René Chartier, l’éditeur injustement oublié d’Hippocrate et de Galien
L’helléniste Jacques Jouanna rend hommage à René Chartier (1572-1654), éditeur injustement méconnu des œuvres d’Hippocrate et de Galien, lors d’un savant colloque organisé les 7 et 8 octobre 2010 à l’Académie des inscriptions et belles-lettres au cours duquel plusieurs spécialistes européens ont sinon réhabilité la mémoire de Chartier, du moins contribué à une meilleure connaissance d’une oeuvre immense et difficile.
"S’il y a une édition qui fit grand bruit dans l’histoire des éditions médicales en France, c’est celle d’Emile Littré qui publia en janvier 1839 le premier tome de son « Hippocrate » qui lui valut d’entrer à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, un mois plus tard le 22 février 1839. Il le reconnut lui-même.
Dans la fin de la monumentale introduction de sa grande entreprise, Littré consacre 15 pages à la présentation des éditions complètes d’Hippocrate qui l’ont précédé et 1 page aux grandes éditions du XVI ème siècle. La notice de l’édition du médecin parisien René Chartier qu’il date de 1679 se réduit à 6 lignes : « L’édition de Chartier est très incommode à cause du nombre des volumes et du mélange des livres d’Hippocrate avec celles de Galien, mais du reste elle m’a semblé mériter plus de faveurs qu’on ne lui en accorde ordinairement. Chartier a rapporté un grand nombre de variantes prises dans les manuscrits conservés à la bibliothèque royale de Paris. »
C’est la notice la plus brève que Littré ait rédigée pour l’entreprise qui fut pourtant la plus longue et la plus vaste réalisée par un de ses prédécesseurs : « L’ensemble des œuvres d’Hippocrate et de Galien en grec et en latin ». Réhabilitation ou éloge funèbre ? Chartier ne s’est jamais remis dans l’érudition hyppocratique. On a fait l’impasse sur une édition qui dormait dans les bibliothèques.Un peu plus présent, dans les éditions de Galien, Chartier a surtout acquis la réputation d’être un faussaire dans l’érudition allemande du XX è siècle.
Maintenant, le survol de ce vaste océan des œuvres d’Hippocrate et de Galien est possible sur le petit écran de notre ordinateur, grâce à la numérisation par la BIUM, Bibliothèque interuniversitaire de médecine, avec la collaboration du laboratoire de médecine grecque du CNRS, je pense que les études sur Chartier vont prendre un nouveau départ, c’est l’objet du présent colloque pour, sinon une réhabilitation de Chartier, du moins à une meilleure connaissance d’un homme et d’une œuvre dont le principal défaut a été d’être difficilement accessible.
Présentation de cette vaste édition, d’abord logiquement, pour remédier au laconisme de Littré, puis chronologiquement pour montrer, en accord avec d’autres intervenants de ce colloque, que la date de 1679 donnée par Littré et bien d’autres après lui, est celle d’une réédition et non de l’édition originale qui a commencé à paraître 40 ans plus tôt.
Ce qu’il y a d’exceptionnel dans la conception et la réalisation de l’entreprise :
- d’une part René Chartier est le premier éditeur à avoir présenter ensemble tout Hippocrate et tout Galien dans le texte grec accompagné d’une traduction latine.
- D’autre part, son édition comprend 8.058 pages ( 9 volumes)
Une présentation logique de l’édition doit partir de l’introduction générale située avant le tome 1. Un détail de vocabulaire dans les pages de titre révèle l’ambition du projet total : c’est l’emploi de l’adjectif universa à la place du traditionnel omnia. Il apparaît, dès la première de couverture. Dans le frontispice où apparaissent en médaillons Louis XIII et Richelieu, auquel l’ouvrage est dédié, ainsi que le dauphin le futur Louis XIV, le traditionnel omnia est employé mais immédiatement après, dans la page de titre, où l’on découvre les deux médaillons d’Hippocrate et de Galien, c’est universa opera qui est utilisé. De plus Chartier donne dans cette introduction générale un index universus operum qui expose la répartition des œuvres d’Hippocrate et de Galien dans les 13 tomes prévus, sans compter un index général qui ne fut jamais réalisé, il est possible de présenter la structure d’ensemble du projet.
