Ernest Renan, de l’Académie française vu par Henry Laurens et Michel Zink
Comment Ernest Renan, le père de la Troisième République, l’auteur de la célèbre Vie de Jésus, qui par son œuvre de philologue synthétise la pensée savante du XIXe siècle, est-il perçu 150 ans après sa première leçon inaugurale au Collège de France qui lui valut d’en être suspendu momentanément ? En hommage au grand savant qui divisa les hommes de son temps et dont l’œuvre connut une formidable fortune, Henry Laurens et Michel Zink, tous deux titulaires d’une chaire au Collège, présentent leur auguste prédécesseur dont la vie, les choix, la pensée et les apports à la science ne lassent pas de passionner et d’interroger.
L'œuvre d'Ernest Renan qui déclencha en son temps polémiques et controverses est toute en subtilité. La pluralité de ses champs intellectuels, associée à sa puissance de travail, a produit l'exemple d'un orientalisme savant où la philologie et l'histoire religieuse sont au cœur de la pensée. En ce début de XXIe siècle, nous en sommes les héritiers directs, ne serait-ce que par la définition qu'il
donna de la nation dans son célèbre discours Qu'est-ce qu'une Nation ? (1882), une vision partagée et érigée en modèle dans la plupart des États aujourd'hui. Pareille destinée n'est pas fortuite.
En témoigne le Colloque de rentrée du Collège de France, organisé par Henry Laurens, le 11 et 12 octobre 2012 durant lequel une vingtaine de chercheurs parmi lesquels huit professeurs du Collège de France ont apporté leur réflexion sur sa vie, son œuvre et sa postérité à travers les différentes disciplines que son œuvre a irrigué : l’histoire et l’archéologie, la philosophie et la religion, la politique. Voici, pour donner une idée du programme quelques-uns des titres des communications prononcées : Renan et l’exégèse historico-critique de la Bible, La raison selon Renan, La fortune de La prière sur l’Acropole.
À qui comparer l'homme, à la fois écrivain, intellectuel, philologue, archéologue, épigraphiste ? Henri Laurens fait le rapprochement pour le XXe siècle, avec un Raymond Aron dans son opposition au marxisme, comparable à la mise à distance critique de la religion par Renan en son temps et par l'opposition des milieux catholiques qu'il affronta contre vents et marées. L'auteur de la Vie de Jésus (1863), ne fut jamais anticlérical et resta fidèle à l'idée d'une religion réservée à la part intime de chacun. Ernest Renan n'a pas perdu la foi pour devenir athée. Il est resté fidèle à sa formation, à ses pères séminaristes qui l'ont formé, aux écrits religieux et philosophiques dans lesquels il s'est forgé une vision, en réponse à sa grande interrogation sur la naissance des religions. Comment le phénomène religieux se construit ?
Sa plume et sa formation humaniste au séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet puis au séminaire d'Issy-les-Moulinaux dépendant de Saint-Sulpice (à partir de 1842) révèlent ses dons précoces et en ont fait un grand écrivain. On attend de lui qu'il devienne prêtre, il n'en fera rien, tout en ne rejetant jamais cet héritage intellectuel et personnel. Comme l'a rappelé Michel Zink dans cette émission et lors de sa communication intitulée «Souvenirs d’enfance et de jeunesse : l’éternel séminariste» : Il a certes rompu avec l'Église. Et en même temps, il a gardé pour certains de ses anciens maîtres une grande reconnaissance. La foi qu'il avait eu en Jésus, s'est transformée en une fascination pour le personnage "véritable" de Jésus et en un désir de comprendre ce qu'il avait été vraiment, le débarrassant de toutes les strates légendaires dont il avait fait l'objet. Henry Laurens a évoqué au colloque une grande crise religieuse et une période de sa vie faîte de temps douloureux pour le jeune Ernest quand celui-ci se lance dans la découverte de la philologie biblique comprenant son irrésistible penchant pour le rationalisme critique. Henry Laurens a rappelé au colloque que Plus tard, Flaubert appréciait beaucoup le style de Renan et le comptait parmi les grand écrivains de son temps.
Henry Laurens résume dans cette émission le système de pensée de Renan, bien que le mot de «système» ne semble pas convenir. Partant de l'interrogation philosophique que le langage est une interprétation de l'univers, il conçoit que chaque groupe de langue définit une appréhension particulière de l'univers. Comment divise-t-il l'histoire de la civilisation ? A quoi correspondent le groupe des langues sémitiques et des langues indo-européennes ? Qu'est-ce que le christianisme pour Renan ? Qui est à l'origine du principe d'universalité ? Des questions auxquelles Henry Laurens répond clairement dans cette émission, mettant bien en garde sur l'utilisation du terme de "race" chez Renan, à savoir comme idéal-type et non comme une réalité tangible. L'inventeur du "Miracle grec", on lui doit l'expression, fut de son vivant victime de nombreuses attaques sans pour autant avoir un tempérament provocateur, il eut l'hostilité des milieux catholiques de son temps et fut entraîné dans des polémiques. Michel Zink retient de son œuvre la cohérence volontaire de sa démarche, qui n'est autre que l'application au domaine religieux, du positivisme dont il est le représentant. Dans sa leçon inaugurale, en 1862, en parlant de Jésus cet homme incomparable !, il provoque le scandale faisant à la fois l'apologie de Jésus tout en niant la part divine du Christ. Sa pensée est très nuancée et ne peut être simplifiée. Quelle est sa vision religieuse ? C'est à cette question que répond Michel Zink dans cet entretien. Quel est l'héritage de Renan ? Son parcours politique ? Comment le libéral qui refusait le suffrage universel est-il devenu un maître penseur pour les républicains et compte désormais, y compris de son vivant, parmi les pères fondateurs de la Troisième République.
