifs en rupture de famille ou personnages sans âge. On ne les repère le plus souvent que par un surnom, un nom d’emprunt ou un attribut vestimentaire. Ils dérivent dans un monde où chacun ne connaît guère des autres qu’un vague présent, répugne lui-même à la confidence et semble chercher protection dans « l’anonymat des grandes villes ». Un climat où tout peut se produire, où ils fuient un passé qui demeure en embuscade. Ils habitent des chambres d’hôtel et se retrouvent dans des cafés où nul n’est requis de décliner son identité. En ont-ils encore une, pour beaucoup d’entre eux, tant on a pu les classer en de mystérieuses catégories qui paraissaient plutôt les déclasser ? « Catégories bizarres dont nous vous n’aviez jamais entendu parler qui ne correspondent pas à ce que vous êtes réellement. On vous convoque, on vous interne. Vous aimeriez bien comprendre pourquoi ». Voilà bien le parcours dont ils portent la trace et dont on prend la mesure à la lecture de Dora Bruder.

De la fugue à la fuite

« Qu’est-ce qui vous décide à faire une fugue ? » demandait Patrick Modiano dans Dora Bruder. « Je me souviens de la mienne le 18 janvier 1960, à une époque qui n’avait pas la noirceur de 1941… Le seul point de commun avec la fugue de Dora, c’était la saison : l’hiver. Hiver paisible, hiver de routine, sans commune mesure avec celui d’il y a dix-huit ans. Mais il semble que ce qui vous pousse brusquement à la fugue, ce soit un jour de froid et de grisaille qui vous rend encore plus vive la solitude et vous fait sentir encore plus fort qu’un étau se resserre. »
Dora Bruder s’apparentait un interminable jeu de l’oie où l’on progresserait de planque en planque, avec, toutes les trois cases, un garde ou un planton quand ce n’était pas une sorte de Javer ou un Schweblin.

Un espoir à l'horizon

Ce climat n’est pas absent de L’Horizon. Il continue d’imposer des stratégies de sauvegarde : choisir les périphéries, éviter les contrôles, repérer les doubles sorties, savoir se perdre dans la foule. On y demeure entre questions de fuite et l’art de fuir les questions. On y retrouve l’arrestation, celle du Docteur Poutrel et d’Yvonne Gaucher ; on y retrouve les fugues, celles de Margaret. Mais le contexte historique est passé sous silence et, si la tension demeure, la dramatisation se fait plus abstraite, laissant espérer une issue moins tragique.
L’horizon c’est l’étau qui enfin se desserre. La fin d’un étouffement dont la fugue ne pouvait être qu’une trêve précaire. De l’internat jusqu’à l’internement ou en passant par « la maison de redressement » ou le « camp de regroupement », toute les menaces qui pesaient dans Dora Bruder et retentissaient encore sur ce roman vont pouvoir se dissiper avec la perspective d’un horizon qui s’ouvre. Une libération intérieure pour un temps qui se veut sans limite. L’espoir offert d’une identité enfin reconnue, apaisée.

La persistance du doute

Si un doute subsiste, ne surtout pas le dissiper. Conservez-en le bénéfice : « … machine de marque étrangère, dont les touches avaient des caractères inconnus en France. n’osait pas poser la question. Il préférait que cela soit comme ça. » (page 84).
Ou encore (page 143), à propos d’Yvonne Gaucher : « D’ailleurs était-ce vraiment elle ? Mieux valait ne pas en savoir plus. Au moins, avec le doute, il demeure encore une forme d’espoir, une ligne de fuite vers l’horizon ».
Cette remarque éclaire toute la fin du roman. Lui assigne sa juste portée.
Comment concevoir l’écriture de Patrick Modiano sans cette omniprésence du doute, son perpétuel questionnement ?
Les retrouvailles avec Boyaval nous en proposent un bel exemple. Et c’est encore le doute qui accompagnera Bosmans à la rencontre de l’ultime fantôme : Margaret, l’âme du roman, le visage de l’Horizon.

Texte de Jean Roulet
Lectures assurées par Elodie Courtejoie.

Le roman L’Horizon, est publié aux éditions Gallimard, 2010


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