Le vin et son histoire en France, selon le géographe Roger Dion
Le chef-d’œuvre du géographe Roger Dion Histoire de la vigne et du vin en France, enfin réédité, est ici présenté par l’académicien Jean-Robert Pitte, géographe lui aussi, qui évoque également le colloque organisé par la Société de Géographie en l’honneur de Roger Dion dont les actes sont désormais publiés.
Cette émission évoque la figure d’un des plus grands géographes français du XXe siècle, Roger Dion, né en 1896 et mort en 1981.
Une double actualité littéraire justifie ce portrait :
- d’abord, son chef-d’œuvre Histoire de la vigne et du vin en France des origines au XIXe siècle est enfin réédité par CNRS Éditions. Un ouvrage de près de 800 pages, publié pour la première fois en 1959.
- ensuite, paraît un non moins gros ouvrage collectif dirigé par Jean-Robert Pitte, qui rassemble et présente les matériaux d’un colloque organisé par la Société de Géographie qui s’était tenu en janvier 2009 pour célébrer le cinquantenaire de la parution du livre de Roger Dion.
Cet ouvrage s'intitule Le bon vin, entre terroir, savoir-faire et savoir-boire, toujours chez CNRS Éditions (2010) avec la contribution d’une trentaine de spécialistes français et étrangers qui relatent la manière dont l’œuvre et la pensée de Roger Dion est aujourd’hui reçue et diffusée.
Jean-Robert Pitte rappelle d'abord que Roger Dion avait consacré sa thèse de géographe aux « levées » du Val-de-Loire (en 1936) puis aux paysages ruraux français et qu'il occupa la chaire de géographie historique de la France au Collège de France de 1948 à 1968.
Durant l’hiver de 1937-38, alors qu’il donnait, à des étudiants préparant l’agrégation, un cours sur les produits alimentaires d’origine végétale, Roger Dion s'aperçut qu’on trouvait, « dans les notions d’histoire viticole communément répandues, tant de représentations illusoires et d’explications faciles » qu'il décida se consacrer son travail à l'histoire de la vigne et du vin. Mais son approche est tout à fait originale.
« Ce qui frappe dans l’ensemble des écrits de Roger Dion », explique Jean-Robert Pitte, « c’est son pragmatisme, c’est-à-dire sa méfiance vis-à-vis des idées reçues et des idéologies. Il avance des hypothèses, les examine sous tous les angles et les transforme en convictions ou les abandonne ; et tout cela dans une langue qui coule aisément, empreinte de poésie… »
Roger Dion a voulu aller au-delà des explications apparentes, admises souvent sans avoir été confrontées aux faits ; « J’ai tenté », dit-il, « de remonter jusqu’aux origines ». Et ailleurs : « On ne revient jamais sans profit à certaines matières de choix qui obligent à chercher dans un lointain passé l’explication d’une réalité présente ».
C’est pourquoi il a recours aux textes anciens (il avait reçu une formation de lettres classiques), aux témoignages d’époque. Il ne veut pas être un théoricien. Il tient compte des nombreux paramètres : les événements historiques bien sûr, mais aussi la démographie, le développement d’une classe ouvrière, les mentalités de la bourgeoisie, les données fiscales, rien n’est étranger… Et il accorde une large place à l’économie. « J'ai délibérément préféré, dans la conduite de mon travail, explique-t-il, l’attitude de l’ouvrier d’histoire, prospecteur et vérificateur de données positives, à celle de constructeur des systèmes, instruit que j’étais par mes essais antérieurs à n’attendre de récompense que d’une marche patiente vers les foyers de lumière qui naissent du simple rapprochement des faits ».
L'idée dominante de Roger Dion est révolutionnaire pour l'époque : pour produire du bon vin, une bonne terre ne fait pas tout ! Jean-Robert Pitte résume cela ainsi : « Sa religion est faite : le terroir physique n’est qu’une page blanche… ». Un peu comme une toile ne fait pas un tableau, ou un bloc de marbre, un Michel-Ange... Il faut tenir compte non seulement du géologique et du rôle des sols, mais surtout de l’humain, de l’acharnement au travail, du désir de s’enrichir par le commerce, du talent en un mot !
Si l'on consulte le sommaire de cette étude magistrale, on constate que Roger Dion, dans son approche historique, entre largement dans les détails, dans le vécu des gens concernés par le vin (non seulement les vignerons, mais les taverniers, hôteliers, traiteurs, etc).
- Dans une première partie, il traite des origines de la vigne : en France, plante autochtone ou importée et acclimatée ? Puis il évoque les propagateurs héllènes, la vigne en Gaule et particulièrement le commerce à Marseille. Puis la vigne à l’époque impériale romaine et avant que le monde romain ne s’effondre, il évoque une « viticulture épiscopale », monastique, princière…
- La deuxième partie est consacrée aux grands vignobles commerciaux du Moyen-âge (du Xe au XIVe siècle) avec les vignobles que l’on voit naître ou se développer : Laon, Rhin, Seine, Reims, Nord… et tous les autres, car il passe en revue sur 7 chapitres tous les grands vignobles. Il détaille les « batailles du vin » et les interventions des rois…
- En troisième partie : il parle de l'adaptation de la production vinicole aux besoins de la société moderne : le commerce hollandais, le développement des vignobles dans la Garonne, la Dordogne, la Charente, la Loire…
Cette étude magistrale est un formidable outil de travail, de recherches, de connaissances, offrant de nombreuses cartes, des photographies, des documents anciens, des textes littéraires aussi, des citations, des extraits ; et tout cela référencé dans des index extrêmement utiles. La bibliographie, extrêmement abondante, comporte à elle seule, plus de 40 pages.
On y trouve même les anciennes mesures : le tonneau, la pipe ou la queue, le muid… avec ses subdivisions, la fillette et le sétier !
Sa dernière phrase ? « La France, disent ensemble tous ces textes, est un pays où l’histoire de la vigne et du vin éclaire celle du peuple tout entier ».
Jean-Robert Pitte conclut : « S’il faut tirer une leçon de l’œuvre de Roger Dion, c’est qu’il n’y a pas de fatalité, pas de soumission de l’homme aux aléas du sol ou du climat… le "vouloir humain" est toujours gagnant… Voici donc un hymne à une conception sensible et humaniste de la géographie, à l’intelligence, au bonheur du dépassement de soi, à la civilisation ». Un hymne en effet, mais à une certaine conception de la vigne !