Debussy et la nature : "Je me suis fait une religion de la mystérieuse nature"
L’Académie des beaux-arts a proposé une "Journée Debussy" le 24 octobre 2012, en commémoration du 150è anniversaire de la naissance du célèbre compositeur, mort trop jeune juste avant d’avoir pu être élu membre de cette académie. Plusieurs intervenants, parmi les meilleurs connaisseurs, ont été invités par le président de l’année François-Bernard Michel. La journée était animée par le musicologue Gilles Cantagrel. Canal Académie retransmet ici l’intervention du compositeur François-Bernard Mâche, membre de l’Académie depuis 2020 intitulée "Debussy et la nature", belle occasion de mesurer, par un choix de citations, combien elle fut source d’inspiration, et une sorte de "religion". Les autres interventions de cette Journée sont également disponibles à l’écoute et au téléchargement.
Laissons tout d'abord Gilles Cantagrel présenter François Bernard Mâche : "La dernière intervention de cette journée devrait nous permettre de la clore sur une touche poétique. En effet, dans son recueil de brèves chroniques sur la musique et les musiciens de son temps, brillamment écrites d’une plume parfois trempée dans le vitriol, Monsieur Croche antidilettante, Debussy fait dire à son personnage, réplique du Monsieur Teste de Paul Valéry : « N'écouter les conseils de personne, sinon du vent qui passe et nous raconte l'histoire du monde ». Et Monsieur Croche ne manque pas, en évoquant la musique de plein air, d’admirer « la belle leçon de liberté contenue dans l’épanouissement des arbres ». Toute la poétique de Debussy se résume ici. Que ce soit les préludes pour piano, Ce qu’a dit le vent d’ouest ou Le vent dans la plaine, ou à l’orchestre, le Dialogue du vent et de la mer, troisième tableau de La Mer, non seulement la mer et le vent, mais aussi la forêt, les jeux de l’eau, la lune, autant d’« images » ou d’« estampes » qui révèlent le talent de peintre de Debussy, la subtilité de son coloris et son acuité visuelle autant que son amour de la nature.
François-Bernard Mâche, compositeur, qui vient de fêter son centième opus, musicologue, écrivain et érudit, ancien élève de l’École Normale Supérieure, agrégé de lettres classiques et docteur d’État en musicologie, vous avez enseigné l’Histoire de l’Art antique et dirigé le département de musicologie de l’Université de Strasbourg. Vous avez aussi fondé aux côtés de Pierre Schaeffer et de Luc Ferrari, le Groupe de Recherches Musicales de la Radio, le fameux GRM. Le musicologue en vous s’est intéressé de très près aux voix de la nature et aux langages de certains animaux, qui ont tant à nous apprendre. À nous d’apprendre maintenant, en vous écoutant".
Texte de François-Bernard Mâche :
" Le sujet que j’ai décidé d’évoquer, Debussy et la nature, est un de ceux qui ont été le plus étudiés à son propos. Je l’ai cependant choisi parce que, comme Debussy, j’y attache la plus grande importance, et parce que malgré cela j’y associe des idées et des pratiques très différentes des siennes. Je suis donc heureux que Gilles Cantagrel m’ait procuré l’occasion de cette réflexion sur un compositeur qui est une des sources principales, bien que déjà lointaine, de ma musique, et de celle de beaucoup d’autres compositeurs d’aujourd’hui.
Je dispose de trop peu de temps pour bien parler des œuvres ou même pour en citer de courts extraits. J’ai préféré analyser, parmi les textes écrits par Debussy, un choix de citations révélatrices de ses options et peut-être de ses contradictions, en supposant que beaucoup de ses œuvres sont connues de mes auditeurs.