Au final, conclut Henry Laurens au micro de Marianne Durand-Lacaze, L'ennemi de Renan, durant toute sa vie, c'est la théocratie. Des idées qui ont permis les lois de séparation de l'Église et de l'État en France, qu'il ne verra pas de son vivant mais dont il a préparé la venue en œuvrant à diffuser l'idée que la religion est du domaine privé.
Quelques mots sur le parcours d'Ernest Renan
Joseph Ernest Renan, est né en 1823 en terre bretonne à Tréguier, une origine régionale qu'il loua sa vie durant. Issu d'une famille de pêcheurs aisés, il fit des études sous l'œil attentif de sa sœur aînée Henriette dont l'intelligence et l'autorité morale fut pour lui un moteur certains. Agrégé de philosophie, il rédigea sa thèse sur Averroès (Ibn Rushd) terminée en 1852. Il a alors 29 ans et part pour l’Italie.
En 1956 il devient membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres qui avait accueilli avant lui, Champollion mort en 1832, membre de la même Académie et membre d’une chaire au Collège de France comme il le sera à son tour.
Philosophe de formation, mais philologue avant tout, Ernest Renan fut écrivain et historien à part entière. Il fut surtout au croisement de l’histoire des sciences, de la littérature, de l’histoire politique et de l’histoire des sensibilités, pour l'inventaire raisonné des civilisations humaines comme l'a précisé Henry Laurens dans sa communication introductive de ces deux jours de colloque.
Il est l’auteur d'une Histoire Générale des langues sémitiques en 1847, d'un Histoire des origines du christianisme en 8 volumes, qui l'occupe pendant 20 ans, d’une Vie de Jésus (1863) dont il entrevoit la rédaction lors de sa mission archéologique au Liban sur les traces de la Phénicie et en Palestine, où il reste un mois au cours de ce séjour oriental de l'année 1860 (qui coïncide avec l'intervention militaire de la France au Liban). Il a également laissé une Histoire du peuple d'Israël en 5 volumes, des Drames philosophiques (Caliban - 1878, L’Eau de Jouvence - 1881, Le Prêtre de Némi - 1885 et L’Abbesse de Jouarre - 1886), de traductions et de divers ouvrages. Sa correspondance avec sa sœur Henriette et son ami de lycée, le mathématicien Berthelot, dont des parties sont en cours de publication, a visiblement captivé les invités du colloque. Il a mis sa vie en récit dans Souvenirs d'enfance et de jeunesse (1883), succès européen de librairie et apologie reconnue du celtisme selon les mots d'Henry Laurens. Le grand public a retenu au fil des générations, parmi ses textes très célèbres, l'incontournable Qu’est-ce qu’une nation ? et Prière sur l’Acropole.
Ses Œuvres complètes ont été publiées par Henriette Psichari et la publication de sa correspondance en cours. L'essentiel de ses livres sont consultables sur l'Internet, grâce au site Gallica de la Bnf.
Il entre au collège de France comme professeur d’hébreu en 1862, en est exclu en 1863, destitué de sa chaire jusqu’en 1870, date à laquelle, il est réintégré.
Le 13 juin 1878, il est élu à l'Académie française, au fauteuil 29, en remplacement de Claude Bernard. En 1883, il devient administrateur du Collège de France et s’éteint en 1892. Avec sa disparition c'est une France intellectuelle en deuil qui offre au savant un bel hommage. La République reconnaissante fait célébrer ses funérailles par les soins de l'État et aux frais du Trésor public.
Pour en savoir plus
- Vidéos, programme du colloque En hommage à Ernest Renan au Collège de France en Octobre 2012
- Ernest Renan sur le site de l'Académie des inscriptions et Belles-lettres,avec certains de ses travaux académiques en ligne sur le site Persée
- Ernest Renan sur le site de l'Académie française.
- Henry laurens sur le site du Collège de France, titulaire de la chaire d'Histoire contemporaine du monde arabe
- Michel Zink sur le site du Collège de France, titulaire de la chaire de Littératures de la France médiévale
- Michel Zink sur le site de l'Académie des Inscriptions et Belles-lettres, membre de l'Académie depuis 2000 et Secrétaire perpétuel depuis le 28 octobre 2011.
- Nos émissions avec Michel Zink sur Canal Académie
- Nos émissions avec Henry Laurens sur Canal Académie
- Œuvres complètes, Paris, 1949, Calmann-Lévy
- Ernest Renan, Correspondance générale, Paris, Honoré Champion