Pourquoi les pays émergents sont-ils épargnés par la crise financière ?
La crise financière qui s’est déclenchée en août 2007, crise dite des "subprimes" aux Etats-Unis, provient des pays dits « avancés ». Les pays émergents semblent épargnés par ces perturbations. Pourquoi cette exception ? Les pays émergents auraient-ils trouvé un fonctionnement qui les mette à l’abri des fluctuations des marchés boursiers ? Analyse avec Jacques de Larosière, ancien directeur général du FMI et membre de l’Institut.
_
Jacques de Larosière a dirigé le Fonds monétaire international, la Banque de France et la BERD. Il est aujourd’hui conseiller auprès du président de la banque BNP-Paribas et membre de l'Académie des sciences morales et politiques. C’est fort de ce parcours que cet économiste développe une vision très précise de la crise financière 2007-2008.
TEXTE D'ANALYSE, par JACQUES DE LAROSIERE
Est-ce la fin des crises dans les pays émergents ?
La question ainsi posée appelle évidemment une réponse négative. Les crises, notamment financières, ont toujours existé et, quelles que soient les mesures de prévention, elles se reproduiront, sans nul doute, dans l’avenir.
Mais cette formulation provocatrice a, en réalité, pour objet de nous faire réfléchir sur la configuration inhabituelle du fonctionnement actuel du système financier international.
La crise financière qui s’est déclenchée en août 2007 avec la montée en flèche des défauts sur les prêts hypothécaires subprime aux Etats-Unis et le tarissement consécutif des marchés de crédits, est venue, cette fois, des pays dits « avancés ». Contrairement à ce qui s’était produit, notamment dans les années 80 et 90, les pays émergents n’ont été ni les fauteurs ni, sauf exceptions, les victimes de ces perturbations.
Deux aspects de cette question méritent d’être isolés et fourniront l’articulation de cette présentation.
1. Si les pays émergents n’ont guère été touchés par la dislocation des marchés financiers, est-ce pour des raisons conjoncturelles ou en raison de facteurs durables ?
2. Dans l’hypothèse où la croissance économique des pays « avancés » ralentirait sérieusement du fait de la crise financière actuelle, les pays émergents pourraient-ils assurer, de par leur poids et la continuation de leur rapide expansion, la poursuite de la croissance mondiale ? En d’autres termes, les pays émergents sont-ils désormais « découplés » des cycles conjoncturels des économies avancés ?
Si les pays émergents ont été peu touchés par la crise financière, c’est, en grande partie, pour des raisons structurelles.
Les raisons de cette immunité sont, en effet, profondes et tiennent à l’évolution des rapports financiers mondiaux depuis les dernières années. Des changements majeurs sont intervenus depuis une dizaine d’années dans la répartition des déficits et des excédents de balance des paiements mondiales.
Les pays émergents accumulent chaque année, depuis 2002-2003, des excédents courants considérables (+ 684 milliards de dollars en 2007) face à un déficit structurel américain qui a atteint 784 milliards en 2007 (voir Tableau I en annexe).
Ces chiffres sont d’une portée économique fondamentale : le déficit des Etats-Unis a atteint 6,2 % du PIB de ce pays en 2006 (5,7 % estimés pour 2007). Quant à l’excédent de la Chine, il a représenté 9,4 % de son PIB en 2006 (11,7 % estimés pour 2007).
Ce sont là des ordres de grandeur qui représentent des records historiques et reflètent, à la vérité, une situation paradoxale. En effet, traditionnellement, c’étaient les pays industrialisés qui connaissaient des excédents de balance des paiements et exportaient leurs surplus vers les pays en développement. Aujourd’hui, nous assistons à un phénomène inverse : ce sont les pays dits « émergents » qui sont devenus les créanciers, sinon du monde industrialisé dans son ensemble (en effet, l’Union Européenne est en équilibre et le Japon en excédent), mais des Etats-Unis dont le déficit courant est entièrement compensé par les apports de capitaux des pays émergents.
Les pays émergents disposent des trois quarts des réserves mondiales. Les augmentations intervenues depuis une dizaine d’années dans les réserves extérieures de ces pays (grâce, en grande partie, à la succession de leurs excédents courants) sont saisissantes.
Désormais, le montant total des réserves détenues par les pays émergents dépasse 3 trillions $ (contre moins d’un trillion en 2000) et représente 72 % des réserves mondiales (contre 59 % en 2000).
Ainsi, la Chine détient aujourd’hui plus de 1,4 trillion $ avec une augmentation mensuelle de près de 40 milliards actuellement. Elle est devenue, de ce fait, le premier investisseur mondial.
