La Charte de l’expertise, de l’Académie des sciences, et un futur Observatoire de l’expertise inter-académique
L’Académie des sciences se dote d’une "charte de l’expertise". L’événement mérite bien quelques explications, fournies dans cette émission par Catherine Brechignac, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. Parallèlement, à l’initiative du sociologue Jean Baechler, un groupe interacadémique se constitue pour réfléchir sur les notions d’expert et d’expertise. Écoutez nos trois invités dialoguer à propos de la parole des experts, de leur disqualification et des conflits d’intérêts.
En avril 2012, l'Académie des sciences a annoncé qu'elle se dotait d'une "charte de l'expertise". Une charte, c'est-à-dire un texte court, qui " fixe les conditions générales et spécifiques que l'Académie juge nécessaires pour exercer véritablement sa mission d'expertise". Sur des questions de société, en effet, on attend souvent que des experts se prononcent. Et pourtant, il semble bien, que de nos jours, la parole des experts soit peu écoutée, voire largement contestée. Sans doute fallait-il que les académiciens, qui sont des experts chacun dans leur discipline, réagissent.
Dans cette émission, vous écouterez donc sur le thème de l'expertise :
- Catherine Bréchignac, qui est, avec Jean-François Bach, l'un des deux Secrétaires perpétuels de l'Académie des sciences,
- Jean Baechler, philosophe et sociologue, de l'Académie des sciences morales et politiques
-et Gérald Bronner, professeur de sociologie à l'Université de Strasbourg, dont l'ouvrage L'Empire des croyances a été distingué par un prix de l'ASMP.
Tout d'abord, sachons de quoi l'on parle : Jean Baechler définit ainsi un expert : un acteur reconnu par ses pairs, qui maîtrise les compétences requises pour répondre à une question.
Un groupe de réflexion interacadémique sur l'expertise
Jean Baechler raconte comment est né ce groupe interacadémique : "par pur accident affirme-t-il, mon confrère Yves Bréchet, de l'Académie des sciences, s'étant indigné du sort réservé aux experts... je l'ai invité à participer à un entretien qu'à l'Académie des sciences morales et politiques nous organisions sur l'expertise et la disqualification des experts. Le résultat fut assez prometteur pour que l'on se pose la question : comment développer, prolonger cette réflexion -au départ improvisée- par un groupe de réflexion plus organisé et pérenne... Les deux Secrétaires perpétuels de l'Académie des sciences se sont montrés intéressés et finalement, nous nous sommes retrouvés à initier ce qui deviendra sans doute un "Observatoire interacadémique de l'expertise" avec 2 membres de l'Académie des sciences, 2 de l'Académie des sciences morales et politiques, 2 de l'Académie de médecine, 2 de l'Académie des technologies, et bientôt 2 de l'Académie d'agriculture. Si cet observatoire naît, il faudra en définir l'ambition, et faute de moyens, se concentrer sur une réflexion soulevée par l'expertise, et organiser régulièrement des rencontres pour faire le tour de cette question."
Une parole qui n'est plus entendue...
Que faire, face à cette situation : la parole des experts n'est plus entendue ? Catherine Bréchignac le confirme : les experts sont disqualifiés par l'opinion publique, et par les médias, qui généralement sont des personnes en demande d'expertise. Elle explique : "c'est l'une des raisons qui nous ont poussé à établir cette charte de l'expertise, car c'est là l'une des 5 missions de l'Académie des sciences (promouvoir la science, encourager la formation, mission sur l'international, sur la communication et, dernière mission et non des moindres : fournir des avis d'experts aux gouvernements, aux politiques qui le demandent). Il fallait donc des normes : comment rendre les expertistes, avec quel protocole ? voilà pourquoi nous avions besoin d'une charte. Précisons que d'autres organismes en ont une aussi, tels le CNRS, l'INSERM, et les académies aux États-Unis".
Quant à Gérald Bronner, sociologue, qui participe à ce groupe et à cette réflexion interacadémique, comment voit-il cette disqualification des experts ?
- "Comme un fait social majeur", répond-il, et d'une certaine façon nouveau, qui est connexe de la suspicion de la production scientifique (suspicion qui a évidemment des racines dans l'histoire, car on a aujourd'hui une nouvelle façon de se représenter la science). De plus, de nombreuses "affaires" ont accentué la suspicion concernant
la marque de l'homme sur la nature (bombe atomique, vache folle, sang contaminé, etc). Deux points lui paraissent particulièrement frappants : "Le risque est mis en scène de façon sociale ; il n'est plus évalué dans les débats seulement en fonction de l'expertise scientifique mais en fonction de ce que disent les minorités agissantes, le monde militant qui "met en scène " ces risques. Tout se passe comme s'il y avait un "invariant mental" qui était activé dans notre cerveau : l'incapacité de la logique ordinaire à juger rationnellement du risque se conjugue avec des variables sociales à se le représenter. Nous avons tendance à multiplier (par 10 ou 15) les faibles probabilités. Un risque est-il difficile à chiffrer ? On organisera un débat de crainte et l'opinion ne pouvant se représenter les risques, les multipliera par un coefficient important. Ce sont là les études de la psychologie cognitive (façon dont nous raisonnons). Les coûts sont toujours surestimés par rapport aux bénéfices. Pour les OGM par exemple, le débat se cristallise autour des coûts potentiels, jamais autour des bénéfices de cette technologie. Or, on devrait équilibrer... les experts, eux, peuvent mesurer rationnellement les coûts et les bénéfices. Ce que ne font pas du tout les adeptes de ce qu'on peut appeler l"idéologie précautionniste ".
