L’oeuvre ultime de Louise Bourgeois : de la femme maison à son identification à Eugénie Grandet
Peintre, graveur et plasticienne Louise Bourgeois s’est éteinte en mai 2010 à l’âge de 99 ans. Connue pour ses araignées monumentales, elle se concentra dans la dernière partie de sa vie sur les souvenirs de son enfance. Outre le rapport à la mère qui demeure constant dans son œuvre, elle se replonge aussi dans la maternité à travers des gouaches évocatrices. Et elle finit par se trouver un double dans le personnage d’Eugénie Grandet de Balzac.
Jacques-Louis Binet, correspondant dans la section membres libres de l’Académie des beaux-arts, et Secrétaire perpétuel honoraire de l’Académie nationale de médecine revient sur ses thèmes qui constituent l’œuvre ultime de l’artiste.
Louise Bourgeois femme maison est le titre d’un ouvrage de Jean Frémon consacré aux dessins si particuliers de Louise Bourgeois.
« À la fin de sa vie, Louise Bourgeois fait l’inventaire des maisons qu’elle a connues » explique Jacques-Louis Binet. Mais avec une particularité : elles sont représentées à chaque fois comme encadrant partiellement ou totalement des têtes de femmes.
Femme maison est le titre de l’une de ses premières gravures réalisée à son arrivée aux États-Unis avec son mari. Même si à cette époque elle côtoie les Français surréalistes, il semble qu’elle n’ait pas bénéficié pour autant de cette influence. Ses dessins renvoient d’abord à Bachelard affirmant que « la maison est corps et âme ».
Pour Marie-Laure Bernadac, critique d’art qui fut une des premières à exposer Louise Bourgeois, ses maisons sont un mélange d’architecture et de chaire. « Et puis pour elle, la maison était quelque chose de féminin. Elle appartenait à la femme, pas à l’homme » complète Jacques-Louis Binet. Son travail sur les maisons aboutit aux cellules, très connues de l’œuvre de Louise Bourgeois ; des cages qui reconstituent des pièces d’une maison, des moments de vie.
Ces maisons sont aussi pour elle le lieu de la maternité.
La maternité et le sexe
Le thème de la maternité est propre au vécu de l’artiste. Avant de partir pour les États-Unis, Louise Bourgeois adopte un petit garçon français, de peur de ne pas avoir un jour d’enfant.
Elle aura cependant par la suite deux autres garçons : le premier « aussi beau qu’un gratte-ciel » dit-elle et le second dont la grossesse sera difficile. « Il refusait de venir au monde » selon l’artiste qui fera une dépression après l’accouchement.
Elle se met à peindre le déroulement de ce qu’elle vécut comme telle.
Ses dessins, faussement naïfs sur papier blanc et à la gouache rouge représentent tour à tour La bonne mère, « sorte de clown à la limite de l’humour » constate Jacques-Louis Binet ; La femme enceinte avec un immense enfant qui couvre le ventre de sa mère ;
La naissance qui représente un véritable plongeon de l’enfant entre les jambes de la mère, les mains en avant ; et La mauvaise mère avec cet enfant perdu sous un sein.
« Elle aurait voulu une fille, elle n’a eu que des garçons. Et inversement, le père de Louise Bourgeois voulait un garçon, il eut trois filles… On l’appelait d’ailleurs Louison chez ses parents », rappelle Jacques-Louis Binet. Pour « combler » ce déficit, l’artiste se met à sculpter un immense sexe d’homme qu’elle porte sous le bras pour une photo au musée d’Art moderne de New-York. Elle l’appelle « fillette » comme un clin d’œil à son père… et ne manque pas de scandaliser le public de l’époque !
Son rapport à la mère et son identification à Eugénie Grandet
La mère a toujours occupé une place importante dans l’œuvre de Louise Bourgeois et va devenir une immense araignée. Ainsi l’artiste dit-elle de sa mère : « ma meilleure amie, intelligente, patiente, rassurante, délicate, travailleuse, indispensable, merveilleuse tisserande »
« Elle est à la fois mère protectrice et nourricière mais aussi prédatrice. Louise Bourgeois dit même “que sa mère aurait peut-être un jour pu devenir Médée” » poursuit Jacques-Louis Binet.
Parmi ses dessins, elle se représente en 2008 dans le ventre de sa mère avec toute une série de cordons ombilicaux. Elle y colle a côté une série d'extraits d’Eugénie Grandet de Balzac, s’identifiant ainsi au personnage :
« Ma mère avait raison.
Souffrir et mourir.
Ah maman j’ai tout fait je n’ai jamais souffert ainsi
Je ne suis pas assez belle pour lui
Je suis trop laide, il ne fera pas attention à moi
Qu’elle idée va-t-il prendre de moi ?
Il croira que je l’aime ou que je ne l’aime plus ».
Louise Bourgeois intitule le tout Ma vie intérieure.
Elle réalise également deux portraits troublants, mélange de sa vie et de celle du personnage de Balzac. L'un d'eux est une jeune fille sage, cheveux nattés jusqu’au bas du dos.
Pourquoi cette ambiguïté presque obsessionnelle pour Eugénie Grandet ? « Pour la douleur qui la séduit chez ce personnage ». Mais aussi pour son courage. Eugénie a osé désobéir à son père en donnant de l’argent à un homme qu’elle ne reverrait jamais, restant riche tout de même mais seule et très triste.
Quant à Louise Bourgeois, elle devient indépendante assez tôt. Très bonne élève, elle commence par faire des études de géométrie avant d’entrer à l’école du Louvre, passe un an en Russie avec un affichiste avant de rencontrer son futur mari Robert Goldwater.
Elle aussi va résister à son père et réalisera des sculptures très dures contre lui, sans jamais pour autant en dire du mal publiquement. Comme Eugénie Grandet dans le livre de Balzac.
Coudre, broder et renouer avec les fils du temps
« Cette femme qui allait avoir 100 ans était obsédée par ses souvenirs d’enfance » nous rappelle Jacques-Louis Binet. « J’ai eu l’occasion de la rencontrer deux fois dont une dans son atelier. Il n’y avait plus que des robes des années 1930 qu’elle avait fait venir de Paris » se souvient-il. Ce retour sur son passé se traduit par des sculptures avec ventouses, des feuilles d’eucalyptus embaumant les pièces, cherchant par là à retrouver une ambiance de maison de province du XIXe siècle.
« Et puis enfin elle coud, elle brode, très tardivement après l’an 2000, sur des tableaux : ce sont des fleurs artificielles dans le cadre d’une horloge ou dans l’ovale d’un visage ». Elle écrit aussi des souvenirs de chansonnettes, mais plus pour l’aspect graphique des mots que pour leur sens. « Elle finit par retrouver à la fin de sa vie une enfance qu’elle n’a pas tout à fait eue » conclut Jacques-Louis Binet et reprenant une citation de Jean Frémon « elle aura travaillé toute sa vie à renouer les fils du temps ».
En savoir plus :
Consultez le dossier réalisé par le Centre Pompidou consacré à Louise Bourgeois
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Jean Frémon :
- Moi, Eugénie Grandet
- Louise Bourgeois femme maison
- Naissance