C’est là un changement profond dans l’équilibre financier international. Les Etats-Unis sont maintenant un débiteur net face à des pays comme la Chine qui jouissent d’une position fortement créditrice.
Ces changements avantagent, à maints égards, les économies émergentes.
- elle assure un volant de liquidités et une sécurité qui avaient fait défaut à l’Asie durant la crise financière de 1997 ;
- en permettant les remboursements d’emprunts, elle desserre la contrainte de l’endettement extérieur qui, jusqu’à ces dernières années, limitait les marges de manœuvre de ces pays (voire les soumettait à la « conditionnalité » du Fonds Monétaire International) ;
- elle contribue à stabiliser les marchés financiers de ces pays dont les taux de change étaient jusque-là très sensibles à la volatilité des mouvements de capitaux, volatilité elle-même exacerbée par la faiblesse des réserves extérieures de nombre de ces pays ;
- elle explique en partie, -alors que l’économie des pays industrialisés et notamment celle des Etats-Unis commence à ralentir- le maintien d’une croissance forte dans le monde émergent, en raison des « marges de manœuvres » macro-économiques que lui assure cette « indépendance financière ». On reviendra sur ce point.
Cependant, malgré ces avantages, le fait pour ces pays d’immobiliser une grande partie de leur épargne en réserves dont le rendement est relativement faible présente un « coût d’opportunité » non négligeable. Le fait d’investir une partie significative de ces excédents dans leurs propres économies qui connaissent des taux de croissance élevés serait, sans doute, à long terme, avisé, et réduirait le montant des excédents courants.
Les raisons de ce renversement des positions de balance des paiements courants sont profondes et non conjoncturelles.
- Les Etats-Unis ont suivi, depuis une dizaine d’années au moins, une politique monétaire expansive qui s’est traduite par des taux d’intérêts faibles et a encouragé la consommation intérieure. Ainsi, l’épargne intérieure (et notamment celle des ménages) n’a pas assuré le financement des besoins d’investissements du pays. Cette insuffisance d’épargne (que reflète le déficit de la balance des paiements courants américaine) a nécessité le recours à des capitaux extérieurs. Ces capitaux sont venus en grande partie du Japon et surtout des pays émergents qui ont connu, pour leur part, un « excédent d’épargne » ;
- Mais si les pays émergents ont été en mesure d’accumuler des excédents, c’est aussi parce qu’ils ont amélioré significativement leur propre gestion économique. De fait, au cours des années récentes, nombre de pays émergents ont mis de l’ordre dans leurs finances publiques et renforcé leurs systèmes bancaires tout en engageant des réformes structurelles destinées à augmenter la productivité de leurs économies. Ces actions ont porté leurs fruits : l’endettement chronique de certains de ce pays s’est beaucoup réduit du fait des excédents budgétaires enregistrés. De plus, une orientation croissante de nombre de ces pays vers des taux de change flexibles -notamment en Amérique latine- a contribué à éviter le retour des crises de change qui avaient, si souvent, interrompu leur développement économique ;
- Cependant, un facteur moins favorable concerne les taux de change d’autres pays, surtout en Asie (Chine et Japon notamment). Les taux de change de ces pays sont, de facto, largement ancrés sur le dollar (le Yen jusqu’à l’été dernier, du fait des taux d’intérêt japonais quasi nuls, le Yuan, du fait de la volonté des autorités de conserver, grâce à des interventions massives, une monnaie compétitive ). Cette sous appréciation de certaines monnaies émergentes a évidemment favorisé les exportations (et donc les excédents commerciaux) des pays en cause et modifié le jeu normal des marchés des changes ;
- Enfin, la hausse des prix de l’énergie (favorisée notamment par l’augmentation de la demande chinoise) s’est traduite par des excédents considérables chez les pays producteurs d’hydrocarbures. Ceux-ci -et notamment l’OPEP- disposent, plus encore que dans le passé, d’une position de force dans les rapports internationaux face à des pays « avancés » de plus en plus dépendants à leur égard.
Mais cette croissante « indépendance financière » des pays émergents demeure relative.
Les pays émergents, malgré leurs excédents de balance des paiements courants, demeurent encore des importateurs nets de capitaux privés en provenance des pays industrialisés.
Un des paradoxes de la situation actuelle est que, malgré leurs excédents courants, les pays émergents continuent d’importer massivement des capitaux étrangers pour assurer leur croissance. Certains d’entre eux exportent aussi des capitaux, notamment de l’Asie vers l’Afrique et l’Amérique latine, pour s’assurer des sources d’approvisionnement en matières premières. Mais, en termes nets, les pays émergents sont de gros importateurs de capitaux privés.
