"Crise de la transmission ?" Analyse et réflexion par Luc Ferry
Un nouveau cycle de conférences intitulé "Penser le Présent" sera désormais retransmis sur Canal Académie. La 1ère conférence, par Luc Ferry, philosophe, universitaire, homme de lettres, ancien ministre, aborde la question de la crise de la transmission. Ecoutez-le en compagnie de Bérénice Levet, docteur en philosophie, lauréate du prix Montyon de l’Académie française.
Bérénice Levet, docteur en philosophie, a reçu le prix Montyon de philosophie et de littérature 2012 décerné par l’Académie française (remis le 6 décembre à l’institut de France) et le prix de philosophie politique Perreau-Saussine 2012, pour son ouvrage le musée imaginaire d'Hannah Arendt », (éditions Stock, 2011) ; elle est aussi co-auteur de « la pensée des images, entretiens sur l'art et le christianisme » avec François Boespflug, (éditions Bayard, 2011).
Bérénice Levet a choisi d’animer un nouveau cycle de Conférences intitulé « Penser le présent » en accueillant Luc Ferry. Ces conférences sont organisées dans les salons de la Mairie du 1er arrondissement de Paris, par le Comité Municipal d’Animation Culturelle de ce même arrondissement – présidé par Carla Arigoni - et diffusées par Canal Académie (dont les fenêtres du studio donnent justement sur cette belle mairie, de l'autre côté de la Seine).
Bérénice Levet apporte les précisions suivantes :
« Penser le présent » qui aura le plaisir de recevoir prochainement Pierre Rosenberg, de l’Académie française – a pour objet de repérer, d’identifier ce qui, dans notre époque, demande à « être pensé ». Or, une des choses qui demande, semble-t-il, impérieusement à être pensée aujourd’hui est la question de la transmission.
TRANSMETTRE: LA CRISE DE LA TRANSMISSION
- Précisons d’emblée que si la crise de la transmission comprend la crise de l’école, elle ne s’y réduit pas, et concerne l’éducation en général.
- Ajoutons qu’en dépit de l’usage qui en est fait, la notion de transmission reçoit et doit recevoir un sens rigoureux.
- Transmettre désigne une activité bien spécifique. Transmettre ne signifie pas sensibiliser, non plus divertir ou communiquer un message mais de viser à permettre à l’individu de s’approprier, de s’incorporer, de faire sien le savoir qui lui est transmis. Autrement dit, à former ce que Montaigne appelle une tête bien faite, qui n’est pas une tête vide contrairement à l’interprétation hâtive qu’on se plaît à donner de la distinction léguée par l’auteur des Essais, mais une tête pleine, pleine de connaissances qui viennent se fondre à la substance de la personne.
LES HÉRITIERS ET L’HÉRITAGE
- Transmettre, c’est donc, pour employer un mot banni de notre vocabulaire depuis pour le moins Pierre Bourdieu, former des héritiers. L’héritier se trouve en effet dans un rapport actif avec l’héritage, dans un rapport d’appropriation et se plaît à le faire fructifier.
- La nécessité, le devoir même, de transmettre reposait sur une certaine idée de l’homme à laquelle Hannah Arendt a donné son expression peut-être définitive dans son essai sur la « Crise de l’Education » dans La Crise de la culture (et ses fondements philosophiques dans La Condition de l’homme moderne -The Human condition-): « Avec la naissance, les parents n’ont pas seulement donné la vie à leurs enfants, ils les ont introduits dans un monde.
Un monde qui était là avant eux, vieux, très vieux, un monde qui les précède, par rapport auquel ils sont des nouveaux-venus – on notera au passage que la question de l’intégration n’est pas l’exclusivité des enfants d’immigrants (même si elle se heurte alors à des difficultés spécifiques) mais inhérente à la condition humaine elle-même - qu’il leur faut doit donc apprendre à connaître et à aimer. Que nous devons leur donner à aimer si nous voulons que demain, ils aspirent à poursuivre cette aventure commencée avant eux, qu’ils entretiennent et enrichissent l’héritage.
