L’art, de la préhistoire à nos jours

avec Philippe Sers, philosophe, critique d’art

L’art est un fait humain, une pratique sociale qui n’a que pour unique but d’être de l’art. Forme de communication, il est un échange entre le créateur et le spectateur. Il traduit une réalité sensible.
Mais quand commence l’art ? Peut-on donner du sens aux images de la préhistoire ? L’art existe-il sans la main de l’homme ? Autant de questions auxquelles répond Philippe Sers, écrivain, critique d’art, philosophe.

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Série de bifaces

C’est avec le biface, vers 1 200 000 ans que l’art fait son apparition.
Cet outil créé par les hommes préhistoriques est la preuve du passage d’une main qui saisit à une main qui caresse. Car si le biface est un outil fonctionnel permettant de couper, tailler, racler… Il acquiert également des caractéristiques esthétiques, telles que la symétrie même de l’objet (en forme d’amande) et des matériaux qui diffèrent (le jaspe par exemple).
Ce premier objet représente déjà un premier pas vers l’art.

L’art contemporain, au regard de l’art préhistorique

Philippe Sers dit de Paul Klee « qu’il réfléchit à la manière d’un homme préhistorique ».
En effet, pour Klee comme pour les hommes préhistoriques, il s’agit de fixer certaines expériences, dont les représentations sont très simplifiées. L’apparence n’a finalement que peu d’importance (dans les peintures pariétales, seul l’essentiel est représenté, les auteurs ne s’attardent pas sur les détails).
Et pour que cette identification fonctionne, hommes préhistoriques et artistes contemporains utilisent un procédé qui s’apparente à celui du cubisme : l’accumulation.

Paul Klee, Insula Dulcamara, 1938
Fondation Paul Klee, Bern




Faut-il interpréter les peintures rupestres comme des œuvres d’arts ?

« Il faut se méfier de la surinterprétation » explique Philippe Sers, « mais ses peintures jouent tout de même un rôle de message, d’instrument de la connaissance ».
Et de poursuivre : « On se trouve en présence d’une iconostase, c'est-à-dire une installation d’éléments dans l’ordre du sens : une hiérarchisation dans les superpositions, dans les perspectives d’importances et dans l’emplacement des éléments ».
Ces peintures rupestres sont une trace, un projet de quelque chose qui se situe sur le plan de l’expérience vitale, et qui fascine les modernes de l’art contemporain.

Grotte de Lascaux
Le Diverticule Axial est considéré, à juste titre, comme le sommet de l’art pariétal paléolithique



Ses peintures sont-elles l’ancêtre de l’écriture, qui précéderait l’écriture cunéiforme ? Pour Philippe Sers, dès lors qu’on les observe, « on les reçoit comme de l’art, comme des expressions talentueuses qui parlent à l’âme ».

L’art existe-t-il en dehors de la main de l’homme ?

Les représentations qui ne font pas appel à la main de l’homme restent rares. Elles existent dans la tradition bouddhiste et chrétienne (le Saint-Suaire par exemple). Mais la main de l’homme est primordiale, elle est même fondatrice de l’art.
Pour Kandinsky, dans son ouvrage théorique Point et ligne sur plan, le support est le point de départ de l’univers graphique (os, pierre, mur, tissu). Pour lui, le point représente à la fois le silence du langage (puisque le point marque la fin d’une phrase) et en même temps le début du déploiement graphique : une fin de l’univers du discours, remplacé par le monde de l’art, de la représentation, qui n’use pas de la parole, qui ne se sert pas d’un langage direct.

Kandinsky, Composition VIII, 1923




Lolo, alias Boronali, devant le Lapin Agile.

