L’essentiel avec... Amin Maalouf
Découvrez en compagnie de Jacques Paugam la vie et l’œuvre d’Amin Maalouf, récemment élu à l’Académie française le 23 juin 2011 au fauteuil 29, précédemment occupé par Claude Lévi-Strauss. Écoutez l’intervention de ce grand romancier, journaliste et essayiste qui, en répondant à ces sept questions essentielles, exprime avec émotion son parcours et livre un regard affüté sur le monde d’aujourd’hui et la société qui l’entoure.
Notre invité est aujourd’hui Amin Maalouf, journaliste, romancier, essayiste, librettiste, l’auteur entre autres de Les croisades vues par les arabes, Léon l’africain, Le rocher de Tanios, Prix Goncourt, Les identités meurtrières, Origine et Le dérèglement du monde. Amin Maalouf, passeur d’humanisme à la confluence du monde occidental et du monde arabe, avocat infatigable du dialogue entre les civilisations et de l’épanouissement de leur complémentarité. Amin Maalouf qui a été élu à l’Académie française le 23 juin 2011 au fauteuil numéro 29, succédant à Claude Lévi-Strauss et reçu sous la Coupole le 14 juin 2012.
Première question : Dans votre itinéraire professionnel, dans votre carrière, quel a été jusqu’à présent à vos yeux, le moment essentiel ?
- Amin Maalouf : Je crois que le moment essentiel se situe tout à la fin de 1983. J’ai un souvenir assez précis mais je ne saurais pas fixer la date. J’étais en train d’écrire les premières pages de mon premier roman et j’ai éprouvé quelque chose de différent. J’écris depuis toujours, j’ai commencé comme journaliste à 20-21 ans. J’écrivais des articles quotidiens. J’avais déjà écrit un premier livre qui s’appelait Les croisades vues par les Arabes et là je commençais à écrire mon premier roman et dans ses tout premiers paragraphes, j’ai ressenti une sorte d’euphorie spéciale. Je me suis dit instantanément : « c’est ce que j’ai toujours voulu faire et c’est ce que je ferai jusqu’à la fin de ma vie, écrire des romans ».
- Jacques Paugam : Et c’est pour cela que l’année suivante vous avez pratiquement abandonné le journalisme ?
- Amin Maalouf : Exactement. L’année suivante j’ai arrêté toute activité régulière au journal. Je faisais encore quelquefois des articles mais je me suis consacré à l’écriture et depuis, j’écris.
- Jacques Paugam : Et ce roman c’était Léon l’Africain ?
- Amin Maalouf : Absolument.
- Jacques Paugam : Quand on regarde votre itinéraire, vous n’avez pas reçu une formation littéraire mais une formation de sociologie, de sciences économiques. Comme vous le disiez, vous avez commencé dans le journalisme, vous avez été reporter, sur le terrain. En 1974 vous couvriez la fin du régime en Éthiopie et l’année suivante, c’est la guerre civile au Liban. Vous arrive-t-il d’imaginer ce qu’aurait été votre vie s’il n' y avait pas eu cette guerre civile ?
- Amin Maalouf : Je pense que ma vie aurait été très différente. Je ne suis pas quelqu’un qui envisageait d’immigrer. Je dois dire même que je regardais avec méfiance les gens qui avaient envie d’immigrer.
- Jacques Paugam : Alors que vous avez émigré en 76 ?
- Amin Maalouf : Un an plus tôt, je n’envisageais pas du tout de le faire. Et certainement pas de passer ma vie en dehors du pays. J’envisageais de passer peut-être une année en France, peut-être sur le campus d’une université américaine mais juste pour avoir une expérience un peu différente. J’étais persuadé que je passerais ma vie au Liban. La guerre a changé tout cela, du jour au lendemain j’ai compris que je devais partir. Le départ a été à la fois un déchirement et un soulagement. Au moment où j’ai décidé de partir, j’avais compris que je n’avais plus d’avenir sur place, que la guerre allait être longue, que je n’avais aucune envie que mes enfants grandissent dans cette atmosphère et le fait de partir était évidemment un déchirement mais en même temps la promesse de quelque chose d’autre.
- Jacques Paugam : En 1986 vous publiez Léon l'Africain, roman qui vous fait connaître à une échelle quasi planétaire. Nous sommes tous ébahis par votre culture. A votre avis, qu’est-ce-qui a le plus surpris les gens, qui a le plus bousculé l’image que nous avions, nous Occidentaux, des rapports entre l’Occident et l’Afrique dans ce livre ? Pourquoi a-t-il posé tant de questions ?