- Or, force est de reconnaître que -et le diagnostic est aujourd’hui largement partagé-, les rouages de cette transmission ne fonctionnent plus. Notre jeunesse est comme dépossédée de cette épaisseur temporelle, de cette sédimentation historique, qui fait l’humanité de l’homme, et assurément la saveur de l’existence.
- Que s’est-il passé ? Comment en sommes-nous arrivés là ?
Serait-ce que la transmission exige, pour être réussie, une certaine idée de l’articulation de l’ancien et du nouveau, du dispositif qui doit régler le rapport de l’adulte et de l’enfant, autant de postulats philosophiques, existentiels dont la légitimité se serait corrodée avec l’avènement des temps modernes pour s’ébouler dans les années 1960-1970 ?
Comment infléchir le cours des choses ?
Telles sont les questions que nous voudrions soulever avec Luc Ferry.
- Plusieurs raisons ont présidé au choix d’inviter Luc Ferry.
Tout d’abord, il n’est pas de ceux qui ont signé la reddition : il œuvre avec ardeur et, sans flagornerie aucune, avec succès, à transmettre. Transmettre l’histoire de la philosophie, mais pas seulement, ainsi que l’atteste son oeuvre.
- J’ai ensuite invité en sa personne le coauteur, avec Alain Renaut, de La Pensée 68 qui renferme de précieux éléments pour éclairer cette crise de la transmission, en élucider les fondements, et sortir de la vulgate journalistique qui attribue à l’évènement de mai 68 les maux de la société contemporaine.
Mai 68 n’est que le catalyseur, le révélateur de forces qui travaillent de façon souterraine le monde moderne depuis le XIXe siècle. Et c’est le grand mérite de cet ouvrage que de montrer comment, au cours de la décennie 1960-1970, dans l’œuvre d’une constellation de philosophes français soigneusement étudiés par les auteurs, la déstructuration de l’héritage humaniste trouve sa formulation philosophique. »
LES RÉPONSES DE LUC FERRY:
"Oui, bien sûr, il y a une crise de la transmission, les causes en sont délicates à comprendre. Mais peut-être pour commencer à planter le décor et répondre à toutes les interrogations qui viennent d'être formulées, je dirais que nous avons vécu au cours du vingtième siècle, un siècle de déconstruction, de liquidation des valeurs traditionnelles comme jamais dans l'histoire de l'humanité.
Le déclin de l'Empire romain, la Révolution française ne sont qu'une plaisanterie à côté de ce que nous avons vécu au vingtième siècle en terme de déconstruction des traditions, des autorités et des valeurs traditionnelles.
Je précise tout de suite, quitte à décevoir certains d'entre vous, que cela n'est pas toujours pour le pire...
C'est souvent pour le pire, notamment en matière scolaire, mais parfois pour le meilleur, j'en donnerai quelques exemples dans un instant, car cette déconstruction des traditions s'est accompagnée aussi de mouvements d'émancipation, notamment l'émancipation des femmes, qui à mes yeux sont éminemment positifs.
Nous avons vécu une déconstruction des traditions dans l'histoire des avant-gardes, dans l'histoire de l'art moderne ; nous avons cassé en peinture la figuration avec les deux pères fondateurs de l'art moderne qui sont d'un côté Picasso pour le cubisme, de l'autre Kandinsky pour l'art abstrait ; on a cassé la tonalité en musique avec l'Ecole de Vienne avec Schoenberg jusqu'à Pierre Boulez aujourd'hui ; on a cassé les règles traditionnelles du roman : avec Joyce au début, cela s'épanouira ensuite avec ce que l'on a appelé le nouveau roman ; on a déconstruit les règles traditionnelles de la danse avec Béjart, Pina Bausch en Allemagne, les règles traditionnelles du théâtre avec Ionesco, avec Beckett, on a même essayé de casser les règles traditionnelles du cinéma, pour autant qu'on puisse parler de règles traditionnelles pour le cinéma, avec Jean-Luc Godard et ce que l'on a appelé la Nouvelle Vague et Les Cahiers du Cinéma ; il est vrai qu'en mai 68, on a essayé de déconstruire ce que l'on appelait la morale bourgeoise, les grandes visions morales du monde qu'elles fussent religieuses ou laïques et républicaines ; c'était la cible de la contestation en mai 68.