- Qu’est-ce que Debussy entendait par « nature » ? Un des termes qui reviennent le plus souvent sous sa plume à ce sujet est l’épithète « mystérieuse » :
"La musique commence là où la parole est impuissante à exprimer ; elle est écrite pour l’inexprimable. Je voudrais qu’elle eût l’air de sortir de l’ombre et que, par instants, elle y rentrât, que toujours elle fût discrète personne. La musique est une mathématique mystérieuse dont les éléments participent de l’infini. Elle est responsable du jeu des courbes que décrivent les brises changeantes; rien n’est plus musical qu’un coucher de soleil. Pour celui qui sait regarder avec émotion, c’est la plus belle leçon de développement écrite dans ce livre pas assez fréquenté par les musiciens, je veux dire: la nature." (M.Croche, p.171, = Musica, mai 1903).
Texte révélateur, et éminemment ambigu. Il enchaîne les oxymores : mathématique/ mystérieuse, courbes/ des brises, coucher de soleil/ musical. Chacune de ces images entrechoque délibérément des notions logiquement incompatibles : les mathématiques sont surtout mystérieuses pour les non-mathématiciens ; la courbe des brises est invisible, et le coucher de soleil est une action muette. Il s’agit d’émotion, et non de logique, et la métaphore est un des plus puissants outils poétiques. Mais on peut s’étonner que cette émotion accompagne un regard plutôt qu’une écoute. Dans tous les textes où Debussy parle de son amour de la nature, c’est par le regard qu’elle suscite l’émotion du compositeur.
- Cette variation sur le thème de la nature confirme l’importance du regard, mais révèle aussi une préoccupation profonde : la nature est spectacle « féérique », dont la beauté supérieure sert d’abord à disqualifier l’enseignement académique, et tout particulièrement le traitement des thèmes : on connaît le mot d’ordre lancé par Debussy après l’exposition d’un thème brahmsien : « Fuyons, il va développer ! ». Plusieurs années plus tard, il persiste à opposer l’évolution imprévisible des éléments naturels aux constructions scolastiques (au sens de la Schola cantorum) : « Soutenons que la beauté d’une œuvre d’art restera toujours mystérieuse, c’est-à-dire qu’on ne pourra jamais exactement vérifier « comment cela est fait »(S.I.M. 15 février 1913).
- Toujours le mystère, dans bien d’autres textes :
Par exemple dans la Revue blanche du 1er juin 1901, il évoque la « …collaboration mystérieuse de l’air, du mouvement des feuilles et du parfum des fleurs avec la musique »
Dans la même revue d’avril 1902, il affirme encore : « La Musique contient les correspondances mystérieuses entre la Nature et l’Imagination »
- Le regard que pose Debussy sur la nature ressemblerait à celui d’un peintre travaillant « sur le sujet » si le temps n’était pas d’une importance primordiale. Par l’importance accordée à la sensation, et surtout par le plein air, il est en effet proche des impressionnistes, bien qu’on se soit depuis longtemps préoccupé de le détacher de cette école, mais au lieu de vouloir fixer un instant, c’est un processus temporel qu’il rêve de prendre comme modèle de ces correspondances mystérieuses entre la nature et son imagination.
Il écrit à Raoul Bardac en février 1906 :
« … la Musique a cela de supérieur à la Peinture, qu’elle peut centraliser les variations de couleur et de lumière d’un même aspect. »
Sysmboliste plus qu'impressionniste ?
- Debussy entretenait peut-être un sentiment de supériorité par rapport à des peintres comme Monet, condamné dans ses séries à ne fixer que des instants discontinus, là où c’est la fluidité même des jeux de lumière et de couleur qui suscite chez le musicien l’imagination d’un développement continu. Mais c’est peut-être vers la poésie qu’il faut se tourner pour comprendre l’imaginaire de Debussy.