- Amin Maalouf : Je crois que ma démarche qui est venue très naturellement était en réalité assez inhabituelle. Je suis quelqu’un qui vivait au Liban dans le monde arabe, qui était imprégné de cette culture, qui en même temps avait des liens très grands avec la France puisque j’avais fait mes études dans une école française. Mes enseignants étaient souvent français. Ma vision était toujours une vision double, je me plaçais à la fois du côté du monde arabe, du Sud, et du côté du Nord. Quand j’ai commencé à travailler sur Léon l’Africain mon idée était de raconter la chute de Grenade vue de l’autre côté. C’est probablement cette vision du Sud mais qui, en même temps, prenne en compte la sensibilité du Nord qui caractérise ma démarche et qui caractérise ma vie puisque je suis de naissance entre les deux démarches. Mon père était journaliste, poète connu, j’ai même eu à étudier ses poèmes à l’école et je dois dire que j’ai toujours voulu suivre sa voie. Il aurait voulu être peintre. J’ai été touché par le fait que le père de Lévi-Strauss auquel je succède à l’Académie était peintre. Touché également par le fait que son père a vécu à une période difficile, à un moment où la photographie commençait à concurrencer la peinture, où il n’arrivait plus véritablement à vivre de son art. Mon père a écrit mais ce n’était pas son premier choix je pense. S’il avait pu choisir il aurait été peintre. Toutes ses références étaient à la peinture, il m’a toujours parlé de Michel-Ange. Dans la société où il a grandi, il lui était difficile de se consacrer à la peinture.
Deuxième question : Qu’est-ce qui vous semble essentiel à dire sur votre démarche ?
- Amin Maalouf : J’ai grandi dans un milieu où l’écriture était synonyme de travail, c'est-à-dire que pour moi quelqu’un travaille quand il écrit ou quand il enseigne. J’ai grandi dans un milieu où le travail n’avait pas d’autre signification. Mes oncles et tantes étaient d'un milieu anglophone. Moi j’ai fait mes études chez les Français donc j’étais un peu entre deux systèmes difficiles à concilier. En revanche pour l’écriture j’ai suivi depuis le début la voie que mon père avait suivie. J’ai toujours voulu être journaliste. Dès que j’ai eu vingt ans j’ai commencé à travailler. Il y a eu même une période pendant laquelle nous avons travaillé dans le même journal. Lui écrivait un éditorial en première page, et moi un petit article en page 6 ou 8 !
- Jacques Paugam : Vous avez par ailleurs eu des responsabilités importantes. Vous avez été le patron rédactionnel de Jeune Afrique.
- Amin Maalouf : Plus tard. Pas le patron, un des rédacteurs en chef. J’ai dirigé une revue économique. C’était ma passion. J’ai beaucoup voyagé aussi. Pendant une période de ma vie, j’ai eu envie de suivre les évènements, de courir le monde. Je suis allé en Éthiopie, au Vietnam au moment de la bataille de Saïgon. J’avais envie d’être là où se passaient les évènements. Aujourd’hui ce n’est plus le cas.
- Jacques Paugam : Vous aviez un grand père maternel qui était en Égypte, un père installé au Liban, une mère pour partie d’origine turque. Il y a cet aspect de diversité et de confluences. Quand on regarde l’aspect religieux et quasi philosophique, vous êtes une famille chrétienne dans le monde arabe, et qui plus est famille convertie au protestantisme. Et quand on regarde votre éducation chez les Jésuites, vous avez découvert les classiques occidentaux dans la langue arabe. Vous êtes vraiment un symbole de diversité. Avez-vous vécu cela comme une force ou comme un poids dans votre vie ?
- Amin Maalouf : Les deux. D’un côté j’étais heureux d’avoir des appartenances multiples. Mon rapport avec les langues de la famille a toujours été très serein. Jusqu’à l’âge de 14 ou 15 ans je lisais presque tout en arabe. C’était la langue commune de la famille paternelle, laquelle était de culture anglo-américaine et la famille maternelle de culture française, et la langue commune l’arabe. J’ai toujours aimé la langue arabe, j’ai écrit en arabe. A 15 ans j’ai commencé à lire beaucoup plus en anglais et en français. Mon père pour l’essentiel lisait en anglais et faisait l’effort de lire en français pour les auteurs qu’il aimait particulièrement comme Bergson.
- Jacques Paugam : Vous êtes également un librettiste d’opéra. Qu’est- ce que l’opéra vous apporte de plus que le roman ou l’essai ?
- Amin Maalouf : L’opéra est venu sur le tard et ce n’était pas de ma propre initiative. Je n’y aurais pas pensé pour être sincère. Un jour j’ai reçu une lettre de Gérard Mortier, directeur du festival de Salzbourg, me proposant d’écrire un livret d’opéra pour une compositrice thaïlandaise que je ne connaissais pas du tout. Nous avons eu une réunion fondatrice quelques mois plus tard. C’était le début d’une longue collaboration. J’ai écrit pour Kaija Saariaho 4 livrets d’opéra. Deux ont été publiés en livre. C’était une expérience merveilleuse. C’est une tout autre manière d’écrire, à mi-chemin entre la poésie et le théâtre, et en même temps ce n’est ni la poésie ni le théâtre. Il faut toujours avoir à l’esprit de laisser une place à la musique, écrire des textes chantables.
