L’essentiel avec... Gabriel de Broglie, Chancelier de l’Institut de France
L’invité de notre série l’Essentiel est ici Gabriel de Broglie. Grand commis de l’État, il s’est illustré pendant près de dix ans dans les cabinets ministériels puis pendant 18 ans dans l’audiovisuel. Parallèlement, il a mené une brillante carrière d’historien sans jamais cesser de servir dans de nombreuses institutions sa passion pour la langue française. Gabriel de Broglie a été élu en 1997 à l’Académie des sciences morales et politiques, puis le 22 mars 2001 à l’Académie française au 11e fauteuil, qu’occupait avant lui Alain Peyrefitte. Il est depuis le 1er janvier 2006 Chancelier de l’Institut de France.
Gabriel de Broglie bonjour et merci d’avoir répondu à notre invitation !
Première question : Dans votre itinéraire professionnel, dans votre carrière, quel a été le moment essentiel ?
- Gabriel de Broglie : C’est une question sérieuse. Je dirais que pour quelqu’un qui s’exprime, ce qui est essentiel c’est peut-être ce qui ne doit pas être exprimé, ce qui doit rester caché, ce qui est inexprimable. Et j’aurais tendance à dire que c’est le cas. Mais vous avez dit « dans votre parcours professionnel ». Il ne s’agit donc pas de l’individu, personne privée. Je répondrai donc à vos questions. D’ailleurs vous avez déjà répondu en énumérant brièvement ce que j’ai pu faire dans les années passées. Et si vous me demandez le moment essentiel dans mon itinéraire professionnel eh bien c’est 1969. Avant cette date j’ai participé à beaucoup d’actions, de manière très active, j’étais passionné, j’avais l’impression de faire partie d’écuries et de galoper. Alors les écuries c’était quoi ? C’était Sciences po, l’ENA, les cabinets ministériels.
et pas n’importe lesquels...Mais cela s’est arrêté brusquement : en 1969, Couve de Murville était Premier Ministre et j’étais son conseiller à Matignon. Et à la suite du referendum perdu de 1969 et du départ du général de Gaulle, le ministère Couve de Murville est resté à Matignon pendant l’intérim. Puis il s’est dispersé et du jour au lendemain je me suis retrouvé, ayant quitté ces fonctions, ne pouvant pas en retrouver d’autres de la même nature et ayant à sortir le matin dans la rue pour acheter mon journal !
- Jacques Paugam : Vous aviez pris le goût du pouvoir ?
- Gabriel de Broglie : Bien sûr. Dix années de galop, de cabinets ministériels, de palais de la République, d’activité intense, c’était une sorte de drogue. Cela correspond à un âge de l’existence. Ce qui m’est apparu très clairement, c’est que je m’étais dépensé passionnément mais entièrement pour autrui, pour le bien public, entièrement pour un certain engagement. J’ai eu la chance de commencer mon action au service de l’État avec le retour du Général de Gaulle au pouvoir et André Malraux. C’est une chose que l’on n’oublie pas et qui a marqué toute ma carrière. Puis, cela cesse en 1969 : comment passe-t-on cette étape et à quoi se livre-t-on à ce moment là ? Ma réponse a été d’écrire un livre, c’était la cure absolue dans laquelle je me suis lancé. Un premier livre, un livre d’histoire. Il a été suivi d’autres. Je me suis aperçu que c’était l’activité que l’on pouvait faire pour soi-même : on ne répond de ce que l’on fait devant personne, on est en relation avec le public et on travaille pour soi-même, pour édifier une œuvre.
- Jacques Paugam : Dans son discours de réception Maurice Druon disait que votre famille « roulait dans le carrosse de l’histoire ». Est-ce que cette tradition familiale vous a incité plus que d’autres à vous lancer dans la recherche historique et en particulier dans les biographies ?
- Gabriel de Broglie : Oui mais il ne faut pas exagérer les choses. Maurice Druon a dit cela, il avait le sens de l’image. On a dit aussi, je ne sais plus qui a dit ça « qu’à regarder l’activité des de Broglie au XIXe siècle, ils ont de l’encre à la place du sang ».
- Jacques Paugam : Il faut dire que sous l’Ancien Régime il y a eu quelques maréchaux célèbres de votre famille, au XIXe, plutôt des politiques, et au XXe des scientifiques.