Le sonnet baudelairien des correspondances est considéré comme un art poétique fondateur du symbolisme. La thèse du musicologue polonais Stéfan Jarociński insiste sur le caractère plus symboliste qu’impressionniste de l’esthétique de Debussy. Et de fait, l’imagerie qui revient sous la plume du musicien appartient à la même mouvance. Dans sa religiosité panthéiste, pour Debussy aussi la nature est un temple, dont les « vivants piliers qui laissent parfois sortit de confuses paroles » sont musiciens autant que prophètes. Le texte d’une enquête parue dans Comoedia le 26 janvier 1911 attribue à Debussy, qui s’apprêtait à composer la musique du Martyre de Saint Sébastien, ce passage révélateur :
« Je me suis fait une religion de la mystérieuse nature. Je ne pense pas qu’un homme revêtu d’une robe abbatiale soit plus près de Dieu, ni qu’un lieu dans la ville soit plus favorable à la méditation. Devant un ciel mouvant, en contemplant, de longues heures, ses beautés magnifiques et incessamment renouvelées, une incomparable émotion m’étreint. La vaste nature se reflète en mon âme véridique et chétive. Voici les arbres aux branches remontées vers le firmament, voici les fleurs parfumées qui sourient dans la prairie, voici la terre douce tapissée d’herbes folles…Et, insensiblement, les mains prennent des poses d’adoration… Sentir à quels spectacles troublants et souverains la nature convie ses éphémères et tremblants passagers, voilà ce que j’appelle prier. »
Je soupçonne que le journaliste G.Linor a quelque peu arrangé les propos de Debussy pour les exprimer de manière plus conforme au langage de l’époque, en particulier les anaphores très littéraires : « voici…voici », mais dans l’ensemble la pensée de Debussy est conforme à ce que l’on sait de ce qu’il appelle sa « religion ».
Une religion
Tout en étant agnostique, il fut, pendant la dernière décennie du XIXème siècle, un familier du « Sar Péladan. » Dans ces milieux occultistes, on croisait entre autres Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam, et Eric Satie, qui, après avoir été « maître de chapelle de l’ordre kabbalistique de la Rose-Croix » devait fonder sa propre « église métropolitaine de Jésus conducteur ». Un des sujets de conversation et de controverse les plus fréquents dans ces milieux était le wagnérisme, et en particulier Parsifal. En 1911, date du texte que je viens de citer, Debussy s’était éloigné de ce cercle et de Wagner, mais son adhésion au mysticisme ambigu du texte de d’Annunzio qu’il s’apprêtait à mettre en musique était spontanée et forte.
Un long passage de Wagner, dans sa Lettre sur la musique adressée à Frédéric Villot en 1861, recoupe de façon intéressante les positions de Debussy :
« doit donc d’abord produire dans l’âme une disposition pareille à celle qu’une belle forêt produit, au soleil couchant, sur le promeneur qui vient de s’échapper aux bruits de la ville. Cette impression, que je laisse au lecteur à analyser, selon sa propre expérience, dans tous ses effets psychologiques, consiste, et c’est là ce qu’elle a de particulier, dans la perception d’un silence de plus en plus éloquent. Il suffit généralement au but de l’art d’avoir produit cette impression fondamentale, de gouverner par elle l’auditeur à son insu et de le disposer ainsi à un dessein plus élevé ; cette impression éveille spontanément en lui ces tendances supérieures. Celui qui se promène dans la forêt, subjugué par cette impression générale, s’abandonne alors à un recueillement plus durable ; ses facultés, délivrées du tumulte et du bruit de la ville, se tendent et acquièrent un nouveau mode de perception ; doué pour ainsi dire d’un sens nouveau, son oreille devient de plus en plus pénétrante, il distingue avec une netteté croissante les voix d’une variété infinie qui s’éveillent pour lui dans la forêt ; elles vont se diversifiant sans cesse ; il en entend qu’il croit n’avoir jamais entendues; avec leur nombre s’accroît aussi d’une façon étrange leur intensité ; les sons deviennent toujours plus retentissants; à mesure qu’il entend un plus grand nombre de voix distinctes, de modes divers, il reconnaît pourtant, dans ces sons qui