Troisième question : Quel est votre regard sur le monde ? Qu’aimeriez-vous nous dire sur votre façon de percevoir le monde ?
- Amin Maalouf : Tous les problèmes qui m’apparaissent en un seul : je dirais que ce serait l’inadéquation entre l’évolution morale du monde et l’évolution matérielle. Je pense que le monde évolue très vite sur le plan matériel et scientifique. Les richesses augmentent, les connaissances augmentent. Mais les mentalités ne suivent pas. Parfois elles avancent mais plus lentement, avec des hauts, des bas, des rechutes. De plus en plus j’ai le sentiment qu’il y a une régression. Elle est manifeste dans beaucoup de régions du monde. Dans le monde musulman, elle est manifeste ; dans le monde occidental elle l'est de manière moins apparente mais tout de même. Il y a une régression dans la liberté d’expression. Il y a beaucoup de choses que l’on ne peut plus dire. Notre XXIe siècle est un siècle de régression morale.
- Jacques Paugam : C’est une thèse de votre livre Le dérèglement du monde qui a fait beaucoup de bruit en 2009. Vous parliez de la crise morale dans les pays musulmans. Et vous parliez d’une crise d’un autre type dans le monde occidental : l’accaparement de la mondialisation avec le yoyo concernant les valeurs morales, c'est-à-dire ajustées selon les intérêts. Comment expliquez-vous que l’Occident qui a créé un certain nombre de valeurs n’ait pas été capable de les transmettre, d’en faire une sorte de vademecum universel pour aujourd’hui ?
- Amin Maalouf : Je ne mettrais pas la faute sur l’Occident. Il y a une part qui lui incombe car c’est la civilisation dominante. Mais je n’innocente pas les autres. Tout ce qui arrive dans le monde musulman n’est pas la faute de l’Occident. Il y a des problèmes qui sont liés à l’évolution dans le monde musulman. L’Occident a été incapable de concilier son rôle de puissance dominante avec sa "mission civilisatrice" entre guillemets. Il faut faire un choix : soit celui du respect et de l’égalité ; soit on essaie essentiellement de les conformer à ce que l’on est et de les maintenir dans la soumission.
Quatrième question : Pour vous quelle est la plus grande hypocrisie de notre temps ?
- Amin Maalouf : J’ai senti une des grandes hypocrisies de notre temps au début des années 90, au moment de la première guerre d’Irak. On voyait des départs de missiles, d’obus, des explosions, de loin. Il était interdit de montrer des morts, la destruction. On estimait que ce serait de la barbarie de montrer les conséquences des bombardements mais pas de la barbarie de montrer les bombardements. Je pense que c’est l’inverse. Il faut que les gens et notamment les jeunes comprennent que ce n’est pas innocent, que ce n’est pas inoffensif, que quand on tire il y a des gens de l’autre côté qui peuvent mourir. C’est symptomatique d’une certaine vision du monde que nous avons aujourd’hui. Il ne faut pas montrer la souffrance mais tout ce qui peut provoquer la souffrance.
Cinquième question : Quel est l’évènement de ces dernières années, ou la tendance apparue ces dernières années, qui vous laisse le plus d’espoir ?
- Amin Maalouf : Je suis fasciné par l’évolution des sciences notamment dans deux domaines et un troisième. L’’informatique a complètement changé notre vie, notre manière d’acquérir des connaissances. C’est une chance de vivre à une ère comme la nôtre de ce point de vue. La médecine évidemment qui elle aussi a changé notre vie. Et j’ajouterai un domaine qui appartient aux deux, la connaissance du cerveau humain, de son fonctionnement, de ses potentialités. Ce qui se fait dans ce domaine est fascinant. Je ne suis pas un esprit chagrin. Je suis fasciné par les possibilités que nous donne l’informatique aujourd’hui. Comme toute technologie, comme tout instrument nouveau il faut savoir l’utiliser, ne pas en devenir esclave. Mais ce vertige me plaît.
- Jacques Paugam : Pour revenir au thème de vos trois principaux essais -celui du dialogue entre les civilisations-, vous avez écrit que votre source d’espoir essentielle c’était le comportement que pouvaient avoir les immigrés arabo-musulmans dans le monde occidental. Aujourd’hui vous pensez la même chose ?
- Amin Maalouf : Non je pense que c’est une utopie. Tout à fait honorable, généreuse. J’aurais voulu qu’il en soit ainsi. Je n’ai pas le sentiment qu’on en prenne le chemin.