Boronali, l’âne qui peignait avec sa queue

L’histoire du peintre Boronali en 1910 qui n’était autre qu’un âne pose la question de la valeur que l’on attribue à une œuvre d’art, une fois que l’on sait qui la créé !
À cette époque, Roland Dorgelès, jeune journaliste, souhaite tourner en dérision les audaces des écoles nouvelles (fauvisme, futurisme). Il expose un Coucher de soleil sur l'Adriatique que le catalogue attribue à J. R. Boronali.
Les critiques s’y intéressent vivement, jusqu’au jour ou le constat d’huissier tombe : la peinture est l’œuvre de la queue d’un âne, en l’occurrence « Lolo », dont le propriétaire est le patron du Lapin Agile, célèbre cabaret de la butte Montmartre !

Coucher de soleil sur l’Adriatique, 1910
attribué à Joachim-Raphaël Boronali




Que retirer de cette anecdote ? Le Coucher de soleil sur l'Adriatique n’est pas une œuvre d’art mais en revanche, elle est un fait sociologique intéressant. L’affaire Boronali a ridiculisé un certain consensus social bourgeois ; une critique répétée épisodiquement avec notammentL’urinoir de Marcel Duchamp.
« On peut faire pratiquement n’importe quoi dans le domaine de l’art, mais le véritable artiste est celui qui identifie le sens, car tout ne fait pas sens », résume Philippe Sers. « C’est pourquoi les grands artistes sont ceux qui le plus souvent recommencent plusieurs fois leurs œuvres, sortes de scories de leurs vies ».

La représentation de la transcendance

Autre aspect qui passionne Philippe Sers : les icônes et les saintes images.
La représentation du divin est une notion qui traverse l’histoire de l’humanité. Elle commence avec l’idole, puis avec l’icône et se poursuit dans la modernité avec l’art abstrait (l’art abstrait qui cherche un au-delà de la représentation : forme de composition et de couleur qui parle à l’âme sans objet figuré).

L’icône est intéressante car elle représente
- un accomplissement de l’image
- un accomplissement des fonctions transfiguratives : le dépassement de la position spatiale de l’individu et le dépassement de la perspective temporelle qui nous conduisent à une représentation absolue.


Malevitch, Suprématisme Supremus N°58 avec jaune et noir, 1916

L’abstraction des peintres russes

Pour Kandinsky, lorsque le point sort de lui-même, qu’une force le pousse à bouger, le trait se crée : il prend sens en fonction de son orientation : la verticalité est synonyme de chaleur, de positivité ; à l’inverse, les traits horizontaux sont associés à la froideur, à la négativité.
Ainsi l’art de Kandinsky parle à l’intériorité du spectateur.
Cela signifie-t-il que l’art abstrait touche notre âme à tous ?
« On est souvent surpris de voir que les personnes les plus éduquées peuvent rester totalement insensibles et inversement. La raison est simple : la ligne de partage n’est pas culturelle, mais attentionnelle.»


Philippe Sers

Écoutez sans plus tarder Philippe Sers. Essayiste, critique d’art, il a beaucoup travaillé sur les artistes russes tels que Malevich et Kandinsky, cherchant à saisir la dimension spirituelle de l’art et à analyser les œuvres au-delà du ravissement esthétique.

Cette émission fait suite à une conférence donnée par Philippe Sers à l'Institut de paléontologie humaine à Paris, en mai 2008.

Cette émission fait l’objet d’une destinée à ceux et celles qui veulent améliorer leur approche de la langue française dans notre Espace Apprendre.

En savoir plus :

Quatre ouvrages de Philippe Sers en lien direct avec l'émission :

- Philippe Sers, VéritéImage retirée. en art, éditions de la Villette, 2008
- Philippe Sers,Kandinsky, philosophie de l’art abstrait, éditions Skira, 1995
- Philippe Sers, Icônes et saintes images, la représentation de la transcendance, éditions Belles-lettres, 2002
- Philippe Sers, Totalitarisme et avant-garde, falsification et vérité en art, éditions Belles-lettres 2001



Kandinsky, Point et ligne sur plan



Les conférences de l'Institut de paléontologie humaine sont ouvertes au public et se déroulent une fois par mois. Vous pouvez consulter leur programme ici.

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