s’éclaircissent, s’enflent et le dominent, la grande, l’unique mélodie de la forêt ; c’est cette mélodie même qui dès le début l’avait saisi d’une impression religieuse. C’est comme si, par une belle nuit, l’azur profond du firmament enchaînait son regard; plus il s’abandonne sans réserve à ce spectacle, plus les armées d’étoiles de la voûte céleste se révèlent à ses yeux, distinctes, claires, étincelantes, innombrables. Cette mélodie laissera en lui un éternel retentissement ; mais la redire lui est impossible ; pour l’entendre de nouveau, il faut qu’il retourne dans la forêt, qu’il y retourne au soleil couchant. Quelle serait sa folie de vouloir saisir un des gracieux chanteurs de la forêt, de vouloir le faire dresser chez lui, et lui apprendre un fragment de la grande mélodie de la nature ! Que pourrait-il entendre alors, si ce n’est — quelque mélodie à l’italienne ? »
Wagner-Debussy : ressemblances et différences
- On voit tout de suite une certaine ressemblance dans la religiosité païenne, dans la métamorphose des sensations en émotion, en symbole, puis en musique chez Wagner et chez Debussy. Mais aussi la différence notable entre Wagner, chez qui l’écoute précède le regard et s’amplifie, et Debussy chez qui l’écoute a peu de place et se mêle à une vision dominante. De plus, chez Debussy le développement temporel n’est pas seulement induit par les sensations avant d’être autonome, comme chez Wagner, mais transposé aussi fidèlement que possible par une imagination musicale qui ne le perd pas de vue, si j’ose dire. A noter aussi que les deux compositeurs recourent à la nature pour repousser des routines détestées : le bel canto pour Wagner, le formalisme à la d’Indy pour Debussy.
- Jusqu’ici on a donc vu que la nature pour Debussy était celle des grands rythmes et des grands spectacles élémentaires. Les mouvements du ciel (comme dans Nuages, le 3ème Nocturne (inspiré par le spectacle du ciel contemplé de la passerelle des Arts ou de la mer, la référence omniprésente). Il manque l’homme, et il manque souvent les sons. La mystique paienne, qui a inspiré Debussy dès l’époque du Faune de Mallarmé, est apparemment la contrepartie d’une sorte de misanthropie. Dans Ce qu’a vu le vent d’Ouest, il n’y a ni ports ni bateaux. L’absence de l’homme se lit tout au plus comme celle de ses pas sur la neige.
Comme chez tous les mystiques, il y a des moments de nuit obscure. Debussy peut passer de l’exaltation à la dépression dans les mêmes contextes. Les mêmes hôtels du bord de la Manche où il a vécu une escapade amoureuse avec Emma, exaltée dans l’Isle joyeuse, sont témoins du marasme le plus complet dont voici une sorte de progression reconstituée avec des extraits de lettres de diverses dates:
« En somme l’art d’orchestrer s’apprend mieux en écoutant le bruit des feuilles remuées par les brises qu’en consultant des traités où les instruments prennent l’air de pièces anatomiques… » (Lettre à Charles Levadé, de Bichain 4 septembre 1903).
« Me revoici avec ma vieille amie la Mer ; elle est toujours innombrable et belle. C’est vraiment la chose qui vous remet le mieux en place. Seulement on ne respecte pas assez la Mer…il ne devrait pas être permis d’y tremper des corps déformés par la vie quotidienne ; mais vraiment tous ces bras, ces jambes qui s’agitent dans des rythmes ridicules, c’est à faire pleurer les poissons. Dans la Mer il ne devrait y avoir que des Sirènes ; et comment voulez-vous que ces estimables personnes consentent à revenir dans des eaux si mal fréquentées ?» (Lettre à Jacques Durand, Grand Hôtel Château de Puys, près Dieppe 8 août 1906).
« La mer me fascine au point de paralyser mes facultés créatrices. D’ailleurs, je n’ai jamais pu écrire une page de musique sous l’impression directe et immédiate de cet énorme sphinx bleu »(Interview à Rome en 1914, citée par F.Lesure, Cahiers Debussy, XI, Paris 1987, p.6).
« Nous allons à Pourville, petite plage absurde, parmi toutes celles qui ceinturent nos côtes…Nous y serons sans doute fort mal, et c’est là-dessus que je compte pour pouvoir y travailler sans craindre le charme envahissant du paysage ! » (Lettre à Francisco de Lacerda, 24 juillet 1907).