Si je regarde maintenant la vie quotidienne des Européens et singulièrement celle des Français de cette époque, il y a aussi à l'intérieur de ce grand mouvement de déconstruction, deux révolutions très importantes ;
- la première dont on ne parle pas pratiquement jamais et que les historiens n'hésitent pas à appeler "la fin des paysans" car il y avait 6 millions de paysans dans la France de mon enfance, dans les années 50 ; il reste exactement aujourd'hui 312 000 exploitations agricoles ; les paysans représentaient une classe sociale, une corporation, attachée à la terre et aux traditions et cette diminution par 10 du monde rural, en à peine cinquante ans, est un phénomène majeur parce qu'il ne change pas uniquement le paysage naturel, physique et géographique de notre pays, il en change aussi le paysage moral, intellectuel et politique.
Quand je regarde le petit village du Vexin où j'ai passé mon enfance, à soixante kilomètres de Paris, un village de cinq cents habitants, où il n'y avait que deux voitures, celle du maire du village et celle de mon père qui était pilote de course, je me souviens que les paysans faisaient les foins, à la faux, à la faucille... Quand je raconte cela à mes filles qui ont douze ans, treize ans, l'expression "faire les foins" ne leur dit et ne représente absolument rien pour elles.
Dans cette France des années cinquante, les femmes dans tous les villages, faisaient la lessive au lavoir avec battoirs qui ressemblaient à des raquettes de ping-pong ; là aussi, quand je raconte cela à mes filles, elles ont l’impression que je sors de "Jurassik Park" tant il leur parait inimaginable que l'on puisse laver du linge en dehors d'une machine à laver...
- Evidemment la deuxième révolution très importante et très positive est la révolution des femmes ; la condition féminine a changé en Europe davantage en cinquante ans qu'en cinq cents ans. Souvenons-nous que lorsque le Président Giscard d'Estaing accède à l'Elysée et qu'il crée le premier secrétariat de la condition féminine avec Françoise Giroud dans le rôle titre, l'homme est encore le chef de famille, et la femme est encore obligée, dans un régime matrimonial de la communauté, de demander une autorisation de son chef de mari pour ouvrir un compte en banque ou pour prendre la pillule, ce qui est assez amusant vu d'aujourd'hui...
Sur le plan scolaire cette déconstruction a entraîné de véritables catastrophes ; la principale d'entre elles étant la montée en force de l'illétrisme : 35 % de nos enfants -à des titres et à degrés divers- sont en très grande difficulté de lecture, à l'entrée en sixième, donc à l'âge de onze/douze ans ; environ 7 à 8 % d'entre eux sont complètement analphabètes ; 15 % autres sont des lecteurs très lents et peu fiables ; 15 % encore sont des lecteurs fiables mais tellement lents qu'ils ne peuvent pas lire un livre ni même un article de journal par plaisir, ni en comprendre le sens car l'activité de déchiffrage est tellement absorbante pour eux qu'ils ne perçoivent pas le sens de ce qu'ils lisent...
On a là une difficulté qui est étroitement liée à cette histoire de déconstruction des traditions car rien n'est plus patrimonial que deux éléments de l'éducation : la politesse, pour l'appeler de son vieux nom , ou la civilité de son nom actuel, et la langue maternelle."
Découvrez la suite des propos de Luc Ferry sur la crise de la transmission et de l'éducation, en écoutant cette émission sur Canal Académie ; pour cela faire un simple " clic" sur le curseur mis à votre disposition à cet effet, en haut de page.