Les Emirats arabes unis et la Sorbonne d’Abou Dhabi
Pourquoi la Sorbonne s’est-elle implantée à Abou Dhabi et dans quelles conditions ? Voilà ce que conte ici Jean-Robert Pitte qui fut le président de la Sorbonne (Paris IV) au moment où le contrat fut signé (en 2006). Il précise également le fort enjeu du développement d’une université française dans cette partie du monde où l’éducation, le dialogue des cultures et des religions seront un antidote aux dérives de l’islamisme.
A deux pas de l’Iran des mollahs et de la très wahhabite Arabie saoudite se niche sur la côte occidentale du Golfe persique un petit pays arabe qui est en train d’inventer un modèle de développement économique, politique et culturel fort différent de celui de ses voisins, y compris les plus ouverts comme le Qatar, Bahreïn, le Koweït ou Oman. Ce sont les Émirats Arabes Unis, une fédération de sept émirats (Abou Dhabi, Dubaï, Sharjah, Umm al-Quaywân, Ajmân, Fujayrah, Ra’s al-Khaymâ) créée en 1971-72 sous l’impulsion du Cheikh Zayed Bin Sultan Al Nahyân, sultan d’Abou Dhabi de 1966 (date de la déposition de son frère Cheikh Shakhbût), jusqu’à sa mort en 2004.
Paris-Sorbonne invitée à s’implanter aux Émirats
Jean-Robert Pitte conte ici l’aventure de l’université Paris-Sorbonne (Paris IV) invitée à s’implanter à Abou Dhabi, précédant de peu une autre institution culturelle française de grande notoriété, le Louvre (dont la première pierre a été posée en mai 2009), et il donne dans cette émission quelques clés d’explication de ces choix d’apparence surprenante dans cette partie du monde.
Tout commence, raconte Jean-Robert Pitte, au printemps 2005 par une invitation de l’Ambassadeur des Émirats en France à visiter les établissements d’enseignement supérieur de son pays, voyage-éclair qui m’a permis de constater qu’à côté de leur développement économique, les Émirats misent également sur l’éducation de leur jeunesse et sur l’ouverture internationale. Diverses universités technologiques, l’American University et le Knowledge Village de Dubaï, l’impressionnant campus de l’Université de Sharjah et l’American University de ce même émirat témoignent des investissements colossaux qui ont été réalisés en la matière par les trois principaux émirats et par la Fédération.
Peu de mois après, l’Ambassade émirienne lui fait part de manière discrète du souhait de son gouvernement de voir « La Sorbonne » s’implanter à Abou Dhabi. Jean-Robert Pitte explique alors, pour ceux de nos auditeurs qui s'y perdraient un peu parmi les ambiguités des appellations universitaires parisiennes, le découpage suivant : Sur les huit universités parisiennes, trois utilisent le mot Sorbonne dans leur dénomination officielle : Panthéon-Sorbonne (Paris 1), La Sorbonne Nouvelle (Paris 3), Paris-Sorbonne (Paris IV). Il est vrai que beaucoup de professeurs des universités parisiennes utilisent sur leurs cartes de visite ou sur leurs publications le titre de « Professeur à la Sorbonne »...
Ce qui intéressent surtout les Émirats, Abou Dhabi en particulier, c’est l’enseignement des humanités (lettres, langues, sciences humaines, y compris droit et économie) en langue française. Et de fait les négociations menées dans le courant de l’été 2005 aboutissent très vite à un projet de contrat inespéré pour une université française... Que Paris-Sorbonne ne soit pas toute la Sorbonne, c’est une évidence, qu’elle regroupe une partie non négligeable des humanités de Paris centre, ce n’est pas niable, qu’elle n’enseigne ni le droit, ni l’économie et la gestion, c’est la raison pour laquelle elle s’est associée à l’université Paris-Descartes (Paris V) pour que ces disciplines puissent être enseignées à Abou Dhabi.
Le projet de contrat est voté à une large majorité par le Conseil d’Administration de Paris-Sorbonne en octobre 2005, après que tous les cadres enseignants et administratifs de l’université aient été informés dès le retour des vacances d’été et qu’un débat ait eu lieu. La signature officielle dudit contrat a lieu le 19 février 2006, entre l’Université Paris-Sorbonne et le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique des Émirats Arabes Unis, en présence du Prince héritier d’Abou Dhabi, le Cheikh Mohammed Bin Zayed Al Nayân et de Gilles de Robien, alors Ministre français de l’Éducation nationale.
Ce contrat donne toutes les garanties d’indépendance à une université française sans que celle-ci prenne le moindre risque financier mais, au contraire, qu’elle abonde ses ressources propres à partir de ses richesses intellectuelles, chose quasiment impossible en France. Il témoigne d’une grande ouverture de la part du gouvernement des Émirats.
Un campus francophone en plein essor
Trois ans après l’ouverture, ce sont plus de 400 étudiants qui étudient sur le campus provisoire de Paris-Sorbonne Abou Dhabi. Une centaine, surtout émiriens, apprend le français de manière intensive, à raison de 4 à 6 heures de cours par jour. Au cours des deux premières années de fonctionnement, la plupart de ceux qui ont suivi ce cycle de français langue étrangère ont acquis un niveau suffisant pour suivre l’année suivante les enseignements de première année de licence. Les étudiants sont d’environ 40 nationalités différentes : un tiers sont des Émiriens, un autre tiers sont originaires de tous les pays du Proche et Moyen Orient, 10 à 15% sont français, certains enfants d’expatriés travaillant dans la région, d’autres venus directement de Paris-Sorbonne, avec des bourses, tentés par une expérience enrichissante outre-mer. Les autres viennent du reste de la planète, ce qui permet un brassage culturel intense autour de la langue française et des humanités, tant sur le campus que dans les résidences universitaires situées en ville. Le contrat prévoit d’atteindre 1500 étudiants en quelques années, mais on eut en espérer davantage.
