L’œuvre ultime de Giacometti : son vertige abyssal

Une série animée par Jacques-Louis Binet, correspondant de l’Académie des beaux-arts
Avec Jacques-Louis Binet
Correspondant

Jacques-Louis Binet se penche sur les dernières œuvres du suisse Alberto Giacometti, mondialement connu pour ses dessins et ses sculptures de personnages longilignes aux surfaces accidentées. Issu d’une famille d’artistes, Alberto Giacometti vit une enfance heureuse. Il arrive à Paris à 21 ans à l’atelier Bourdelle après avoir suivi les beaux-arts à Genève. Et très vite on voit apparaître dans son travail le conflit entre la vision et le toucher, la vue et la main du sculpteur. Durant les derniers mois, un vertige le saisit...

_ L’œuvre de Giacometti est guidée à la fois par la ressemblance et la profondeur. Ces deux caractéristiques qui fondent l’œuvre de l’artiste se manifestent sous forme de « crise », dont la première intervient assez tôt. Alberto, issu d’une famille très unie d’intellectuels de la Suisse italienne, voit son père partir quelques jours hors du foyer. Et impossible pour l’adolescent de se souvenir du visage de son père.
Une situation qui se renouvelle lorsqu’il part pour Paris, capitale des arts. Seul, sans son père, sans conseil, celui qui se destine à la sculpture ne peut plus rien représenter.
C’est au cours de cette période qu’il se tourne vers les surréalistes. Il oubli la ressemblance et est obnubilé par les images érotiques et surréalistes.
Jacques-Louis Binet détaille : « Il fait des sculptures terribles comme Homme et femme, avec une aiguille qui s’apprête à toucher le corps d’une femme. Même chose pour Pointe à l’œil. Quant à Fleur en danger, la fleur devant un arc tendu vaut les critiques élogieuses des surréalistes ». Giacometti lie amitié pendant un temps avec André Breton mais se sépare rapidement du groupe. Car l’obsession de la ressemblance le reprend. En 1935, il s’attaque au dessin où les multitudes de traits enferment la forme à l’intérieur du volume.


Arrive la guerre. Alberto Giacometti rentre en Suisse avant de repartir pour la France en 1945 avec l’idée de travailler le plâtre, non pas comme matériau provisoire, mais comme matériau « noble ». Il s'intéresse désormais à la profondeur.
« Il veut travailler des personnages ressemblant à leur réalité, mais ne les voit qu’à l’intérieur d’un volume très compliqué, celui de la profondeur ; comme si on les voyait d’assez loin. C’est une vision qui n’a rien à voir avec la géométrie de la Renaissance. C’est ce que Pierre Schneider appellera plus tard le fond sans fond ; le fond abyssal » poursuit Jacques-Louis Binet.
S’engage dès lors une bataille entre ce qu’il voit et ce que ses mains façonnent. Il regarde son modèle tout en travaillant le plâtre. Les mains sont la continuité de son observation, sans aucun regard pour sa sculpture. « Il arrive ainsi à des chefs d’œuvres, mais toujours dans la même perspective, la même profondeur. »
Cette notion de profondeur tourne à l’obsession, le fait souffrir. « Il confie à Simone de Beauvoir que lorsqu’il marche à côté d’elle, il se rapproche parfois du mur pour bien sentir qu’il y a une réalité. Cette profondeur est dure à vivre, elle fait apparaître le vertige, l’angoisse. Il dit aussi que pour mieux apprécier la beauté d’une femme, il faut la voir de l’autre côté du trottoir ».
La deuxième « crise », celle de la profondeur, est déjà bien amorcée. Elle est sa seconde source d’inspiration. Il déforme le ressemblant. L’homme qui marche, une des sculptures les plus connues de Giacometti est déformée dans la hauteur, comme une ombre. Pour lui, l’objet ne repose sur rien mais dans un fond sans fond.




« Même chose pour les grandes femmes verticales qui apparaissent à la fois comme des statues égyptiennes et très figuratives. Elles ont des seins, des hanches. Ce sont des femmes, pas des déesses. Il parvient presque à une nouvelle anatomie » souligne notre intervenant.
Giacometti s’intéresse aussi à des parties du corps, isolées du tout. « La tête creusée dans le plâtre, accrochée brutalement par une tige en acier, repose sur un bloc de plâtre pour un résultat angoissant assez réussi.
La Main, elle, semble se prolonger indéfiniment. De même pour Le nez. Quant à la cage, elle représente la vue de l’auteur et sa profondeur. Le Nez dépasse donc du champ visuel de l’artiste.



Les socles des sculptures ont également un sens chez Giacometti.
« Prenez l’exemple des Quatre figures sur une base : il s’agit d’une immense base avec quatre petites femmes. Elles font le tiers de la hauteur. Ce n’est pas un socle, cela fait partie intégrante de la sculpture. Ce qui se passe en bas doit passer par le haut.
Pour Le chariot il cherche à mettre la femme à hauteur visuelle du spectateur ».




Giacometti poursuit son œuvre. Le travail du sculpteur est de longue haleine. Il détruit souvent ses productions où à force de manier le plâtre, il en arrive à la structure métallique...

Les derniers mois de la vie de l’artiste : un vertige qui l’envahit complètement

Au début des années 1950, Alberto Giacometti part pour les Etats-Unis en bateau. Il se retrouve au milieu de l’océan « qui n’a pas de fin, qui n’a pas de nom, au milieu de cette eau noire dans laquelle je pourrais sombrer, dans laquelle je pourrais être mangé, dévoré par des poissons aveugles et sans nom » écrit-il.
« Il retrouve dans la mer cette vision du fond sans fond » fait remarquer Jacques-Louis Binet.

Pour son retour, il lui devient impossible de se concentrer, « la mer envahit tout » écrit-il.
« Ce fond sans fin devient une obsession, une phobie incarnée par la mer. Il se retrouve complètement noyé dans cette perspective. Ce n’est pas la folie qui l’a emportée en 1966, mais sa vision est à la fois ce qui l’a sauvé et ce qui l’a tué » conclut Jacques-Louis Binet.

L’œuvre ultime de Giacometti n’est pas unique, mais multiple. Elle concerne toute la série de dessins et de sculptures tournant autour du fond abyssal et de la profondeur résume-t-il.


En savoir plus :

Consultez la série d'émissions consacrée à L’œuvre ultime dans l'art

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