Du même hôtel où il avait retrouvé « sa vieille amie, la mer », trois semaines plus tard, il écrit à Louis Laloy : « Nous sommes fort mal ici…la plage est absurde, l’hôtel le dernier mot de l’inconfortable, des Anglais qui rendent toute espèce d’entente cordiale impossible. Enfin je possède une table de 75cm pour écrire des choses qui doivent, à coup sûr, révolutionner le monde. Vous me direz qu’il y a la Mer… ! elle a malheureusement des aspects de « tub » qui fuit ! On sent les côtes trop prochaines, et je ne puis arriver à retrouver mon émotion de l’année dernière devant l’Océan…Aussi allons-nous revenir dans 3 ou 4 jours retrouver cette humble retraite où l’on entend si bien les innombrables trains de la Ceinture. »
« Je me suis promené…dans des campagnes remplies d’été, de moustiques et d’un silence qu’on voudrait croire orphelin . Parfois je regrette encore les arbres moins touffus de l’avenue de Villiers, le bruit métropolitain des tramways, mais j’espère pouvoir travailler… » (Lettre à Pierre Louys de Bichain, 19 juillet 1903).
« …moi qui n’aspire qu’à rentrer chez moi pour retrouver mon chemin de fer de ceinture dont le bruit est plus doux que celui des vagues. D’ailleurs un bruit n’est désagréable que par définition ! rappelons-nous Spinoza échafaudant les problèmes de l’Ethique tout en polissant des verres de lunettes – bruit agaçant, n’en doutons pas. » (Lettre à Jacques Durand, Pourville 23 août 1907).
« Rassurez-vous, je n’ai pas abandonné le chemin de fer de ceinture dont vos oreilles, sans doute trop musiciennes, n’apprécient pas assez les rythmes divers… »
Lettre à Paul-Jean Toulet 14 mars 1908
On peut s’interroger sur ces allusions répétées au chemin de fer obsédant. A la même époque les futuristes affectent d’y voir le meilleur antidote aux concerts de musique soporifique. Ils exaltent eux aussi le plein air contre le renfermé, mais c’est l’air des rues et des champs de bataille. L’humour de Debussy est complexe. Le retour au chemin de ceinture, symbole du lien vulgaire entre les hommes, ne se fait pas sans une certaine rancune envers la nature avec qui la fusion mystique devient parfois impossible. Et peut-être même ce train a-t-il pu, dans un moment heureux de l’enfance, correspondre à des sensations merveilleuses où il se fondait avec les fleurs et la mer. Debussy avait 8 ans en 1870, sur une route fleurie près de Cannes :
« Je me rappelle le chemin de fer passant devant la maison, et la mer au fond de l’horizon, ce qui faisait croire à certains moments que le chemin de fer sortait de la mer, ou y entrait à votre choix »
Lettre à Jacques Durand 24 mars 1908
« Après un dur travail, que peut-il y avoir de meilleur, que de respirer les roses en contemplant la mer ? »
Lettre à Jean Veillon, rédacteur d’une revue locale du Midi, 20 avril 1909
Alors, il faut peut-être prendre au pied de la lettre une phrase comme celle-ci :
« J’ai passé l’été à l’ombre du chemin de fer de ceinture qui borde ma maison, pénétré de l’idée qu’il n’est pas nécessaire d’entendre le chant du rossignol, celui des locomotives répondant bien mieux aux préoccupations modernes de l’art ! » ?
Lettre à Georges-Jean Aubry, 9 septembre 1909.
