Claude Debru : pour une pratique de la philosophie dans les laboratoires de recherche
Claude Debru, philosophe des sciences, a construit une carrière atypique au fil de ses rencontres avec Georges Canguilhem, Jeffries Wyman, Michel Jouvet, Marcel Bessis, Pierre Karli et bien d’autres. Persuadé que la philosophie des sciences se pratique au plus près des chercheurs, il a mis la main à la pâte, opérant des rats, enregistrant des kilomètres d’électroencéphalogramme, ou travaillant dans les services d’hématologie à hôpital. Rencontre.
La première rencontre qui scelle le parcours de Claude Debru, c’est celle de Georges Canguilhem. A la fois médecin et philosophe Georges Canguilhem est le directeur de 3e cycle de Claude Debru, ancien élève de l'Ecole normale supérieure, agrégé de philosophie. « Je me souviens de notre premier rendez-vous, un jour de l’hiver 1966. J’ai eu la chance d’être introduit par le philosophe Michel Serres. Georges Canguilhem avait un prestige immense, fidèle à sa réputation quant à son caractère ! Mais nous nous sommes bien entendus. Son enseignement était très différent des autres philosophes de l’époque, avec la singularité d’avoir une triple culture : celles de la culture philosophique française, de la médecine et de la politique ».
Atypique également, Georges Canguilhem, chef de la résistance en Auvergne au cours de la Seconde Guerre mondiale, n’hésite pas à se tourner en 1943 vers les auteurs allemands au moment de la rédaction de sa thèse, historique, sur Le normal et le pathologique.
Une thèse sur la biochimie de protéines
Claude Debru marche ainsi sur les traces de son maître. Son directeur de thèse est François Dagognet. Philosophe et médecin, disciple de Gaston Bachelard ami de Georges Canguilhem, c’est lui qui l’oriente vers la biochimie. « Mon itinéraire scientifique et littéraire n’a pas toujours été facile. La thèse est un exercice très isolant, il faut surmonter les doutes, trouver les bonnes personnes ». François Jacob le conseille de rencontrer Jeffries Wyman, biologiste moléculaire, une rencontre déterminante : « Il m’a ouvert les portes d’un univers dont je n’avais aucune idée : celui de la science en train de se faire, dans un monde internationalisé. Il faut avouer qu’à cette époque, on manquait d’ouverture à l’international en France ».
C’est à partir de sa thèse portant sur la biochimie des protéines que Claude Debru s’est intéressé à la science du possible, l’imagination et l’intuition dans la science.
Pour une nouvelle pratique de la philosophie des sciences
S’il y a un terme qui froisse quelque peu Claude Debru, c’est curieusement celui de « philosophie des sciences » ! Il s’explique : « La philosophie des sciences est un « label universitaire ». Un tel titre fait de cette philosophie une matière qui s’étudie dans un département de philosophie éloigné des sciences justement. De ce fait, elle est prisonnière de certaines problématiques, à l’écart du progrès considérable des sciences et pose des questions qui n’ont de sens que pour les philosophes. Pour moi, la philosophie des sciences doit être en contact direct avec la science ».
Si Claude Debru évoque avec énergie la place nécessaire des philosophes aux côtés des chercheurs, c’est parce qu’une partie de sa carrière est scellée sur ce principe.
1981 : La rencontre avec Michel Jouvet , spécialiste du rêve
Après un an passé à Harvard aux Etats-Unis, Claude Debru revient avec la volonté de devenir chercheur scientifique. « J’ai pu le faire partiellement grâce à Michel Jouvet à Lyon pendant huit ans. J’ai changé mon fusil d’épaule, je suis passé de la biochimie de protéine à la neurologie. »
Notre philosophe passe du monde théorique à celui de la médecine expérimentale.
« Grâce à Michel Jouvet j’ai pu mettre la main à la pâte. J’ai opéré des rats, enregistré et lu des kilomètres d’encéphalogrammes, réalisé des statistiques. J’ai appris que l’on pouvait se tromper, ce qui est une leçon assez forte pour un philosophe ! Et puis nous avons évoqué avec l’équipe de Michel Jouvet des notions philosophiques qui pouvaient être utile à la formation continue des chercheurs du laboratoire ».
Convocation de Marcel Bessis et Jean Bernard
Parallèlement à son travail dans le laboratoire de Michel Jouvet, Claude Debru rencontre Marcel Bessis et Jean Bernard. « Ils m’avaient convoqué officiellement à Bicêtre pour que je leur parle de ma thèse sur la biochimie des protéines, sujet que j’avais délaissé au profit de mon travail chez Jouvet ». Claude Debru a l'honnêteté de répondre qu’il n’est plus dans ce domaine, mais celui de la théorie physico-chimique ; une franchise qui paie : le lien entre les deux professeurs de médecine et Claude Debru se crée immédiatement. Notre philosophe se retrouve au cœur de la recherche hématologique, travaillant à l’histoire et à la classification des leucémies, sur la mort cellulaire, sur le soi et le non-soi.
Strasbourg : retour aux sources germaniques de Georges Canguilhem
En 1991 et jusqu’en 1999, Claude Debru prend la responsabilité du centre européen d’histoire de la médecine à Strasbourg, le tout sous houlette de Pierre Karli. « Je me suis replongé vers d’autres racines plus européennes, plus germaniques, qui m’attiraient beaucoup ». Sans doute l’empreinte de son premier maître Georges Canguilhem... Il assure parallèlement la gestion de la société européenne pour l’histoire de la médecine et de la santé.
Aujourd’hui, Claude Debru poursuit ses échanges directs avec les chercheurs notamment avec Pierre Buser de l’Académie des sciences. « Je travaille avec Pierre sur des questions à l’interface entre neurosciences et philosophie qui sont des questions touchant à la temporalité, c'est-à-dire à l’expérience consciente du temps et au rôle des constituants temporels dans les faits de conscience. Ce sont des questions fondamentales ; c’est là qu’on peut voir se fondre l’esprit philosophique et l'esprit scientifique ».
Et de citer pour terminer Louis Pasteur dans son discours de réception à l’Académie française : « le champ d’action naturel du scientifique, c’est l’inconnu dans le possible ». Une citation qui sied bien à notre philosophe correspondant de l’Académie des sciences !
Claude Debru est professeur de philosophie à l’Ecole normale supérieure, membre du Département de philosophie et responsable du collectif "Histoire, philosophie, sciences" à l’ENS, correspondant de l’Académie des sciences et membre de la Deutsche Akademie der Naturforscher Leopoldina.
En savoir plus :
Claude Debru, correspondant de l'Académie des sciences
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- Michel Jouvet
- Jean Bernard, également membre de l'Académie nationale de médecine, membre de l'Académie française
- Marcel Bessis
- Pierre Karli
- Louis Pasteur, également membre de l'Académie française
- Anne Fagot-Largeault, Claude Debru, Michel Morange, Hee-Jin Han Philosophie et médecine. En hommage à Georges Canguilhem, édition Vrin, 2008
- Claude Debru, Pascal Nouvel, Le possible et les biotechnologies, édition PUF, 2003