Théophile Gautier, un maître en tous les genres : avec Stéphane Guégan et Marc Fumaroli, de l’Académie française
À l’occasion du bicentenaire de la naissance de Théophile Gautier (30 août 1811-1872), Stéphane Guégan rend justice, dans son dernier livre, à ce prince de la République des Lettres, trop méconnu de nos jours. L’ouvrage intitulé Théophile Gautier est une fresque dont Marc Fumaroli, de l’Académie française et de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, salue l’ampleur à la mesure de la vie et de l’œuvre de ce géant du XIXe siècle, poète, romancier, auteur de livrets d’opéra et de ballets, journaliste et critique d’art de génie, grand voyageur et grand reporter : un maître en tous les genres.
_ Afin d'évoquer ce « Goethe universel, touchant à tout avec la même hardiesse », Marc Fumaroli et Stéphane Guégan, soulèvent d’emblée deux problématiques incontournables : .
Comment la bourgeoisie des années Louis-Philippe et du second Empire l’a-t-elle accueilli ? Et pourquoi fut-il oublié au XXe siècle ?
Marc Fumaroli précise que : « Gautier n’est certes pas absent des librairies françaises (deux volumes de la « Pléiade », plusieurs Folio ou GF, des « Œuvres complètes » en cours chez Champion), mais la réduction actuelle du passé littéraire à ses seuls sommets le rend peu visible. Pris en tenaille entre Hugo et Baudelaire (le romantisme et la modernité incarnés), Gautier subit le sort réservé aujourd’hui à sa génération poétique, celle de 1830. Il est marginalisé, et la mémoire de la poésie française en est atrophiée. Le livre passionnant de Stéphane Guégan, grand biographe, est précieux pour l’histoire française de la République des lettres. »
Gautier et la presse moderne qui s’est emparée de l’opinion depuis 1830
« Le plus bel hommage que l’on puisse rendre à la France du milieu du XIXe siècle», poursuit Marc Fumaroli, « c’est d’avoir accordé dans ses journaux tant de place à des poètes de la stature de Théophile Gautier. Et d’avoir eu une bourgeoisie – beaucoup calomniée par la suite - qui était capable de lire, d’attendre régulièrement les articles de Gautier, et de se fier en grande partie à lui. Bien sûr, il y eut une bourgeoisie qui s’est tournée vers les pompiers, qui eut un certain mauvais goût. Mais enfin, malgré tout, Emile de Girardin et les autres grands patrons de presse de l’époque ne se sont pas trompés : la qualité de la prose de Gautier et l’autorité qu’il avait conquise sur le beau en fit une des grandes vedettes sur la place de Paris ; un maître à penser, à sentir, à goûter de la France d’avant Baudelaire, presque contemporaine de Baudelaire. »
Pour Stéphane Guégan, la société de la Monarchie de Juillet fut, en effet, un grand moment de vie, de fièvre intellectuelle et créatrice. Baudelaire, qui n’a pas connu vraiment ces années-là, le dira plus tard. Il eut presque la nostalgie des années Louis-Philippe, dont Gautier fut à la fois l’acteur et un des meilleurs témoins. Théophile Gautier fut, très vite, l’un des jeunes loups du romantisme qui émergeait.
Le romantisme entra dans les mœurs dès les années 1830-1840. Contrairement à l’idée qu’on s’en fait le règne de Louis-Philippe n’était pas hostile à la nouveauté. Baudelaire rendait hommage aux musées de Louis-Philippe, à la Galerie Espagnole, en particulier, qui permit aux artistes français de découvrir l’Espagne et ses grands maîtres de la peinture (Zurbaran, Vélasquez, Valdès Léal).
Gautier fut au cœur de ce Paris-là. Il devint, très rapidement, un arbitre du goût, une sorte de surintendant officieux des arts (écriture, théâtre, peinture, musique et danse).
Gautier et la danse
« Dans son livre, Stéphane Guégan a bien mis en valeur la place centrale que la danse joue dans la pensée la plus profonde de Gautier, explique Marc Fumaroli. Elle joue ce rôle dans sa poésie, dans sa critique d'art. Il a, aussi, écrit Gisèle, un des ballets les plus célèbres au monde. Et sa vie privée fut presque entièrement dominée par des cantatrices et des ballerines. »
« Il appartient à cette famille de grands écrivains français fascinés par la danse », précise Stéphane Guégan. « Je pense à Mallarmé, Cocteau, Céline. Le premier livret que Céline élabore est une paraphrase de la Gisèle de Gautier. Donc, un siècle après les Romantiques, le modèle est encore vivant, encore productif.