Ainsi, si les excédents courants des principaux pays émergents (sans la CEI) ont atteint 420 milliards en 2007 (l’essentiel venant d’Asie), les flux nets de capitaux à destination de ces mêmes pays auront atteint 620 milliards , ce qui contribue à expliquer, du reste, la forte augmentation des réserves (756 milliards) qu’ils ont enregistrée.
Sur ces 620 milliards de capitaux extérieurs absorbés en 2007 par ce groupe de pays, 265 ont pris la forme d’investissements directs et de portefeuille et 355 la forme de crédits.
Cela montre bien que, malgré la montée de leurs réserves extérieures, les pays émergents -dont les marchés financiers locaux restent encore relativement limités- sont tributaires pour leur développement du « système financier mondial » et notamment des investissements des grandes sociétés multinationales ainsi que des institutions financières du monde « avancé ».
Par ailleurs, les marchés d’actions des pays émergents sont encore corrélés à ceux des pays de l’Ouest et notamment des Etats-Unis.
Cette corrélation se manifeste au niveau de la volatilité comme à celui des cours.
Ce phénomène est, comme l’a montré le FMI , asymétrique, les corrélations se révélant plus prononcées dans les périodes de récession que dans les phases de croissance. Les phases de contraction apparaissent donc les plus synchronisées. Des études récentes montrent que les Etats-Unis ont joué dans le passé récent un rôle-clé dans la propagation des chocs financiers (ce qui n’est guère surprenant si l’on prend en compte que les Etats-Unis représentent près de 40 % de la capitalisation mondiale et près de 50 % des encours de dettes privées).
Si les marchés financiers émergents ont baissé au cours de l’été 2007 dans le sillage des bourses américaines et européennes, ils se sont en général redressés dès septembre/octobre. Le Brésil, par exemple, autrefois si prompt à réagir aux chocs financiers de New-York, a retrouvé très vite ses niveaux d’avant la crise. Quant à la bourse de Shanghai, elle s’est littéralement « envolée ». Mais depuis janvier 2008 avec l’accentuation de la baisse des bourses internationales, les indices des pays émergents se sont « resynchronisés » avec ceux des marchés occidentaux.
Les pays émergents sont-ils « découplés » des cycles des économies « avancées » et notamment de la situation aux Etats-Unis ?
A priori, les chocs émanant des économies avancées sur les pays émergents devraient continuer à être marqués, voire amplifiés.
L'conomie des Etats-Unis reste, en effet, dominante, représentant 25 % des importations mondiales et 20 % du PIB global (en termes de parités de pouvoir d’achat).
Le commerce entre les Etats-Unis et les pays émergents est celui qui s’est le plus développé depuis vingt ans : les Etats-Unis sont devenus le premier importateur des produits venant des pays émergents.
L’intégration économique globale s’est intensifiée, ce qui devrait avoir pour effet d’accroître la transmission des chocs.
La crise financière et le resserrement des marchés de crédit sont de nature à accentuer ces mécanismes de contagion.
Mais force est de constater que le ralentissement de l’économie américaine a eu, jusqu’à présent, peu d’impact sur les pays émergents (à l’exception du Mexique, voisin immédiat des Etats-Unis).
Les raisons avancées tiennent essentiellement à ce que le ralentissement américain a été centré, jusqu’à présent, sur le marché immobilier (qui n’a guère d’influence directe sur le commerce extérieur) et est resté, en grande partie, un phénomène limité aux Etats-Unis.
Cependant, si, comme on peut le craindre, le retournement du marché immobilier américain devait s’aggraver, il pourrait provoquer une contraction de la consommation des ménages et donc des importations. Ceci ne manquerait pas de toucher les économies émergentes dont on sait combien elles exportent vers les Etats-Unis.
Retenons, pour les besoins de l’analyse, l’hypothèse d’une récession aux Etats-Unis en 2008.
Il semble que la transmission de cette récession à l’économie des pays émergents pourrait se caractériser comme suit :
- L’hémisphère occidental serait le plus touché en raison du degré élevé d’intégration commerciale de cette région ;
- En considérant les épisodes cycliques passés (depuis 1974), on constate que l’influence des récessions américains s’est manifestée de la façon suivante (en prenant la médiane de toutes les récessions) :
Récessions US - 3,8 (contraction en points de PIB)
Autre pays industrialisés - 2
Amérique latine - 1,7
Asie émergente - 1,3
L’analyse montre que les répercussions sont d’autant plus fortes que les récessions américaines sont prononcées et qu’elle sont elles-mêmes liées à un choc global (pétrolier, par exemple). En revanche, les ralentissements de mi-cycle -« mid-cycle growth slowdown »- ont eu des effets plus limités.
Si l’on tient compte de l’importance inévitable qu’aurait sur l’Europe et le Japon une récession américaine, dans un contexte aggravé par la crise des marchés financiers, les pays émergents seraient également touchés en raison de l’ouverture croissante de leur commerce international et de leurs finances à ces marchés. A cet égard, la Chine et les pays d’Asie du Sud-Est apparaissent beaucoup plus sensibles à l’évolution des importations américaines que l’Inde ou la Corée.
Mais, en sens inverse, on peut remarquer que les économies émergentes ont atteint depuis quelques années de tels taux de croissance (dont une grande partie tient tant au dynamisme de leur demande interne qu’aux échanges entre pays émergents qui se développent rapidement notamment en Asie) qu’un ralentissement d’un à deux points de PIB émanant d’une récession américaine aurait une incidence relativement limitée (rappelons que la Chine a connu une croissance de 11,5 % en 2007 qui pourrait être ramenée à 10 %en 2008 du fait de la conjoncture extérieure ainsi que de la politique chinoise de réduction du crédit).
Le fait que les pays émergents représentent désormais près de 50 % du PIB mondial (calculé en parités de pouvoir d’achat) relativise évidemment l’impact pondérée d’un ralentissement « occidental ».
Les économies émergentes peuvent aussi contribuer à la solution du « credit crunch » en participant à la recapitalisation des banques occidentales.
Par ailleurs, pour les raisons expliquées dans la première partie de cette analyse (renforcement des réserves et amélioration de la gestion macroéconomique des pays en question), les économies émergentes disposent désormais de la marge de manœuvre -qui n’existait pas il y a sept ans- qui devrait leur permettre de trouver dans une expansion plus forte de leur demande interne un relais de croissance face du ralentissement du commerce avec l’Ouest. Il ne faut pas surestimer, cependant, l’impact sur l’économie mondiale d’une plus forte croissance de la demande interne des pays émergents. Les pays émergents ne représentent, en effet, que moins d’un quart de la demande interne mondiale (part des Etats-Unis : 30,6 %, de l’Europe à 25 : 30,9 % ; du Japon : 10,4 %, de la Chine : 5 %, part du reste du monde : 23,1 %) . Les effets mondiaux d’un regain de croissance interne seront donc limités.
Cette réorientation des économies émergentes pose cependant un problème, celui de l’inflation.
Les pays émergents connaissent eux-mêmes des problèmes qui pourraient s’ajouter à ceux d’un ralentissement de l’économie occidentale.
Il faut avoir à l’esprit que la très forte croissance des pays émergents ne s’est pas réalisée sans bulles et tensions : tensions sur les prix de l’immobilier, tensions sur les prix des actifs financiers, tensions sur les prix des matières premières.
Ces tensions commencent à se manifester sur les prix de détail, notamment sur les prix alimentaires (la hausse des prix des hydrocarbures ayant souvent été, pour sa part, « amortie » par le jeu des subventions publiques).
De fait, l’inflation des pays émergents (hors Chine) est remontée en 2007 passant d’un niveau de 4,5 % à 6 %. Quant à la Chine, elle connaît une forte hausse des produis alimentaires et des tensions sur les salaires.
Il est vrai que les tensions sur les prix des matières premières, notamment le pétrole, ont été jusqu’à présent contenues. Mais les risques de hausses de prix à la consommation sont réels (Etats-Unis : 4,3 % d’inflation -« headline »- dès novembre 2006 à novembre 2007, le chiffre étant de 3 % pour la zone euro).
La question des transmissions cycliques est donc complexe :
- Un ralentissement marqué aux Etats-Unis aurait un effet non négligeable -mais peut-être limité à 2 % de PIB- sur les économies émergentes qui devraient rester dynamiques ; il faut cependant souligner que les chocs financiers nés de la crise des marchés de crédit constituent un risque accru ;
- Mais une « relance » par la demande interne des pays émergents pourrait exacerber les tensions inflationnistes qui, elles-mêmes se répercutent sur les pays avancés. Ces derniers, qui ont longtemps bénéficié d’importations émergentes à bas coûts de main d’œuvre, commencent à être affectés par des tensions sur les cours des matières premières directement liées à l’expansion des pays émergents. On ne saurait, dans ces conditions, écarter le risque de « stagflation », dont on sait qu’il est le plus difficile à traiter.
Jacques de Larosière
Aller plus loin
- la biographie de Jacques de Larosière sur le site de l'Académie des sciences morales et politiques.
- Vous pouvez écouter les émissions avec Jacques de Larosière sur Canal Académie, [en cliquant ici.-> http://www.canalacademie.com/+-Jacques-de-Larosiere-+.html]
- Pour mieux comprendre la crise financière, retrouvez toutes les fiches de www.lafinancepourtous.com