- Gabriel de Broglie : C’est cela ! Mais j’indique tout de suite que c’est une généalogie très forte mais c’est une généalogie intellectuelle parce que je ne descends pas de cette lignée. Notre famille est divisée en plusieurs branches. Et la branche qui descend des parlementaires du XIXe siècle, des hommes politiques et de madame de Staël (la fille de madame de Staël a épousé le premier des parlementaires Victor de Broglie), s’est éteinte avec la mort de Maurice et de Louis, les deux savants. Tous les deux furent membres de l’Académie des sciences et de l’Académie française et sans descendance. Je me raccroche à une généalogie plus lointaine, qui est celle des maréchaux et militaires de l’Ancien Régime.
- Jacques Paugam : Militaires et maréchaux qui ont mis leur passion au service de la France mais parfois de façon très contrastée. Sous la Révolution par exemple, le père et le fils aux fonctions les plus éminentes de l’armée, se trouvent l’un du côté de la réaction, comme on disait à l’époque, et l’autre du côté de la révolution, avec d’ailleurs un panache exceptionnel car il est allé sur l’échafaud crânement.
- Jacques Paugam : Comment avez-vous vécu cet héritage en terme de famille ?
- Gabriel de Broglie : Avec infiniment de familiarité et de fierté. Et aussi de conscience des devoirs que cela entraîne. Quand on connaît bien les choses, on dit c’est merveilleux. Mais c’est plus compliqué que cela. Tous les deux, les savants de Broglie, descendent du Maréchal. Moi aussi. Vous me permettez d'en dire un mot ?
- Jacques Paugam : Oui bien sûr, et même parler de l’ensemble des origines de la famille. Car c’est curieux vous appartenez probablement à la famille qui a donné le plus d’académiciens français de notre histoire et c'est une famille d’immigrés...
- Gabriel de Broglie : Oui si l’on veut, descendants d’immigrés italiens.
- Jacques Paugam : La guerre de Trente ans.
- Gabriel de Broglie : En 1640. Cela donne une lignée de militaires dont le dernier est un maréchal de France, mais en disgrâce, en Normandie dans son château. Arrive le 13 juillet 1789. Il est appelé, dans un désarroi de la Cour, à revenir à Paris immédiatement et d’occuper la charge très importante de Maréchal Général de France, qui n’avait pas été décernée depuis plusieurs générations et qui concentrait tous les pouvoirs de maintien de l’ordre, commandant de l’armée, commandant des forces de l’ordre, commandant de la gendarmerie… Il arrive à Paris, il a ses Dragons sur les Champs Élysées. Il répond de la situation, tout est en ordre. Il demande des instructions à son ministre et à la Cour, au roi qui était à Versailles. Il ne reçoit aucune réponse. Arrive le 14 juillet au matin. Il sait parfaitement ce qui va se passer. Il sait que les armureries sont aux Invalides et que le peuple a envie de piller les armes, il sait où sont les émeutiers. Les Dragons sont toujours sur les Champs Élysées. Il leur est très facile d’intervenir et d’éviter cela. Il sait que cela va se passer à la Bastille. Il le dit à la Cour. Aucune réponse. Aucun ordre. Le 14 juillet se passe. Il y assiste extrêmement peiné de n’avoir pu intervenir. Pour celui qui était responsable du maintien de l’ordre à Paris, c’était une déconvenue monumentale. Il en tire une leçon immédiate et évidente. Le lendemain le 15 juillet 1789, il quitte la France, avec le frère du roi. Ce n’est pas une fuite. Ils partent avec des dizaines et des dizaines de voitures, emmènent tout, les meubles, l’argenterie. Il n’est jamais revenu. Il avait deux fils.
- Deuxième question : Qu’est ce qui vous paraît essentiel à dire sur votre activité aujourd’hui ? Si vous le voulez bien nous allons commencer par votre rôle de chancelier de l’Institut de France, responsabilité que vous exercez depuis le 1er janvier 2006. S’il y avait une idée essentielle à faire ressortir concernant votre manière d’exercer cette fonction ?
- Gabriel de Broglie : Je ne sais pas s’il faut commencer par cela. Le chancelier est avant tout pleinement académicien. Ce qui compte d’abord, c’est d’être académicien. L’Institut de France est composé d’académiciens. Donc on est d’abord membre d’une Académie. En ce qui me concerne, j’ai commencé par l’Académie des sciences morales et politiques, très fier d’y être élu. Puis j’ai été élu à l’Académie française. J’en ai été encore plus fier, surtout au siège d’Alain Peyrefitte. Et de faire son éloge, un personnage que je connaissais très bien. Être académicien, c’est le résultat des livres publiés, mais aussi des fonctions exercées. C’est une sorte de synthèse.