L’ordre adopté par Chartier est un ordre logique, ce que l’on appelait à cette époque « l’ordre de médecine » (comme il l’explique dans le privilège du roi Louis XIII). Il commence d’abord par les éléments biographiques sur les deux auteurs et les traités introductifs à la médecine (tome 1 et 2) puis par la constitution de l’homme corps et âme (tome 3 à 5) avant d’envisager la santé et la maladie (tome 6 à 8) puis la thérapeutique (tome 10 à 13). Chartier s’est aménagé un tome pour les ouvrages mélangés (tome 9).
On s’attendrait à ce qu’il présente d’abord les traités d’Hippocrate puis ceux de Galien. En réalité, il opère un mélange déconcertant à l’intérieur de chaque tome. On comprend l’agacement de Littré…
Une conséquence de ce projet d’éditer à la fois Hippocrate et Galien l’a amené, du reste, à opérer un choix contestable pour les traités d’Hippocrate commentés par Galien. Il n’a pas donné les traités d’Hippocrate eux-mêmes, mais seulement les commentaires de Galien, estimant sans doute que les phrases reprises assez systématiquement suffisaient.
Il va de soi qu’un spécialiste d’Hippocrate ne peut se contenter de cette cotte mal taillée… mais Chartier était plutôt un galéniste, sa longue étude sur Galien parue dans le tome 1 en est le témoignage le plus visible.
Après cette présentation logique, venons en à une présentation chronologique. Littré a lu l’édition de Chartier dans un exemplaire paru chez Jacques Villery en 1679 (conservé à la bibliothèque de l’Institut). Bien que Littré n’en dise rien, cette édition serait entièrement posthume puisque Chartier est mort en 1654. En réalité, Littré n’a pas utilisé la première édition qui a commencé à paraître 40 ans plus tôt. On peut distinguer trois vagues dans la parution, deux parues du vivant de l’auteur, et une parue après sa mort.
- la première vague se situe dans les années 1638-39, œuvre annoncée par Guy Patin, dans une lettre du 16 septembre 1637 qui évoque 8 volumes à paraître. (les tomes 1 à 6 plus le tome 8 et le 13). Pourquoi le 13 a-t-il paru en même temps que le premier ? parce qu’il comporte à la fin le privilège du Roi donnant l’autorisation d’impression avec la date du 8 avril 1639 (une présentation au Roi avait été faite à la fin de l’année 1638). La partie officielle date donc de 1639 même si certains tomes préparés à l’avance portent la date de 1638 comme le tome 2, ou peuvent avoir deux pages de titres, l’une imprimée en 38 et l’autre en 39 (tome 6)
Sur ces pages de titres, on découvre la présentation de l’auteur en latin : René Chartier, né dans le Vendômois, docteur en médecine de Paris, médecin conseiller du Roi très chrétien (Louis XIII) et professeur ordinaire. Il avait à ce moment là plus de 65 ans.
Il faudra attendre un long délai de 10 ans pour que paraisse la deuxième vague : une lettre de Guy Patin, datée du 10mars 1648, offre un document important sur l’état de René Chartier : « monsieur René Chartier a septante-quatre ans, bien vieux et bien usé, force dettes et force procès parce qu’il ne veut point payer ses créanciers et même qu’il ne le peut. Il y aura dans sa maison grand désordre après sa mort, des enfants de deux lits, force créanciers, peu de biens, force de papiers imprimés en grec et latin sur Galien et rien de parfait. Il y a maintenant une presse qui roule pour en faire encore un tome et après tout cela la mort viendra… comme un voleur dans la nuit et ce qu’il a thésaurisé, qui en sera l’héritier ? »
C’est en réalité 2 tomes datés de 1649 qui sortiront des presses, les 7 et 11. Leur page de titre est la même que précédemment mais avec un ajout : après professeur ordinaire, archiatre de la sérénissime Reine de Grande Bretagne. (Il avait séjourné en Angleterre comme archiatre, c'est-à-dire premier médecin d’Henriette de France, sœur de Louis XIII, épouse de Charles 1er d’Angleterre). Il mourut 5 ans après la parution de ces deux volumes de la deuxième vague. La lettre de Guy Patin, 21 novembre 1654, est célèbre : « le père René Chartier est ici mort d’une apoplexie subite laquelle le surprit à cheval et mourut sur le champ, âgé de huitante-deux ans, voilà son Galien grec demeuré. Sa famille en est ruinée ».
