Discours prononcé lors des obsèques de Jean Cluzel
Très cher Jean,
Il m’est arrivé quelquefois de prendre à votre invitation le train pour Moulins. J’ai souvenir du plaisir que j’y prenais, même si la gare de Paris-Bercy est excentrée et que le train est lent. La récompense, c’était la chaleur de votre accueil et de celui de Madeleine quand j’arrivais enfin au Marais. La récompense, c’était aussi la certitude d’une table digne d’un « fin palais », porteuse des traditions culinaires de votre terroir : ah, le pâté bourbonnais de Bransat et le saint-pourçain qui était devenu le vin des déjeuners académiques lorsque vous étiez secrétaire perpétuel ! Mais c’était surtout la convivialité qu’avec votre épouse vous réussissiez à créer et qui m’a permis de merveilleuses rencontres. Je pensais à tout cela ce matin, mais je savais que votre franc sourire et votre amitié ne seraient plus là au bout du voyage. Je pensais aussi à votre ami, Christian Poncelet, aux obsèques de qui j’étais présent hier à Remiremont. Vous ne lui aurez survécu qu’un jour. Tous deux, vous tentiez de conjurer la fatalité qui fait négliger la France rurale, les communes et les départements par les princes qui nous gouvernent à Paris.
Vous n’aimiez pas trop les louanges. Alors, je vais vous demander maintenant de ne pas écouter tandis que je vais m’adresser à vos amis — à nos amis — que vous avez rassemblés ici pour une dernière fois.
Évoquer la mémoire de Jean Cluzel est une gageure, tant l’homme a mené de combats, lancé de projets, occupé de fonctions et écrit de livres. Chacun de nous a « son » Cluzel. Je vais donc évoquer le mien. Il sera plus parisien que bourbonnais, même si, toute sa vie, il construisit des ponts entre Paris et l’Allier. Sénateur il publié plusieurs rapports sur l’audiovisuel dont il était fier, la planète cathodique, comme il l’appelait dans sa dernière lettre du 31 août, en référence à une certaine « planète catholique » qu’il était en train de lire. Notre ami commun Philippe Meyer écrivit un jour : « Si l’on ne sait pas avec précision quel jour Dieu créa la télévision, on est certain que, le lendemain, ayant mesuré ce que les Français allaient en faire, il créa le Sénateur Cluzel, pour leur donner périodiquement honte du gâchis. » Jean Cluzel entra à l’Académie des Sciences morales et politiques le 16 décembre 1991 au fauteuil laissé vacant par le décès de Jean Fourastié, pour l’humanisme duquel il témoigna toute sa vie le plus sincère respect. De ce jour, il se sentit l’obligé de cette institution. « Académie oblige » ainsi se concluait l’un des discours qu’il prononça sous la Coupole, formule calquée sur le titre de l’un de ses ouvrages qui fait le bilan de l’action de Positions : Démocratie oblige.
Académicien assidu, il prit très vite une part importante dans ses travaux. En 1994, il fut l’animateur d’une commission ad hoc, avec Pierre Messmer et Thierry de Montbrial. Les travaux de cette commission marquèrent le début du renouveau de notre Compagnie. elle décida, en effet, d’une mesure audacieuse : la limitation du mandat du Secrétaire perpétuel à 6 ans non-renouvelable pour les pousser à l’action et éviter qu’ils ne s’assoupissent dans leur fauteuil. Quatre ans plus tard, lorsque Pierre Messmer annonça sa décision de démissionner de sa fonction de Secrétaire perpétuel pour devenir Chancelier de l’Institut, Jean Cluzel jugea de son devoir de se porter candidat à sa succession afin de poursuivre et d’approfondir l’action entreprise depuis 1995. Élu, il s’y employa avec toute l’énergie que nous lui connaissions tous, inlassablement, jour et nuit, sans faillir même quand les résistances de certains l’accablaient.