- Jacques Paugam : Comment expliquez-vous votre passion pour la langue française ?
- Gabriel de Broglie : Je ne sais pas. J’ai gardé le souvenir d’un de mes professeurs, Jacques Raynaud, un poète, qui m’a dit « De Broglie, si vous ne savez pas quoi faire plus tard vous pourrez toujours écrire ! ». C’est arrivé en effet. Le goût du travail sur la langue est comme un métier manuel. J’ai beaucoup réfléchi et travaillé pour la cause de la langue française. Je me suis aperçu que la langue française est d’un maniement difficile pour improviser oralement. C’est une langue de l’écrit qui laisse passer très facilement la pensée et l’émotion sur la feuille de papier. Mais pour l’élocution orale, c’est beaucoup plus difficile que cela.
- Troisième question : Quel est votre regard sur le monde et la société d’aujourd’hui ? _
- Gabriel de Broglie : Ce que j’aimerais dire, c’est que je suis issu d’une tradition. On a parlé de généalogie intellectuelle, mais il y a aussi ma formation du Conseil d’État et mes travaux. Je suis issu d’une tradition qui a posé en principe et complètement intériorisé cette conviction que nous servions des valeurs qui étaient universelles. C’est un engagement dont on est très fiers, très convaincus, et pour lequel on peut même combattre.
- Jacques Paugam : Grand combat du XVIIIe siècle...
- Gabriel de Broglie : et la confiance dans le progrès et la science du XIXe siècle. Je suis issu de cette lignée et je vis à une époque où cette donnée fondamentale de base est remise en question et même nous est reprochée par toute une série d’intervenants sur la scène mondiale. C’est un remuement profond, dont je ne suis pas convaincu bien sûr. Je suis persuadé que nous reviendrons à l’universalité des valeurs que nous défendons. Quelles sont ces valeurs ? Celles de l’Homme, de la liberté, de la conscience individuelle, celle des Droits de l’Homme, les devises de la République et la confiance dans un progrès fondé sur la raison. On peut croire à cela. On y a cru pendant deux siècles. Je constate que notre époque remet cela en cause...
On ne le dit pas assez mais certains se font presque une sorte de plaisir de remettre en cause ce qui est établi. Il y a ce qui est secondaire et aussi le fondement, le socle. On s’amuse aussi à remettre en cause le socle. Mais ainsi on remet en cause le fondement même de la démocratie, de la liberté. Et donc de nos sociétés. Il n'y a pas très longtemps on a considéré que le mot libéralisme était une sorte d’injure. Et que l’on ne pouvait pas se proclamer libéral, ni servir le libéralisme. Quel contresens effrayant !
- Jacques Paugam : Vous êtes probablement le meilleur spécialiste de ce qu’a représenté dans notre histoire l’orléanisme. Il est courant de résumer l’orléanisme à des relations avec l’argent. Alors que quand on vous lit, on a l’impression que ce n’est pas du tout cela. C’est beaucoup plus noble. Et le père Guizot ce n’est pas du tout « enrichissez-vous » !
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Gabriel de Broglie : Les questions d’argent ne le préoccupaient pas du tout. Il avait une conception très forte du progrès de la société. C’était un professeur. Pour lui le progrès de la civilisation passait par le progrès de la société établie en société libérale, parlementaire, constitutionnelle, et se donnant comme règle de promouvoir le progrès des idées, des Lumières, et de l’instruction notamment mais pas seulement. Ne parlons pas de démocratie, la question est plus compliquée. En réalité Guizot n’a pas retenu la démocratie. Le libéralisme et le parlementarisme, il en était doctrinaire. Cela a été un moment d’éclosion assez beau, d’une forme de civilisation inspirée de l’Angleterre qui nous montre le chemin encore quelque fois. Dans cette conception de la société il y a un sous-jacent pas toujours formulé : c’est que la société est faite pour être gouvernée par ses élites intellectuelles et morales, les grands esprits les plus conscients des intérêts communs. Il y a une académie des sciences morales et politiques. Certains croient que nous nous aventurons dans des chemins qui n’existent pas, comme si cela ne voulait rien dire de réunir les sciences morales et la politique. En fait c’est un tout. Notre Académie est directement inspirée de Guizot. Et de Condorcet.
- Jacques Paugam : Vous vous êtes battu pour défendre ces idées là ?
- Gabriel de Broglie : Je vis encore de ces idées là !
