Les Alain ! ils sont tous nés dans les grandes orgues !
Le 3 février de cette année 2011 marque la date anniversaire des 100 ans de la naissance du musicien Jehan Alain, organiste et compositeur. Gilles Cantagrel, correspondant de l’Académie des beaux-arts, s’entretient avec Aurélie Decourt, historienne, docteur en musicologie à Paris Sorbonne, fille de l’organiste Marie-Claire Alain et nièce du compositeur Jehan Alain.
Gilles Cantagrel : « Le monde musical commémore la naissance d’un merveilleux musicien, d’un homme totalement hors du commun, et je dirais même d’un créateur profondément original : Jehan Alain. Si Jehan Alain est très connu des organistes dans le monde entier, ce compositeur ne l’est pas suffisamment des mélomanes, notamment pour sa musique d’orchestre, sa musique de piano, sa musique vocale. Sa vie s’est terminée de façon brutale et dramatique : ce jeune homme de 29 ans est mort au champ d’honneur, tué au cours d’une mission de reconnaissance près de Saumur en Juin 1940.
Ainsi s’est brisée une carrière qui déjà, avec les nombreuses œuvres qu’il a laissées, s’annonçait particulièrement prometteuse. On sait qu’en matière d’orgue, Jehan était le condisciple de son ami Olivier Messiaen qui, lui, a pu mener l’immense carrière publique que l’on connait. Je pense que, s’il eût vécu, Jehan Alain se serait affirmé comme un créateur au même niveau qu’Olivier Messiaen, mais bien sûr avec sa personnalité propre et dans un genre complètement différent.
Aurélie Decourt avec qui j’ai le plaisir de m’entretenir aujourd’hui est la fille
de Marie-Claire Alain, la très célèbre organiste, elle-même petite sœur de Jehan Alain. Dans la famille Alain, on baigne dans la musique depuis toujours et cela a été votre cas Aurélie ! »
Aurélie Decourt répond : « Oui bien sûr. Un grand ami de la famille, l’Abbé Pierre de Porcaro, vicaire saint-germanois, disait : « les Alain, ils sont tous nés dans un tuyau d’orgue ! ». Je peux reprendre cette phrase à mon compte, car je suis née dans la maison familiale et j’ai donc été bercée comme les tous enfants Alain par les sonorités de l’orgue ; je me suis promenée dans l’orgue quand j’étais petite-fille. »
Gilles Cantagrel : « C’était d’ailleurs un orgue important de quatre claviers, fabriqué entièrement par votre grand père, Albert Alain. »
Aurélie Decourt : « Un chef d’œuvre artisanal absolument extraordinaire, l’œuvre de toute une vie, faite de passion, de trouvailles techniques. Et sur le plan esthétique, cet orgue était extrêmement original, à l’image de son créateur. »
Gilles Cantagrel: « Ce que l’on n’a pas dit, c’est que votre grand-père Albert Alain était lui-même compositeur et auteur d’une œuvre considérable. »
Aurélie Decourt: « En effet, 469 numéros. Un bon nombre sont de courtes pièces, puisque ce sont des pièces vocales. Albert Alain avait un vrai jaillissement créatif. Il vivait à une époque bénie, avant 1914, où l’on pouvait gagner de l’argent en publiant sa musique. On lui passait commande de pièces religieuses car il s’était spécialisé dans la musique vocale religieuse. »
Gilles Cantagrel : « Jehan Alain est donc né dans un milieu, où non seulement la musique, mais aussi la composition, la création musicale, étaient le pain quotidien. »
Aurélie Decourt : « Jehan a toujours voulu rendre hommage à son père, en disant qu’il lui avait laissé l’imprégnation d’une musique pure et d’un métier parfait. Il avait beaucoup d’estime pour la musique de son père. Il y a d’ailleurs, une très jolie anecdote à ce sujet: en 1935 Albert Alain s’est brutalement arrêté de composer car il venait d’entendre les dernières œuvres de son fils Jehan « la suite pour orgue », « la première fantaisie » etc... Albert a dit : « Si c’est cette musique-là que l’on fait maintenant, je n’ai plus rien à dire, je me tais ». Jehan en a été bouleversé, il a supplié son père de recommencer à écrire : « Si papa n’écrit plus, c’est le plus grand écrivain d’écriture religieuse qui se tait ». Albert Alain s’est remis à écrire.Jehan Alain était un chrétien profondément convaincu, après quelques doutes dans sa jeunesse. Il a composé pour partie une musique d’inspiration religieuse ou à usage religieux, lui-même étant comme son père, organiste liturgique pour gagner sa vie, notamment quand il étudiait au Conservatoire.