L’histoire, l’histoire de l’art et l’archéologie, la géographie et l’aménagement, la littérature, les langues et civilisations étrangères (anglais, allemand, espagnol) appliquées aux affaires, la philosophie et la sociologie, l’information et la communication, le droit, l’économie et les sciences politiques sont enseignés en français à des étudiants majoritairement venus de pays arabes et musulmans, mais aussi d’autres aires culturelles. Chacun est conscient, en effet, aux Émirats de l’importance pour ce pays d’appuyer son développement économique à venir sur une ouverture culturelle maximale et donc sur le plurilinguisme.
Les filles sont plus nombreuses que les garçons à Paris-Sorbonne Abou Dhabi (60%-40% environ). Alors que la séparation des garçons et des filles est totale dans les établissements primaires, secondaires et supérieurs, le campus de la Sorbonne d’Abou Dhabi est aussi un laboratoire réussi de la mixité. La laïcité, inscrite dans le contrat, implique qu’il n’existe pas de salle de prière sur le campus, ce qui n’interdit pas aux élèves musulmans de prier aux heures officielles.
C’est évidemment sur de telles bases réciproques que l'on évitera la fatalité du choc des civilisations, de l’enfermement dans le fanatisme et le sectarisme. Le risque a toujours existé et existe encore pour toutes les cultures, toutes les religions, toutes les civilisations. Pour des raisons multiples et bien connues, celui-ci est très grand aujourd’hui dans l’aire musulmane dont certains groupes –minoritaires, mais très actifs- privilégient une interprétation littérale et dure des textes fondateurs de l’islam. L’islamisme, version intégriste de l’islam, conduit hélas à des raidissements et à des violences qui rencontrent aujourd’hui un grand succès, tout spécialement chez des jeunes peu éduqués et dans les pays en guerre. C’est pourquoi l’expérience de Paris-Sorbonne Abou Dhabi apparaît comme un antidote modeste mais courageux à de telles dérives, une belle réponse aux slogans mortifères de certains mollahs iraniens, d’Al Kaïda, des talibans afghans, des dirigeants du Hamas, du Hezbollah ou des Frères musulmans.
La question qui se pose est celle de comprendre pourquoi les Émirats Arabes Unis ont conçu un projet aussi visionnaire. La réponse est à rechercher dans les choix politiques et culturels du fondateur de la Fédération, le Cheikh Zayed. Celui-ci, issu d’une dynastie bédouine respectée dans l’est de la péninsule arabique, était doté d’une véritable vision pour l’avenir de son pays. Les tribus d’Abou Dhabi suivent majoritairement la voie sunnite chaféite, c’est-à-dire l’une des mouvances les plus ouvertes de l’islam, choix qui n’est pas étranger à la position côtière de l’émirat et de ses voisins qui ont longtemps pratiqué le commerce des perles et des épices, ainsi que le brassage démographique et culturel avec les mondes persan et indien. Il est rare que les commerçants tombent dans le fanatisme, si néfaste aux affaires.
Le Cheikh Zayed a très tôt pensé que les immenses richesses qui affluaient dans son pays du fait de la manne pétrolière devaient permettre à son émirat, comme aux six émirats voisins qu’il était parvenu à fédérer, de jouer un rôle important dans cette région du globe et dans le monde. Pour lui, la puissance économique liée à la capacité d’investissement ne pouvait être durable qu’accompagnée d’un véritable rayonnement politique et culturel. Et ceci ne pouvait se réaliser que grâce à l’éducation la plus poussée et la plus internationale possible de la jeunesse, tant des garçons que des filles. Il ne pouvait être question de demeurer exclusivement dans le « Lac britannique » ou même sous le parapluie américain et donc dans une conception arabo-anglo-saxonne du monde. Il croyait beaucoup au plurilinguisme et prônait le respect de toutes les religions et de toutes les cultures. Un exemple : c’est lui-même qui avait offert un terrain afin qu’une église catholique fût construite. Un certain nombre de Juifs sont implantés aux Émirats dans divers secteurs de l’activité du pays.
Jean-Robert donne ici lecture d'un texte décrivant parfaitement l'empreinte que le Cheikh Zayed a souhaité imprimer à son pays : « La possibilité qui nous est donnée de poursuivre des études supérieures nous permettra également de participer davantage aux affaires du monde arabe, d’influencer la politique et de modifier la vie des habitants du Moyen Orient… Atteindre des niveaux élevés d’instruction nous permettra de relever les défis posés dans le cadre de nos relations avec des pays et des partenaires au Moyen Orient et dans le monde…Dans le futur, nous ne devrons plus n’être que de simples bailleurs de fonds, notre rôle doit aller bien au-delà. Nous devons être acceptés pour ce que nous avons à offrir, en tant que partenaires égaux dans le processus de prise de décision plutôt que d’être simplement relégués à n’être que des pourvoyeurs d’argent. Nos dirigeants et nos intellectuels peuvent apporter beaucoup. Ils doivent être acceptés en fonction de leurs compétences, de leur sagesse et de leur habileté. L’éducation nous permettra d’accéder au rang que nous méritons réellement… Notre société est aujourd’hui cosmopolite. Des personnes de différentes races, couleurs et croyances travaillent et vivent côte à côte. Nous devons respecter les croyances et les désirs des autres, tolérer les différentes cultures et nationalités, et être plus ouverts à la diversité. »
Plaise au Ciel que de tels propos soient un jour publiés dans tous les pays du Proche et du Moyen Orient !
Texte de Jean-Robert Pitte.
Pour en savoir plus :
Visitez le site de la Sorbonne à Abu dhabi