- Jacques Paugam : Vous semblez dire que votre inquiétude est très forte.
- Gabriel de Broglie : Oui. Aussi pour des raisons d’institution car tout cela met en cause la démocratie qui est attaquée de toutes parts. Elle ne représente plus vraiment un idéal pour la très grande partie des citoyens. Elle est attaquée dans sa mise en œuvre par les modalités des élections, le mode de médiatisation des débats politiques. Et par le fait qu’un beau jour, on va dire que ce n’est pas la peine de réunir tout le peuple pour aller voter dans les urnes. Plus de symbole, plus de cérémonie, plus d’adhésion au bien public.
- Jacques Paugam : Quand vous avez publié en 1995 le livre « XIXe siècle : l’éclat et le déclin de la France » vous avez surpris beaucoup de gens. Pour la plupart des intellectuels, si déclin il y a, il date de 1914. Et vous, vous parlez du XIXe siècle ; c’est l’amorce ?
- Gabriel de Broglie : Oui c’est l’amorce. C’est un essai un peu global qui tente d’appréhender les données économiques, industrielles et intellectuelles. Le déclin est dans l’ordre économique et industriel. C’est le moment où nous avons fait un point fixe, déjà dépassé par l’Angleterre et vers la fin du XIXe siècle, dépassé par l’Allemagne. Dépassé en termes de croissance industrielle et économique par la Belgique.
- Jacques Paugam : Qu’est ce qui donnait l’illusion ? L’aventure coloniale ?
- Gabriel de Broglie : Oui ça c’est l’éclat : l’aventure coloniale dans le sens de la mission civilisatrice de la France. Y compris Jules Ferry. Le merveilleux éclat des sciences, des lettres et des arts en France après les séismes de la révolution. C’est un rejaillissement de la verve créatrice. Rien ne laissait attendre cela après les désastres de la révolution. Déclin matériel et éclat dans l’ordre des idées.
- Quatrième question : Quelle est pour vous la plus grande hypocrisie de notre temps ?_
- Gabriel de Broglie : Celle du discours public. Nous sommes en train de perdre la sincérité du discours. Nous ne voulons pas nommer les choses, nous ne voulons pas les reconnaître, nous nions la réalité. Cela est un des drames de la situation dans laquelle se trouve la France actuellement mais cela ne date pas de ces dernières années. C’est finalement assez ancien. Le discours est hypocrite. Ce qui est contraire à toute la culture politique que nous avons. Alain Peyrefitte avait très bien montré cela d’ailleurs dans ses ouvrages et avant lui Max Weber. Le discours politique est fondé sur la sincérité et la confiance. Si cela n’est pas le cas, on n’est pas dans un régime politique éclairé. Discours qui n’en est pas un, où tout le monde ment... C’est un moyen de séduire le public, et en même temps, le public le pressent très bien, on fait un détour pour ne pas nommer les choses. C’est une des faiblesses de la langue française : la préciosité, ne pas nommer les choses. Les femmes savantes de Molière a fait s’écrouler de rire des salles entières en donnant des exemples de préciosité. On ne nommait pas les choses ou on les enjolivait.
- Jacques Paugam : Est-ce irréversible ?
- Gabriel de Broglie : J'espère que non. Il faut retrouver la réalité du langage et vouloir parler clair.
- Cinquième question : Quel est l’événement de ces dernières années ou la tendance apparue ces dernières années qui vous laisse le plus d’espoir ?
- Gabriel de Broglie : A mon avis, c’est la science. La science est une des forces de l’avenir. Elle obtient des résultats prodigieux. L’aventure du XXIe sera certainement équivalente à celle du XXe siècle. La connaissance de l’astrophysique, et celle de l’infiniment petit, sont des choses prodigieuses, inconcevables précédemment.
- Jacques Paugam : Beaucoup de courants écologistes sont d’une hostilité farouche à l’encontre de la science !
- Gabriel de Broglie : Oui mais l’écologie, ce n’est pas la science.
- Jacques Paugam : Comment expliquez vous cela ?
- Gabriel de Broglie : La peur. L’écologie est une forme de peur.
- Jacques Paugam : D’autant qu’il y a une forme de déification de la nature à l’opposé du XVIIIe siècle d’ailleurs, à l’opposé des Lumières.
