La sagesse chrétienne et l’empire de soi, selon Pierre Magnard
A l’occasion de la 10ème édition de la journée de la solidarité humaine, l’Institut de France accueillait un colloque dont le thème s’articulait autour de la question "Quelle sagesse pour notre temps ?" Pierre Magnard, professeur émérite à la Sorbonne et lauréat du Grand Prix de Philosophie de l’Académie française, a ancré sa réflexion dans la notion d’incréé. L’incréé ou l’essentiel porté par tout homme en soi, l’incréé, tel « le lieu natal de Dieu en ce bas-monde », est-il encore accessible à l’homme désorienté, confronté aux crises, d’aujourd’hui ?
Cette émission vous est proposée dans le cadre du partenariat établi entre Canal Académie et la Fondation Ostad Elahi.
Elle se divise en deux temps : dans le premier, vous pourrez écouter l’intervention de Pierre Magnard, puis, dans le second, l’entretien de Pierre Magnard répondant aux questions du journaliste Jacques Paugam, modérateur et animateur de ce colloque.
Unicité de Dieu, unicité du genre humain
Je partirai de l’évocation d’une toile, qui sera la toile de fond de mon propos : Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines d’Hubert Robert, peinte en 1796. Est-il représentation plus prophétique que celle de ce grand peintre donnant l’état de la France à la veille du cataclysme ? Un héritage sans testament, des héritiers sans mandat, incapables dès lors de recevoir, de conserver et de transmettre. Voilà ce qu’a voulu suggérer l’artiste. Mais en quoi cette interpellation s’adresse-t-elle à nous ? En ce qu’elle nous permet de prendre la mesure de notre monde, de nous demander s’il est une sagesse possible pour notre temps.
Un monde en crise. Crise, qu’est-ce que cela signifie aujourd’hui ? Le monde n’a plus du tout le sens qu’il avait encore sous la plume d’Edmund Husserl quand il espérait que cette « Europe bloquée » pourrait, peut-être, trouver dans les ressources de la raison le moyen d’en sortir. Crise veut dire aujourd’hui « système grippé » qui ne saurait trouver en lui-même les ressources de sa réadaptation. C’est pourquoi, il nous faut conjuguer au mot crise, le mot chaos. Notre monde est en état de chaos, du fait de l’imprévisibilité de l’événement à venir. Plus de prospective - il y a bien longtemps que la notion de progrès est passée par profits et pertes - plus même de calculs prévisionnels : le navire marche à la cape, personne ne peut plus tenir le gouvernail sans quoi les lames briseraient l’esquif. Un homme donc désorienté au sens propre du mot : il a perdu son Orient. Et, s’il est un mot dans la langue française qui traduit cela exactement, c’est le mot désastre, littéralement il veut dire que l’on a perdu son astre. Le laboureur d’antan marchait à l’étoile, il n’a plus d’étoile.
Et c’est, précisément, cette situation qui m’amène à ajouter un autre mot, tout aussi sombre, le mot décombres. L’homme actuel, c’est l’homme des décombres. L’homme des décombres a été parfaitement décrit par Nietzsche quand, envisageant ce que nous appelons aujourd’hui globalisation ou sécularisation, il imagine cette meule impitoyable qui, passant sur toutes les structures, sur toutes les constructions, sur tous les édifices, sur toutes les traditions, sur toutes les cultures, réduit l’homme en sable : « Ne prenons-nous pas le plus court chemin pour transformer l’humanité en sable ? En sable ! En sable fin, doux, rond, infini ! » Mais rien n’est plus semblable à un grain de silice qu’un autre grain de silice. La silice plus la silice, cela forme un tas, un monceau. Jamais la logique de l’entassement n’a pu constituer une humanité. Nous nous trouvons donc devant un monde en décombres où l’homme de sable, dans cette déliaison de tous les liens essentiels, ne peut que découvrir sa dimension unidimensionnelle pour reprendre un mot souvent usité aujourd’hui.
Un homme qui n’a plus ni hauteur ni profondeur, mais qui, dans l’horizontalité de la satisfaction de ses besoins, ne fait qu’obéir aux forces du droit et aux lois du marché. Il a perdu toute transcendance, il ne se dresse plus vers le ciel, la station debout lui est devenue étrangère. Le style même est devenu la chose la plus incongrue qui soit dans les ouvrages qui abondent sur les étals des librairies, style, n’oublions pas, c’est sto : se tenir debout. Il a perdu toute transcendance, triste horizontalité de cet homme qui a perdu ce que possédait l’homme de Chauvet, la possibilité de se lever vers le ciel pour contempler sur la voûte de la grotte un raccourci du firmament. Et c’est cet homme là qui s’interroge aujourd’hui sur la possibilité de retrouver une sagesse. L’individu qu’est-ce que c’est ? Définissons-le. C’est très exactement la synecdoque misérable de la foule, rien d’autre.
Pourtant, c’est cet individu là qui est chargé de rechercher des moyens de s’en sortir. Et cette recherche, il va la faire en réinventant périodiquement la sagesse traditionnelle, en cherchant dans la maîtrise de soi ce qui pourrait lui permettre de diminuer l’espace qui le sépare de l’événement mais la collision est inéluctable et ne manquera pas de le briser. Maîtrise de soi, voilà une notion contre laquelle je m’inscris en faux, quelque respect que je puis avoir pour le stoïcisme impérial. Le stoïcisme d’Epictète ou de Marc Aurèle s’inscrivait encore dans un certain ordre, participait encore d’un certain monde. C’’est pourquoi je préfèrerais parler d’empire de soi. Considérons que l’empire de soi n’est pas la maîtrise de soi. Cette notion, sur laquelle j’ai médité pendant quelque vingt ans, désigne ce que j’appelle la maîtrise de la volonté, qui ne tient que sur elle-même et par elle-même. Comme si ce qui oppose l’empire de soi à la maîtrise de soi, c’est que la maîtrise de soi cherche appui dans l’être alors que l’empire de soi ne cherche appui qu’en soi-même. Et ceci parce qu’il nous faut bien comprendre que nous avons l’obligation de changer de registre et de contexte philosophique. Qu’est-ce qui caractérisait l’univers ancien ? Celui qui s’en est allé sans se soucier de nous transmettre nos lettres de créances et nos droits d’hériter. Ce qui le caractérisait, c’était, très exactement, la confusion du théologique et du politique.
L’ordre théologico-politique, qui aboutira au processus de sécularisation, donne à ceux qui croient s’être libérés d’un théologique, le sentiment que le politique est arrivé à maturité sans se rendre compte de l’imposture dans laquelle nous nous trouvons. Car, en fait de libération, nous n’avons gardé, théologiquement parlant, que ce qui pouvait encore et toujours asservir l’homme.
Si nous nous affranchissons du théologico-politique, c’est pour repenser fondamentalement le principe de convertibilité de l’un et de l’être : l’un produit et l’être ordonne. Il nous faudrait enfin considérer la disjonction de l’un et de l’autre. Leur convertibilité, c’est la pesanteur, système qui nous écrase. Leur disjonction, c’est la légèreté pour l’être et pour l’un.
Et cette légèreté, reconquise à travers toute la tradition néo-platonicienne, pourrait nous y aider. Elle nous achemine également à mon point final qui est le sens proprement chrétien de ce cheminement. Car il nous amène à découvrir, au cœur de cette intériorité éprouvée dans l’empire de soi, ce que Maître Eckhart appelait l’incréé : l’essentiel porté par chaque homme en soi. L’incréé, tel « le lieu natal de Dieu en ce bas-monde » comme je le disais à propos de Pascal, déjà anticipé par Thierry de Freiberg et Nicolas de Cues. L’incréé c’est donc ce qui nous justifie d’exister. Mais alors terminons et comprenons que ce que je demande à mes lecteurs est éminemment difficile : Simplement laisser Dieu être Dieu en nous-mêmes. Alors le désastre prendra fin et nous retrouvons notre étoile.
- Jacques Paugam : Tant mieux au fond, si l’homme est désorienté, confronté aux désastres et aux décombres, cela permet à Dieu une existence plus forte en nous puisque nous sommes complètement perdus.
- Pierre Magnard : Ce que je vous répondrai, c’est que j’ai toujours été joyeux, j’ai toujours vécu dans la joie, je n’ai jamais été morose, je n’ai jamais été triste, et les désastres, au fond, il faut savoir les dépasser. A quoi tiennent-ils ces désastres ? Et en quoi tenons-nous à eux ? Ces cathédrales de sens, ces architectures prestigieuses qui nous accompagnent dans nos souvenirs, lorsqu’elles ne sont plus portées par des pierres, ne cessent de subsister dans nos mémoires ou dans notre atavisme, comme si nous tentions de récupérer quelques éléments, quelques frontons, quelques fûts de colonnes et que, à partir de ces éléments disparates, nous nous constituions quelques masures.
L’homme est ainsi fait qu’il ne peut pas se défaire de cet attachement à un passé. Or ce que je voudrais, c’est que cet attachement ne soit pas nostalgique, qu’on ne gère pas la nostalgie. Je souhaiterais que l’on gère l’enthousiasme, l’espérance ; c’est ce que l’on advient quand on découvre dans la disjonction de l’un et de l’être, cette légèreté de l’un et de l’autre. Du jour où nous découvrons, dans le tréfonds de notre être, l’incréé, alors…
- Jacques Paugam :
Nous ne pouvons pas tous être pareils à Claudel, au pied de notre colonne, attendant que Dieu parle en nous. Pour ceux qui n’entendent pas Dieu en eux, qu’auriez-vous dans toute cette tradition chrétienne ? Pour vous, quel est l’essentiel à retenir, à quelle sagesse se référer aujourd’hui ?
- Pierre Magnard : Ce qu’il faut retenir de cette tradition, c’est d’abord la conception qu’elle se fait de l’homme même. Certainement pas un individu mais ce que j’ai appelé ailleurs une singularité. C’est-à-dire un nœud de relations. Ce nœud de relations qui n’est jamais plus riche, plus dense que lorsque les relations sont plus nombreuses, de telle sorte que nous tendons à l’infini dans la multiplication des liens que nous saurons créer. Cet infini c’est Dieu même dont nous portons le projet en nous, lors même que nous essayons tout simplement de créer des liens, d’entrer en dialogue avec des gens de confession différente ou sans confession. Cette totalité humaine est de notre fait ; nous ne sommes pas hommes en dehors de cette totalité si cette totalité n’est pas assumée comme telle.
- Jacques Paugam : Dans la tradition chrétienne, on a toujours tendance à dire que l’apport chrétien, particulièrement à travers saint Paul, a été la mise en valeur de l’universalisme dans la recherche de la sagesse. Etes-vous d’accord avec cette idée ?
- Pierre Magnard : Je pense que l’apôtre des Gentils, il mérite bien son nom, parle à tous sans distinction confessionnelle. Celui qui présida avec Pierre au concile de Jérusalem pour en finir avec un rituel obsolète, il ne faisait que séparer certains du tout, est l’homme de l’universel. Paul est l’homme de l’universel puisque sa perception permet au christianisme, religion des païens, de relier entre eux tous les païens, de les tenir ensemble. Religio c’est d’abord cela et si la religio n’est pas ce qui rassemble, elle n’est plus la religio.
Une religion ne peut pas être partielle, ne peut pas être partitive, ne peut pas être ségrégative. Il faut qu’elle soit totale ou elle n’est pas, c’est véritablement le rêve de Paul. C’est, au fond, le rêve de tout christianisme, nous sommes des Pauliniens en marche vers un christianisme qui n’existe peut-être pas encore et qui embrasserait l’humanité tout entière.
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La Fondation Ostad Elahi-éthique et solidarité humaine est une fondation reconnue d'utilité publique créée par décret du Premier ministre le 27 janvier 2000. Elle possède le statut consultatif spécial auprès du Conseil économique et social des Nations Unies. Le Conseil de l'Europe et l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne sont membres de droit de son Conseil d'administration. Son président fondateur est M. Bahram Elahi, professeur émérite de chirurgie infantile.
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