Chartier avait donc publié de son vivant, 8 tomes sur 13, les 8 premiers et les 11 et 13.
Dans une autre lettre de 1655, Guy Patin fait un pronostic pessimiste sur l’achèvement de l’édition : « la maison est ruinée, ceux qui ont commencé ce grand dessein ne l’achèveront jamais ». Guy Patin, mort en 1672, ne verra pas l’achèvement de l’entreprise.
C’est en effet en 1679 que commence la troisième vague constituée des trois derniers tomes (posthumes), les 10 et 12 et le tome 9 daté de 1689. Les pages de titre sont comparables à celles des volumes parus avec une différence : un nom d’éditeur, ce qui n’était pas le cas avant. L’explication en est que cette troisième vague prend sa place dans une réédition datée de 1679, financée par trois libraires associés, qui ont sorti des exemplaires à leur enseigne. (il faut couper les « voici », à gauche, etc… puisqu’il montre des visuels).
Cette réédition est sans changement pour les tomes déjà parus ; en revanche, l’introduction générale apporte du nouveau sur les conditions des manuscrits de Chartier conservés et publiés grâce aux privilèges du nouveau roi Louis XIV. Les conditions politiques ayant changé, on supprima les pages initiales les plus voyantes où il était question de Louis XIII, de Richelieu et du Dauphin. La date a été masquée par des collages pour remplacer les dates antérieures par celles de 1679. (couper les ici…). Cette façon de masquer la première parution de 1639 explique probablement en partie l’erreur si généralement répandue de la date de 1679 donnée non seulement par Littré mais par tous les éditeurs de Galien de 1914 jusqu’à 2009.
Ainsi, l’édition de Chartier dont la parution s’étale sur un demi-siècle, devient inséparable de l’histoire de son auteur et de son temps, puisqu’elle n’est que très partiellement posthume.
II – à l’intérieur d’un tome.
In folio sur deux colonnes en grec et en latin. Avant Chartier, il existait au XVI è siècle deux éditions en grec de Galien, en pleines pages, l’Aldin de 1525 et l’édition de Bâle de 1538 et quelques traductions latines. Mais pas de Galien bilingue.
Tout en étant novateur, Chartier se situe dans la grande tradition des éditions du XVI ème siècle.
Son texte latin ne correspond pas toujours au texte grec et on le lui a reproché…
Emile Littré avec son édition d’Hippocrate ouvre une nouvelle période par une triple révolution par rapport à Chartier :
- par l’établissement d’un texte à partir de la collation des manuscrits identifiés
- par une édition bilingue où la traduction n’est pas en latin mais en français
- par un format commode in-8 et non plus un in-folio mais Littré ne connaît pas encore la méthode de classement des manuscrits.
Troisième étape, à partir de la fin du XIX è siècle, l’érudition philologique allemande prend le relais de l’érudition médicale française.
Il serait injuste de juger de la méthode de Chartier à l’aune de celle de Littré. En son temps, Chartier a accompli un travail énorme avec un enthousiasme débordant. Ils furent tous deux de grands éditeurs, même si leur carrière et leur tempérament les opposent.
Chartier est un médecin de cour bien en cour, ayant avec Galien des affinités secrètes par sa boulimie intellectuelle et son immense ambition. Il a vu son projet encouragé par Richelieu quand il était au chevet de Louis XIII malade. Projet qu’il a annoncé urbi et orbi et qui l’a conduit à écrire, pour trouver des documents, partout en Europe et aussi dans la Bibliothèque royale. Ce n’est pas un affabulateur. Louis XIII évoque en termes chers les services que Chartier lui a rendus… Il va lui accorder d’incroyables privilèges !
Quel contraste avec Littré, qui, bien qu’ayant fait des études de médecine, n’a pas exercé la médecine, n’a pas quitté Paris, a vécu dans sa mansarde… Les deux savants avaient donc des tempéraments fort différents".
Jacques Jouanna évoque alors les raisons qui ont abouti à ce que Chartier ait été traité d’affabulateur… accusation totalement injuste comme l’orateur le démontre. Il fait également mention des rares voix se sont élevées pour le défendre car au milieu des critiques se glissaient aussi des éloges. Puis il aborde longuement l’édition de Kühn qui a tiré parti de l’édition de Chartier.
En guise de conclusion, Jacques Jouanna rend un ultime hommage à René Chartier l’oublié qu’il convenait de réhabiliter.
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