- Gabriel de Broglie : Oui c’est cela. On découvre des choses qui dépassent l’entendement... De nos jours on ne voit rien et on découvre des choses que l’on comprend à peine. En disant cela, je suis dans la pleine généalogie intellectuelle de ma famille car il n'y a pas de plus grand saint de la science que Louis de Broglie, je dis saint car il était agnostique. Il était indifférent à cela mais a consacré sa vie entière à la science pure.
- Sixième question : Quel est le plus grand échec de votre vie et comment l’avez-vous surmonté ou avez-vous tenté de le surmonter ? La question étant éminemment personnelle vous avez le droit de n'y point répondre...
- Gabriel de Broglie : Je dois faire un aveu : j’aurais beaucoup aimé écrire de la fiction, et n’ai jamais eu le temps de le faire.
- Jacques Paugam : Pourtant vous êtes un travailleur gigantesque. Quand on regarde tout ce que vous avez fait : toutes les fonctions que vous avez occupées et continuez d’occuper, et qu’en même temps vous écrivez une vingtaine d’ouvrages qui sont des ouvrages de référence, vous avez une vaste capacité de travail ! Vous adorez le travail ?
- Gabriel de Broglie : Tout ce que j’ai écrit jusqu’à présent était compatible avec les fonctions que j’exerçais. Les essais ou les ouvrages d’histoire, on les prend un peu comme un tableau ou une tapisserie. La fiction, non, il faut vivre dedans. On ne peut pas à la fois exercer des fonctions officielles très prenantes et vivre dans la fiction.
- Jacques Paugam : Vous n’auriez pas pu utiliser un pseudonyme ?
- Gabriel de Broglie : Ce n’est pas seulement une question de présentation, c’est une question de vie. Il y a une incapacité de mener à la fois des fonctions officielles et une vie intérieure qui est celle de sa propre fiction et qui peut vous mener n’importe où, y compris dans des terres inconnues. Mes activités professionnelles qui ont été nombreuses et qui continuent d’ailleurs, vu la manière dont je vis et mes responsabilités institutionnelles, cela m’empêche de vivre, de mon point de vue, une fiction que je créerais moi-même.
- Jacques Paugam : De quel type d’écrivain aimeriez-vous vous rapprocher ?
- Gabriel de Broglie : J’ai été fasciné par le roman. Les romanciers actuels essaient de sortir des voies déjà tracées. Toutes les tentatives sont intéressantes d’ailleurs. Nous avons une génération de romanciers remarquables et qui en plus manient très bien la langue française. Mais l’inspiration des romanciers français n’est plus une inspiration universelle. Aujourd’hui un romancier argentin exprime plus une inspiration universelle qu’un romancier français.
- Jacques Paugam : Même un Le Clezio ?
- Gabriel de Broglie : Le Clezio est sans doute le romancier français qui a la résonance universelle la plus forte. Nos romanciers l’ont été dans le passé. Qu’est-ce qui a changé ? Je ne sais pas ! Les vraies voies du roman sont le roman historique, et le roman scientifique ; la science-fiction est un magnifique domaine.
- Jacques Paugam : Si demain vous vous mettiez à votre table de travail comme Zola. Avec votre sens inné de la complexité des choses, vous avez déjà une démarche de romancier.
- Gabriel de Broglie : Je m’essaierais à un roman de société et après j’explorerais un roman de société scientifique.
- Septième question : Quel est votre motivation essentielle dans la vie ?
- Gabriel de Broglie : On vient de le dire, ce sont les deux ou trois livres que je peux encore espérer écrire. Certains livres s’imposent, d’autres sont le fruit du hasard.
- Jacques Paugam : En vous écoutant je me dis que Maurice Schumann avait bien raison quand il parlait de vous : « un homme invinciblement tempéré ». On voit bien les deux aspects : cette énergie farouche et cette volonté de peser le pour et le contre.
- Jacques Paugam : Dans vos biographies, vous peignez des gens que l’on ne voyait pas sous cet angle là. Guizot, vous en faites un grand bonhomme. Mac Mahon, c’est presque De Gaulle !
- Gabriel de Broglie : C’est l’empathie du biographe. C’est en cela que le biographe peut laisser libre cours à une volonté créatrice et se rapproche peut-être du romancier. Il met en scène tout de même ses personnages.
- Jacques Paugam : Vous avez consacré des biographies à des gens qu’aujourd’hui presque personne ne connaît. Le général de Valence par exemple.
- Gabriel de Broglie : Il y a des quantités de biographies qui n’ont pas été écrites ! D’ailleurs à des apprentis historiens, je peux en donner une dizaine. Ce qui m’a fasciné et continue de me fasciner, c’est que ce sont des gens qui ont vécu le grand passage entre un Ancien Régime qu’ils ont connu, et la France nouvelle, c'est-à-dire celle d’après 1815, la France du XIXe siècle. Ceux qui ont accompli le grand passage sont fascinants. C’est un peu ce qui se passe actuellement. Nous avons connu une société traditionnelle très calme, bien établie et nous sommes bousculés dans un univers dont on ne comprend plus rien et qui nous réserve des surprises. Comme disait Guizot : « Je ne gouverne pas par le bouleversement des existences mais par le bouleversement des esprits ». Il avait raison. Il ne faut pas bouleverser les existences. En tous cas les bouleversements sociaux eux sont considérables !
- Jacques Paugam : Vous qui appartenez à une des familles qui a le plus apporté à la France, comment réagissez-vous à cette phrase de Châteaubriand qui date de 1811 : « L’aristocratie a trois âges successifs, l’âge des supériorités, l’âge des privilèges, l’âge des vanités ; sortie du premier, elle dégénère dans le second et s’éteint dans le dernier ».
- Gabriel de Broglie : Oui je connais cette phrase et l’ai déjà méditée. Elle est vraie, fulgurante. Châteaubriand était bien placé pour le dire, il le vivait. Ma théorie, c’est que l’on peut aller de l’inverse : on part de la vanité, on essaie de conquérir les privilèges et enfin on débouche sur la supériorité. C’est une phrase qui s’applique à toutes les élites d’une société. C’est un sujet de réflexion très intéressant et important parce qu’il rejoint la réflexion de Guizot et des doctrinaires, de la société gouvernée par ses élites. Alors si la phrase de Châteaubriand est vraie, c’est une erreur totale, la société ne doit pas être gouvernée par ses élites, sinon elle tombe dans l’abus. Mais en réalité les choses se remontent en sens inverse, et il y a une éducation de la responsabilité des élites.
- Jacques Paugam : Les élites se reconstituent ?
- Gabriel de Broglie : Elles se reconstituent par un exercice du jeu parlementaire. Le jeu parlementaire est essentiel. Il est maintenant privé de son sens, il ne s’exerce plus. Mais il y a probablement pas mal de gens qui se forment à devenir membre de l’élite par le jeu parlementaire et le jeu des élections locales. C’est un des moyens de formation civique très important.
- Jacques Paugam : Vous n’êtes pas inquiet d'un nivellement par le bas ?
- Gabriel de Broglie : Nous vivons une période qui fait coexister les relâchements les plus graves, l’hypocrisie la plus noire, et en même temps les efforts et les concentrations de volonté les plus grands ; nous en sommes les témoins constamment et considérons que c’est naturel. Où trouve-t-on ces volontés ? Chez les chercheurs, les savants scientifiques. On les retrouve chez les grands interprètes musicaux, les grands artistes et créateurs, les sportifs de haut niveau, les athlètes, et aussi les danseurs. Quelle discipline de vie !
- Jacques Paugam : Comment l’Institut peut-il aider à développer ces points positifs ?
- Gabriel de Broglie : Merci de revenir à l’Institut ! D’avoir rejoint l’Institut et l’Académie française, c’est un accomplissement absolument riche de possibilités et de bonheur. Tout d’abord le croisement des disciplines. Le chancelier est à la tête d’un attelage : les Académies, les fondations, les possessions comme Chantilly. Il participe au « Parlement des savants ». C’est une expression de l’époque grandiloquente de la Convention. Dans la société, il est essentiel qu’il y ait des lieux de repère qui sont des ancrages très grands et maintiennent une exigence, une excellence et une continuité avec un croisement des disciplines.
- Jacques Paugam : C’est à la fois tradition et modernité ?
- Gabriel de Broglie : Tout à fait. Et une des joies dans tout cela, c’est de nouer des amitiés nouvelles.
- Jacques Paugam : Les académiciens ne sont plus en compétition les uns avec les autres. Est-ce que votre mode d’élection qui l'explique, ou les mandats à vie ?
- Gabriel de Broglie: La cooptation par les pairs, l’élection, là effectivement, pas de compétition. Pour reprendre une phrase de Teilhard de Chardin « Tout ce qui s’élève converge. »
- Jacques Paugam : On ne pouvait pas trouver mieux pour clore cette émission.
En savoir plus :
- Consultez la fiche de Gabriel de Broglie, Chancelier de l’Institut de France, membre de l’Académie française et de l’Académie des Sciences morales et politiques
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