Effectivement la danse est partout. J’ai essayé de montrer, en revenant sur ce massif qu’est le journalisme de Gautier, que les plus grands représentants de la danse, de la musique, de la littérature, de la peinture, sollicitent son appui. La fameuse “bienveillance” qu’on reproche à Gautier-critique d’art, au fond s’est exercée sur le meilleur de son époque. »
Défense et illustration du génie français
Avant les Goncourt et Baudelaire, Gautier et ses amis de la « Jeune France » ont renoué, par delà le gouffre de la Révolution et l’Empire, avec le XVIIIe siècle, le rocaille, Watteau, les grands peintres, les grands ornementalistes, les grands architectes, de l’époque de Louis XV. Ce qui caractérisa le rocaille, ce fut son esthétisme. Il ne donna pas des normes morales, civiques, héroïques. Il encourageait au bonheur.
Gautier et ses amis, s’attachant à cet art du bonheur des années Louis XV, en sont venus à confondre le beau avec le bon ; à chercher dans la beauté le secret de la norme éthique : « La jouissance me paraît le seul but de la vie, et la seule chose utile au monde » (Préface de Mademoiselle de Maupin).
On a fini par oublier la place, l’autorité, de Gautier dans le monde de la poésie jusqu’au début du XXe siècle.
Baudelaire a lu et relu Gautier. C’est à lui – non à Hugo, ce « monument de la littérature » du XIXe siècle - qu’il dédia Les Fleurs du Mal. Quand on compare La Comédie de la Mort et Les Fleurs du Mal, on sent la filiation entre les deux poètes. Les Parnassiens, aussi, ont idolâtré Gautier. Apollinaire et les Surréalistes s’en inspirèrent. Les Anglais dits « décadents », comme Oscar Wilde et T.S.Eliot, adorèrent Gautier. Ils mettaient Gautier et Baudelaire sur le même plan.
Il eut une place plus importante que celle de Victor Hugo, à certains égards, dans la dynastie poétique qui inaugura la poésie française des XIXe et XXe siècles d’une manière somptueuse.
Il faut, effectivement, réécrire l’histoire de la poésie de ces siècles-là et la réécrire en contre-point avec la tradition littéraire américaine qui vit en Gautier un écrivain indésirable, inclassable, immoral. Le puritanisme américain était choqué par l'auteur de Spirite. Même Henry James, le plus grand des écrivains américains, qui connaissait pourtant bien l'Europe, s'irritait contre Gautier pour qui, seule, la transcendance de la beauté comptait. Pour le poète d'Emaux et Camées l'art ne devait pas « servir », offrir des normes de conduite ; sa morale, très exigeante, était purement esthétique. En France, l’enseignement de la littérature s’est un peu américanisé tout au long du XXe siècle et a laissé de côté Gautier, l’apôtre de « l’art pour l’art ».
Gautier fut, selon Marc Fumaroli, « un artiste des pieds à la tête. Il est né tel, il n’a fait que croître et embellir dans cette dimension-là ; avec cette générosité qui a peut-être manqué à certains de ses héritiers tardifs. Il est capable d’admettre des esthétiques différentes et de s’intéresser à des choses qui le dépassent vers la fin des années 1860 ».
« Oui, sa libéralité du cœur et de l’âme le rapproche d’Apollinaire. Il est bon de le relire aujourd’hui » conclut Stéphane Guégan.
En savoir plus :
Spécialiste du romantisme français, Stéphane Guégan a axé ses recherches sur les rapports entre peinture et littérature. Ses publications - livres, catalogues d’exposition et articles - ont porté principalement sur Gautier, Stendhal, Baudelaire, Banville, Ingres, Chassériau et Delacroix. Après avoir dirigé le Service culturel du musée d’Orsay, il a rejoint la Conservation. Il fut le commissaire de l'exposition « Manet, inventeur du Moderne », au Grand Palais, au printemps 2011.
- Soirées Gautier à l’Opéra de Paris :
Dans le cadre de la célébration du bicentenaire, l’Opéra de Paris propose un concert autour de poèmes et de textes en prose de l’écrivain (mélodies de Chausson, Duparc, Gounod, Falla, interprétées par Françoise Masset, soprano, Laurent Vernay, alto, accompagnés par Nicolas Stavy, piano). Viendront compléter ce concert : un « Pas de deux » extrait de Giselle d’Adolphe Adam (dansé par Marie-Claire Osta et Mathieu Gano, danseurs étoiles de l’Opéra de Paris) et des textes lus par le comédien Jacques Bonnaffé.
Mardi 27 et jeudi 29 septembre 2011, de 20h à 22h,
amphithéâtre Bastille (120, rue de Lyon, 75012 Paris).
Tarif d’entrée : 25 €.
Informations et réservations : 0 892 89 90 90.