Gérald Bronner fait également remarquer un autre élément : l'organisation du marché de l'information : on voit apparaître l'idéologie de la précaution (fin 1990-2000) en même temps que l'explosion de la sphère internet où 2 milliards d'utilisateurs accèdent à l'information mais aussi disent leur avis ; quelle hiérarchie dans les propos ? la connaissance ou toutes sortes de croyances précautionnistes ?
Jean Baechler apporte néanmoins une nuance importante : le risque d'accorder une confiance excessive aux experts. Les questions scientifiques et sociales sont de plus en plus complexes. Or le savoir humain n'est pas achevé et ne répond pas à toutes les questions. Jusqu'où peut-on faire confiance aux experts et jusqu'où peuvent s'ils s'affirmer compétents ?
La notion de conflit d'intérêts
Nos trois invités dialoguent aussi
autour de cette notion de conflits d'intérêts, souvent reprochés aux experts.
La réflexion autour de cette notion, comme le fait remarquer Jean Baechler, est en effet une nécessité mais elle est liée à la définition de l'expert. Pour être compétent, il faut être souvent à la fois juge et partie, car c'est dans la sphère industrielle que l'on acquiert des compétences... Or, cette compétence sera sanctionnée si on la sait liée au monde industriel. La demande d'indépendance est naturelle mais devrait s'adresser à tous les acteurs, et notamment à ceux qui interpellent les experts, car les contestataires ne sont pas du tout indépendants, ils sont, comme le souligne Gérald Bronner, eux-mêmes idéologiquement liés à des réseaux organisés. Quant à Catherine Bréchignac, elle souligne que lorsque l'on évoque les conflits d'intérêt, on pense immédiatement à des questions d'argent. Mais il en est d'autres liés aux croyances, aux lobbying, le spectre est plus large.
C'est pourquoi l'Académie des sciences a retenu dans sa définition du conflit d'intérêt celle du Conseil d'Etat (consulter la Charte sur le site de l'Académie des sciences).
LES ÉTAPES DE LA DÉMARCHE POUR RENDRE UN AVIS D' EXPERTS
La charte fixe les 5 étapes de la démarche de l'expertise ; Catherine Bréchignac les développe rapidement en répondant aux questions ci-dessous :
1 - la première : qui décide que l'Académie est compétente ou non pour fournir la réponse demandée ? pour effectuer l'expertise attendue ?
2 - Le choix des experts est évidemment une deuxième étape très importante.
- Qui et comment vont être choisis les experts ? sont-ils tous académiciens ou avec des experts extérieurs ? sont-ils pressentis ? fait-on un "appel" à experts ?
- Quel est le profil du bon expert ?
- les avis rendus par les experts doivent-ils être convergents ? consensuels ?
et si les avis divergent ? qu'est-il fait des opinions minoritaires ?
3 étape - quelle est procédure de l'expertise : une convention entre l'Académie et les pouvoirs publics. pourquoi ? Quel est le calendrier et la forme attendue de la réponse ? le financement et la manière de communiquer les résultats ?
4- le déroulement
rôle du comité restreint et du comité d'experts ; présentation du rapport + l'avis : Ce sont les deux (rapport + expertise) qui constitue l'expertise de l'Académie des sciences.
En quoi une expertise effectuée par l'Académie des sciences est-elle originale ?
5 - les conclusions
comment les experts peuvent-ils affirmer, quelle est leur marge d'incertitude ? comment concilier la prudence et la fermeté ?
Tous les textes liés à cette Charte de l'expertise figurent sur le site Internet de l'Académie des sciences, le public peut donc à tout moment s'informer de manière précise sur la liste des experts, les sources, leurs liens éventuels avec les parties concernées par l'expertise, etc.
http://www.academie-sciences.fr/activite/rapport/charte0412.pdf
Les ouvrages publiés par nos invités :
L'ouvrage de Gérald Bronner, "l'empire des croyances" a été publié aux PUF.
Le dernier ouvrage paru de Jean Baechler s'intitule : "La perfection", paru chez Hermann Philosophie. Son "Esquisse d'une histoire universelle" vient de reparaître chez Fayard et a fait l'objet de trois émissions sur Canal Académie ainsi que son livre "Les matrices culturelles" (Les matrices culturelles de Jean Baechler.
Et celui sous la direction de Catherine Bréchignac Catherine Bréchignac, parcours d’une physicienne battante avec Philippe Houdy et Marcel Lahmani traite des nanosciences, et particulièrement des nanomatériaux et de nanochimie. Il est paru chez Belin. Pourquoi le mythe nano ? tel était le titre du discours qu'elle a prononcé sous la Coupole « Pourquoi le mythe nano ? », par Catherine Bréchignac, Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences