Axel Kahn : croire au progrès, une pensée en crise
Axel Kahn l’affirme : l’optimisme du progrès est en crise. A travers sa leçon inaugurale donnée à l’Ecole nationale des Ponts ParisTech, il explique aux étudiants l’évolution de la notion de progrès, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Canal Académie retransmet cette intervention qui s’est déroulée en septembre 2010.
L’optimisme du progrès est en crise. Au début du XXe siècle, ils étaient rares ceux pour qui le progrès n’assurait pas l’amélioration de l’humanité. Au début du XXIe siècle, ils sont devenus majoritaires, surtout dans les pays qui ont connu le plus vif des progrès. On observe une crise du progressisme, l’optimisme du progrès.
Définition du progrès
Il y a « progrès » lorsqu’au terme d’un processus, ce qui existe en quantité ou en qualité est supérieur à ce qui existait au début du processus. Les progrès à ce titre sont donc nombreux : progrès de l’économie, des sciences, des techniques, de la médecine...
Concernant l’homme, la notion de progrès implique que l’homme lui-même peut s’améliorer.
En ce sens, il est évident que la prédication de Saint-Paul est progressiste puisqu’il est persuadé que tous les hommes peuvent progresser pour s’approcher de l’enseignement divin.
Cicéron lui aussi était progressiste : il était persuadé que tous les hommes y compris les esclaves pouvaient accéder au rang de citoyen romain.
A l'inverse, d'autres sociétés n’étaient pas du tout progressistes : les Grecs par exemple ne pouvaient pas imaginer le progrès en tant que tel parce que pour eux, il était inimaginable que leur société puisse un jour être dépassée par une autre.
Progrès : les conditions de l'épanouissement de l'homme ?
Mais le progrès dont parle Axel Kahn au cours cette conférence se définit comme il le dit lui-même par quelques citations :
- Victor Hugo : « Le progrès est le pas collectif du genre humain ».
- Jean-Paul Sartre : « Le progrès est la notion d’une ascension continue vers un terme idéal ».
- Condorcet : « Le progrès, c’est le pas de l’humanité ferme et sûr, sur la route de la vérité, du bonheur et de la vertu ».
Les petits progrès (progrès de l’économie, progrès techniques, des connaissances...) aboutissent vers un grand progrès, promesse et assurance des conditions d’épanouissements de l’homme.
C’est de ce progrès dont parle Axel Kahn.
Comment cette idée de progrès est-elle née ?
Comme l'explique le généticien, elle est historiquement datée.
Pour qu’il y ait progrès, il faut d’abord qu’il y ait progression des connaissances par une approche rationnelle. Il existe deux moyens d’approcher la connaissance : la physique et la métaphysique, la science et la philosophie.
La science existe au moins depuis l’existence des Mésopotamiens, dont on a retrouvé des plaquettes d’argiles avec des exercices de mathématiques.
Quant à l'interrogation philosophique sur la démarche scientifique, il s'agit d'une invention grecque. Ce sont les Grecs qui inventent et définissent ce qu'est la logique, le syllogisme, le paralogisme, le sophisme, tous les modes de raisonnements qui fondent la typologie de la démarche rationnelle.
Les Grecs inventent aussi l’interrogation sur les relations entre la science (et le progrès) et le bien : Est-ce que la vérité conduit au bien ?
Cette question se pose depuis très longtemps. Quatre siècles avant notre ère, elle divise les philosophes grecs. Axel Kahn revient sur un texte de Platon :
Socrate discute avec le sophiste Protagoras. La question est la suivante : Est-ce que le vrai conduit au bien ?
Socrate dit que seuls les ignorants peuvent faire le mal. Celui qui connaît la vérité connaît la lumière de la vérité, lumière qui éclaire tout et ne peut s’engager que sur la bonne voie.
Epiméthée et Prométhée
Protagoras n'accepte pas cette vision de la science. Pour expliquer son point de vue, il revient à sa manière sur le mythe central du progrès : Prométhée.
Prométhée (« celui qui voit loin » en grec) et Épiméthée ("celui qui ne va pas plus loin que le bout de son nez") sont des demi-dieux. Dans ce temps-là, les hommes n'étaient pas encore à la surface du globe. Ils étaient au centre de la Terre comme des formes potentielles prêtes à se manifester mais n'ayant pas encore d'existence réelle. Les hommes n'étaient que "promesses". Comment "exaucer ces promesses"?: Zeus demande aux deux Titans Épiméthée et Prométhée de doter chacune de ces possibilités de vie de ce dont elles ont besoin pour arriver à coloniser la surface du globe.
Épiméthée commence le premier. Il fait en sorte que les prédateurs soient un peu moins prolifiques et un peu moins rapides que les proies, mais quand il arrive à l’homme, il n’a plus rien à lui attribuer.
Prométhée, ami des hommes, décide d’aller chercher ce dont ils ont besoin. Une nuit sans lune, en haut de l’Olympe, il vole une étincelle d’éclair et donne le feu à l’homme d'où découle la technique et la science.
Mais rien ne va plus. Les hommes qui disposent du feu s'entretuent. Alors Zeus, pour les sauver, demande à Hermès son message ailé, d’apporter aux hommes la prudence la justice, la solidarité.
Ainsi Protagoras développe-t-il sa pensée : Certes la science est indispensable à l’homme, mais elle ne saurait suffire. A côté de la science, il faut ce sentiment humain qui est le désir de faire le bien.
Depuis, le débat se pose toujours en ces termes.
Axel Kahn, membre du Comité consultatif national d’éthique nous explique ainsi qu'au sein du Comité, le débat majeur porte entre ceux qui considèrent qu’une innovation est scientifiquement brillante et qu'elle sera un bénéfice potentiel pour l’humanité, et ceux qui considèrent que l’admiration scientifique que l’on a, ne dit rien de sa valeur morale. Par conséquent, il convient de poursuivre et d’approcher séparément la valeur scientifico-technique et sa signification morale.
Croire au progrès : une idée en berne pendant plusieurs siècles
Pendant une grande période, on observe que le progressisme n’existe pas (ce qui ne veux pas dire que le progrès n’existe pas). Les Romains par exemple concentrent tous leurs efforts vers la reproduction du modèle grec.
A l'époque du Moyen-âge, ce que l'Eglise peut dire ne peut pas être contredit.
La Renaissance italienne, elle-même, période de progrès extraordinaire, ne le pense pas comme tel. Elle cherche à retrouver la recette de « cet extraordinaire » épanouissement de la vie culturelle de l’antiquité greco-romaine.
La notion de progrès est donc très récente. Axel Kahn la résume à travers trois noms :
- le philosophe anglais Francis Bacon qui dit pour la première fois : « Le savoir est pouvoir ». L’un des objectifs principaux du savoir c’est d’augmenter le pouvoir que l’homme a sur la nature.
- Descartes dix ans après, dit que « le savoir pour l’homme lui permet d'être maître et possesseur de la nature »
- Blaise Pascal, enfin, affirme que « toute la suite des hommes depuis le cours de tant de siècles est comme un seul homme qui apprend toujours et qui vit continuellement ».
La conjonction entre ces trois citations nous indique que l’humanité sera de plus en plus savante et par conséquent de plus en plus à même de se penser et d’agir en tant que maître et possesseur de la nature.
Mais ce progrès occidental qui va avoir des conséquences énormes sur le plan géopolitique, n’est pas encore la naissance du progressisme...
Ecoutez la communication d'Axel Kahn de l'ENPC pour connaître la suite du raisonnement de l'Académicien des sciences.
Axel Kahn est généticien, directeur de recherche à l'INSERM, ancien directeur de l'Institut Cochin, actuel président de l'Université Paris Descartes, membre de l'Académie des sciences
En savoir plus :
- Consultez la totalité des leçons inaugurales 2010 sur le site internet de l'Ecole nationale de Ponts ParisTech
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