Les défis étaient nombreux. Il fallait développer les travaux de l’Académie au-delà des seules séances hebdomadaires et de la distribution de ses prix. Il fallait faire connaître ses travaux au-delà du cercle étroit des lecteurs d’une revue créée en 1842 et qui ne comptait plus que 300 abonnés. Et tout cela, avec un budget ridiculement faible. Alors comment réveiller la « belle endormie » ? Jean Cluzel le savait. Il avait bien réveillé l’Allier dans les années 50 ! Il employa donc les mêmes méthodes. Tout d’abord, fédérer et créer du lien : par le lancement d’une Lettre d’information hebdomadaire par laquelle les membres de l’Académie sont informés des travaux de leurs confrères ; par l’instauration de moments de convivialité — les déjeuners mensuels — au cours desquels les académiciens apprennent tout simplement à mieux se connaître. Pour la diffusion des idées, Jean Cluzel mit en place le premier site Internet de l’Académie. Les communications prononcées par l’Académie y furent publiées, ce qui multiplia par 100, puis par 1 000, l’audience de la Revue qui cessa de paraître en 2002.
Mais cet accroissement de l’audience ne suffisait pas à Jean Cluzel. Après avoir tenté en vain de sensibiliser les journalistes — qu’il connaissait bien — à l’intérêt des travaux académiques, il en vint à la conclusion que cela était peine perdue. Puisque les médias traditionnels étaient inaccessibles, il convenait de les contourner et de créer son propre média en 2003 : ce fut Canal Académie, la première radio française sur Internet. Malgré les difficultés techniques — le haut-débit était encore une technologie balbutiante — une fois encore il prouva que la volonté humaine, guidée par un idéal et appuyée sur une méthode de travail pragmatique, pouvait venir à bout de tous les obstacles. 17 ans après sa première émission, Canal Académie est toujours en ligne, comporte une bibliothèque de milliers d’émissions écoutées par des centaines de milliers d’auditeurs dans le monde. Elle est désormais un service de l’Institut et gratuite. Jean Cluzel était heureux qu’elle ait pu il y a deux ans prendre un nouvel élan.
Mais ce qui me frappe, c’est l’image de l’homme qui se dégage de tant d’actions menées à bien. Je ne résiste pas à citer ici les mots — quelque peu malicieux — qu’utilisa mon regretté confrère André Damien dans le discours qu’il consacra à Jean Cluzel au moment de lui remettre la cravate de commandeur de l’Ordre des Arts et Lettres : « Faire un portrait de Jean Cluzel, c’est être immédiatement confronté à un dilemme. On peut sans difficulté faire le portrait extérieur du notable, membre honoraire du Parlement, à l’aménité exemplaire, entouré d’amis nombreux et policés... Un tel portrait, tout en étant absolument exact, manquerait toutefois l’essentiel. En effet, sous son allure vénérable, Jean Cluzel est un agitateur. Le terme peut paraître étrange, tant il a été longtemps associé à la mouvance gauchiste. Mais on peut être un agitateur de l’humanisme, un agitateur de la démocratie... C’est ce qu’est — et qu’a toujours été — Jean Cluzel. »
En s’adressant ainsi au jeune homme de 80 ans qu’il allait décorer, André Damien faisait-il référence au jeune homme dont la vie fut transfigurée en 1941 par la rencontre du Père Dillard, alors qu’il était en première au lycée de Cusset ? Sans doute. Jean Cluzel estimait en tout cas qu’il s’agissait bien du point à partir duquel la route qu’il suivit toute sa vie prenait son origine.
Très cher Jean,
Si je m’adresse ainsi à vous sur un ton familier, c’est que vous comme moi croyons en la communion des saints. Elle va vous permettre de retrouver des cœurs aimés, à commencer par celui de votre mère dont le souvenir vous était si cher. Vous qui aimiez tant la communication, vous allez être servi ! Et puis laissez-moi vous confier une chose avant de finir. Je suis un peu jaloux de savoir que vous découvrez en ce moment même le vin des treilles du Seigneur. Puisque nous ne cesserons pas de nous parler, vous me direz un jour s’il vaut le tressallier de Saint-Pourçain dont une grappe d’argent orne le bouton de votre épée, à côté d’un écran de télévision en nacre et de la devise de Louis II de Bourbon en 1366 par laquelle je conclus : « Allen ! Allons tous ensemble au service de Dieu et soyons tous ung dans la défense de nos pays. »