A cette date le manifeste de Marinetti avait soulevé de grands remous…Debussy qui partageait avec l’Art nouveau le goût pour les fleurs, la fluidité, les nuances raffinées, avait en principe du mal à adhérer à ces idées provocantes de réhabilitation des bruits industriels. La nature commence cependant à être plus sonore qu’autrefois pour son imaginaire. Il la voit toujours, mais il l’écoute aussi plus ouvertement, certes sans aller jusqu’à l’onomatopée, réputée trop vulgaire. En 1907, comme Fauré, il avait été choqué par la crudité des Histoires naturelles de Ravel. Quelques années auparavant, il était arrivé à Debussy d’écrire à Jean Marnold à propos des mêmes modèles :
« Je vous écris parmi les poules et les coqs et autres volatiles qui se soucient infiniment plus d’un grain de blé que de l’auteur de Pelléas. Elles y ajoutent le plus tranquille irrespect et me font comprendre par des cris naturels qu’il ne peut être question d’aucune esthétique ».
Lettre à Jean Marnold, de Bichain 29 juillet 1902.
Devant le gastronome Curnonski il avait aussi ironisé en ces termes :
« J’ai fait tout l’été un retour à la terre, à la nature élémentaire et aux « braves gens » sans histoire que l’on rencontre dans les champs et qui, lorsqu’une petite cloche fidèle, et même abrutie, fait chanter l’Angélus qui ordonne aux champs de s’endormir, ne prennent pas des attitudes lithographiques, mais vont simplement se coucher… ». Lettre à Maurice Curnonsky de Bichain, 8 septembre 1901. (Allusion au célèbre tableau de Millet).
La nature peut donc être selon les jours poétique ou prosaïque. Comment Debussy aurait-il réagi à la « musique concrète », qui à partir de 1948 s’est légitimement souvenue des futuristes pour aller beaucoup plus loin qu’eux grâce à de nouvelles technologies ? Si le destin l’avait voulu, c’est-à-dire s’il avait vécu au moins jusqu’à 86 ans, il aurait pu répondre. Entre temps sa sensibilité aurait subi l’influence du cinéma parlant, et d’un océan omniprésent d’insanités sonores, bien différent du vrai.
Mais, sans refaire l’histoire de la musique, il faut bien voir que les deux révolutions que lui a apportées Debussy sont liées à cette relation nouvelle avec la nature. Pour rejeter la tradition germanique considérant la musique comme un domaine autonome qui serait, comme le langage, libre de tout référent naturel, Debussy a ouvert portes et fenêtres des salles de concert et des conservatoires. La première révolution a été de détacher la dimension harmonique de son rôle « grammatical » pour la ramener progressivement à de pures sonorités, et d’organiser des sons plutôt que des notes. La seconde, cohérente avec la première, a concerné la forme temporelle de l’œuvre, désormais libérée des références syntaxiques préorganisant les parties d’un discours : expositions, réexpositions, développements. J’imagine que lorsqu’il a lu ce que Verlaine préconisait pour conclure son art Poétique : « Que ton vers soit la bonne aventure éparse au vent crispé du matin, qui va fleurant la menthe et le thym », il a apparemment compris que c’était exactement la démarche qu’un compositeur devait adopter. Rejet des rhétoriques, liberté totale, admiration quasi-mystique pour les beautés naturelles. C’est par l’intermédiaire du regard, qui seul transforme un site en paysage et un épisode naturel en forme esthétique, que ce musicien a repensé le rôle primordial de l’écoute. Sans avoir jamais lu Kant, probablement, Debussy a compris que le sentiment du beau supposait l’absence de tout a priori utilitaire ou théorique, et qu’un contact immédiat avec la nature suffisait à déclencher l’imagination créatrice. Bien entendu, il fallait pour cela être doué d’un certain génie. Il a souvent jubilé de pouvoir l’exercer, et parfois souffert de ne plus retrouver cette jubilation.
Varèse aimait citer la formule de Wronski pour qui la musique avait à manifester « l’intelligence latente dans les sons ». Debussy pour sa part a rêvé de manifester l’intelligence latente dans tout ce que nos sens nous révèlent des grands spectacles de la nature.
F-B.Mâche 19 septembre 2012
- Debussy et ses contemporains musiciens
- Debussy, son portrait par Marcel Baschet, au Musée d’Orsay à Paris