Le rêve sert-il à reprogrammer les caractéristiques génétiques du cerveau ?
Le sommeil paradoxal et donc le rêve serviraient-ils à nous « reprogrammer » ? C’est une des hypothèses formulées par Michel Jouvet dans les années 1970, toujours valable à ce jour ; mais une hypothèse qui n’est toujours pas validée. Claude Debru, philosophe des sciences, collaborant étroitement avec Michel Jouvet pendant de nombreuses années, revient sur les questions que tentent toujours de résoudre les neurophysiologistes : la fonction du rêve avant la naissance et chez le nouveau-né, le rêve chez l’adulte, le non-rêve...
S’il y a une question que philosophes et scientifiques se posent depuis l’Antiquité, c’est de savoir à quoi sert le rêve. « C’est une question à laquelle nous n’avons pas de réponse, juste des hypothèses » explique Claude Debru.
Précisons que c’est Michel Jouvet (de l'Académie des sciences) qui a découvert en 1958 le sommeil paradoxal à la suite de différents travaux américains. Cette phase de sommeil a été qualifiée de « paradoxal » pour la raison suivante : le cerveau est très actif pendant cette phase de sommeil mais on observe un relâchement total du corps, une inhibition motrice.
« Ce que Michel Jouvet a mis en évidence, c’est que le sommeil paradoxal était très important dans la maturation cérébrale chez les nouveau-nés. De même, dans le règne animal, il a été observé que le sommeil correspondait aux phases de régulation thermique. C’est ainsi que dans les années 1970, Michel Jouvet a émis l’hypothèse suivante : le sommeil paradoxal servirait à la reprogrammation des caractéristiques génétiques du cerveau » résume Claude Debru.
Il est vrai que le sommeil paradoxal est très développé chez le nouveau-né, il correspondrait à la maturation cérébrale ; un processus qui continue tout au long de la vie, mais en diminuant de la même manière que le sommeil paradoxal diminue avec le temps.
On a longtemps cru que le sommeil paradoxal était indispensable à l’équilibre psychique. Une équipe américaine a donc observé des animaux et des hommes privés de sommeil paradoxal pour observer d’éventuels effets sur leur vie mentale, induire des phénomènes psychotiques. « Mais ils n’ont pas obtenu de résultats. C’est un domaine qui mériterait aujourd’hui d’être relancé », précise le philosophe.
Dans les années 1960, Américains et Français travaillent activement sur les phases de sommeil paradoxal. Les Américains s’intéressent de près aux mouvements oculaires rapides. C’est dans le laboratoire de Nataniel Kleitman que ce phénomène a été observé, alors que les chercheurs s’intéressaient initialement au clignement des yeux des nouveaux-nés. Les Américains font alors le lien entre mouvement oculaire et électro-encéphalogramme rapide. « Certains pensent que le roulement des yeux correspond à une forme d’observation de la scène onirique dans le rêve. Mais cette hypothèse reste toujours aujourd’hui difficile à vérifier » pour le philosophe des sciences.
En France, cette allégation est critiquée, les mouvements oculaires n’accompagnant pas nécessairement le sommeil paradoxal, tant chez l’homme que chez l’animal. En attendant, quelques années après, Michel Jouvet découvre deux choses importantes : l’inhibition motrice au cours d’une phase de sommeil paradoxal et l’activité intense de la structure sous-corticale au cours d’une phase de sommeil paradoxal.
Le rêve gardien de notre unicité ?
Parmi les questions auxquelles Claude Debru a longtemps réfléchi, celle de savoir si le rêve est gardien de l’individuation de notre cerveau. En d’autres termes : le rêve nous permet-il d’être chaque jour un peu plus uniques ?
« Rappelons que le cerveau est plastique, il est capable d’apprendre en permanence. Le terme d’individuation signifie que nous nous modifions tout au long de notre vie, que nous devenons de plus en plus différents les uns des autres. Je crois que dans le domaine de l’assimilation c'est-à-dire l’apprentissage, la mémoire [[Le sommeil paradoxal jouerait un rôle dans la fixation de l’information. Mais actuellement seules des corrélations ont été faites, aucune étude ne le prouve scientifiquement.]], le sommeil paradoxal et notamment le rêve jouent un rôle dans l’individuation ».
Rêveur lucide : un cas encore mystérieux
Le cerveau peut-il se comprendre lui-même ? Difficile de répondre ! Comme le rappelle Claude Debru en citant Jean-Pierre Changeux, « c’est le cerveau qui cherche à se comprendre lui-même ».
En revanche, il y a un point sur lequel Claude Debru aimerait vraiment voir débuter des recherches : le rêve lucide. « Dans le cas du rêve lucide, le rêveur est conscient qu’il rêve au moment où il rêve. Certaines personnes arrivent même à s’entraîner pour rêver lucidement ! Il serait très intéressant de comparer les électro-encéphalogrammes d’un rêveur lambda et d’un rêveur lucide. Cela pourrait nous apporter de nouveaux éléments de compréhension aux mécanismes du rêve. »
Une autre question à laquelle Claude Debru s’intéresse : le non-rêve. Que fait notre cerveau en dehors des phases de sommeil paradoxal ? Les neurophysiologistes travaillent sur ce point, mais il est certain que de nombreuses questions restent en suspens.
La seule chose que redoutent Claude Debru et Michel Jouvet, c’est qu’un jour, l’homme commande les mécanismes du rêve. « Ce n’est pas impossible car la neurobiologie, la neurophysiologie, la neurochimie ont ouvert des pans de connaissances. Il est donc certain qu’un jour nous arriverons à agir sur les rêves, mais dans quel sens, nul ne le sait ».
Écoutez les explications de Claude Debru au cours de cette émission qui s’appuie sur l’ouvrage du philosophe Neurophilosophie du rêve.
Claude Debru est professeur de philosophie à l’École normale supérieure, membre du Département de philosophie et responsable du collectif « Histoire, philosophie, sciences » à l’ENS, correspondant de l’Académie des sciences et membre de la Deutsche Akademie der Naturforscher Leopoldina.
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Claude Debru, Neurophilosophie du rêve, éditions Hermann, réédité et augmenté en 2006, préfacé par Michel Jouvet.