- Jacques Paugam : Qu’est ce qui a dérapé ? Vous écriviez cela en 2009.
- Amin Maalouf : Je pensais que c’était une chance. Je continue à penser qu’il faut essayer. On va vers une Europe où la méfiance à l’égard des immigrés, de « l’autre », se renforce. Nous sommes dans une Europe qui a perdu le nord. On ne sait plus où va l’Europe, un rêve merveilleux que je partage. J’y adhère entièrement et je pense qu’on est en train de le gaspiller. On assiste à l’émergence d’une Europe qui n’a plus confiance en l’avenir, qui n’a plus de désir de bâtir ensemble, qui n’a même plus le désir d’Europe. Dans cette atmosphère, il est extrêmement difficile d’imaginer un rôle de trait d’union pour les gens qui viennent d’ailleurs. Le monde ne va pas dans la direction que j’espérais.
- Jacques Paugam : Vous êtes désabusé ?
- Amin Maalouf : Je suis réaliste. J’observe. Je fais la différence entre ce que je souhaite et ce que je prévois.
Sixième question : Quel a été le plus grand échec de votre vie et comment l’avez-vous surmonté ou avez-vous tenté de le surmonter ?
- Amin Maalouf : Les échecs personnels, je pense qu’ils ne sont pas importants. Je le dis avec objectivité. Je pense qu’un échec est souvent la voie vers quelque chose de meilleur. Et un succès peut être le chemin de la malédiction. On ne peut jamais savoir si un évènement que l’on a vécu va s’avérer positif ou négatif dix ans plus tard. Je peux vous donner un exemple. Je me suis présenté à l’Académie française en 2004, j’ai subi un échec, j’étais ulcéré. J’ai été élu l’année dernière (en 2011). Et je peux vous dire que le bonheur que j’ai eu l’année dernière fait que je sens que l’échec que j’ai subi 7 ans plus tôt était un prélude à un grand bonheur. J’ai des échecs que je vis avec beaucoup d’amertume mais ce sont des échecs plus vastes : l’échec de mes idéaux, de beaucoup de choses auxquelles je croyais. Je voulais que le Liban devienne un exemple de modernité, de coexistence, il n’en prend pas le chemin.
Septième question : Aujourd’hui quelle est votre motivation essentielle dans la vie ?
- Amin Maalouf : J’ai envie d’écrire. J’ai des projets d’écriture, des romans, des essais, des pièces de théâtre. J’ai un roman qui va sortir dans quelques mois chez Grasset. J’ai envie de continuer le plus longtemps possible avec les mêmes illusions, les mêmes utopies. Je suis à un âge où j’ai envie de passer d’un livre à l’autre et envie de sentir qu’à chaque fois, je trouve l’énergie pour écrire et réfléchir.
- Jacques Paugam : Vous avez été élu à l’Académie française il y a quasiment un an, le 23 juin 2011. Vous allez être reçu sous la coupole le 14 juin. Comment vivez-vous l’entre deux ?
- Amin Maalouf : Je passe l’essentiel de mon temps à réfléchir à ce que je dois dire, à ce que je dois faire. Le discours n’est pas le plus simple. Un discours à l’Académie est un genre littéraire à part entière. On n’est jamais sûr de trouver le ton qu’il faut. J’ai envie que le discours soit à la hauteur de la responsabilité qui m’est confiée. Et aussi qu’il rende justice au personnage immense que j’ai le privilège de remplacer, Claude Lévi Strauss. Je connais ses livres depuis mes années d’université car j’ai fait des études de sociologie, et c’est d’autant plus intimidant.
- Jacques Paugam : Qu’aimeriez-vous faire passer à son sujet ?
- Amin Maalouf : Levi Strauss est une boussole pour notre époque. Il a observé le monde et réfléchi en toute indépendance aux solutions à apporter notamment à des questions essentielles : la question de l’identité, du rapport à l’autre…
- Jacques Paugam : Depuis 20 ans vous êtes très attaché à l’Ile d’Yeu. Est-ce que du Liban à l’ile d’Yeu il y a des continuités ?
- Amin Maalouf : J’y trouve la sérénité et j’en ai besoin. Il y a peu de choses similaires si ce n’est la dimension des villages. Je viens d’un tout petit village, il y avait une douzaine de maisons. C’était l’endroit le plus merveilleux pour moi. J’ai besoin d’endroits où il y a peu de maisons, peu de monde. Ma raison de vivre est l’écriture et je suis toujours à la recherche du lieu où je peux écrire dans la sérénité. L’ile d’Yeu m’a offert cela.
En savoir plus :
- Amin Maalouf de l'Académie française
- Retrouvez les émissions de Jacques Paugam sur Canal Académie