Progressivement, il est devenu titulaire d’un certain nombre de tribunes, notamment de St Nicolas de Maisons-Lafitte ; ce qui est original, c’est que Jehan est devenu titulaire de la synagogue de Notre-Dame de Nazareth à Paris, un lieu assez exceptionnel dans lequel se trouve un très bel orgue. Les responsables de la synagogue cherchaient un organiste qui ne soit pas juif pour jouer le jour du sabbat. Il a accepté car cela l’arrangeait. Il y accompagnait des mélodies liturgiques juives ce qui a ranimé beaucoup de choses reliées à l’Orient dans son inspiration, avec la monodie et le grégorien."
Gilles Cantagrel: « Vous avez publié une biographie de Jehan Alain qui est remarquable. Son univers semble absolument enchanteur. »
Aurélie Decourt: « Il était très drôle et aimait faire rire les autres. Nous avons conservé énormément de lettres adressées à sa famille et ses amis, il raconte sa vie quotidienne et s’arrête parfois pour dessiner, pour exprimer encore mieux que par l’écriture ce qu’il ressent. Sa correspondance est très poétique. »
Gilles Cantagrel: « On n'a pas évoqué le sens et la dimension du drame chez Jehan Alain. »
Aurélie Decourt: « Il y a une angoisse énorme chez lui, face à la vie : Quand je serai mort, est-ce que quelqu’un se souviendra de moi ? Aurais-je su faire un peu de bien autour de moi ? Jehan nourrit aussi des inquiétudes matérielles car il se marie jeune sans beaucoup de ressources. Il voudrait faire sa carrière mais n’y arrive pas. Il y a un moment très difficile pour lui en 1937 : sa sœur, Marie Odile, se tue et à partir de là son côté sombre prend sensiblement le dessus sur lui."
Gilles Cantagrel : « Le monde musical célèbre en 2011 le centième anniversaire de la naissance de Jehan Alain qui hélas est tombé au champ d’honneur en 1940. Quelques mots sur le soldat Jehan Alain. »
Aurélie Decourt : « Jehan Alain s’est retrouvé mobilisé parmi les premiers. Au régiment, il créait des spectacles ; très vite, sa présence et son esprit de création se sont vite révélés précieux pour entretenir le moral des troupes. Il a créé une chorale, harmonisé des chants pour ces hommes qui ne connaissaient pas la musique. En 1939, simple deuxième classe, il se retrouve en première ligne, lors de la bataille de France. Son amour de la mécanique l’avait amené à être affecté dans les camions. La fin de Jehan Alain est tout à fait héroïque, il participe à la bataille de Saumur. Il se porte volontaire pour une mission de reconnaissance à moto. Il croise un détachement allemand. Ne voulant pas s’en aller, il a fait face, Il a abattu un certain nombre de soldats allemands ; lorsque son fusil a été vide, il l’a enrayé et a attendu la mort. Le mystère ou l’absurde de la vie : la nouvelle de l'arrêt des combats est arrivée dans les heures qui ont suivi son geste. »
A noter : Aurélie Decourt organise les 25-26-27 mars 2011 un colloque à Saint Germain en Laye avec 3 concerts exceptionnels auxquels participeront de célèbres musiciens de France et du monde entier.