En hommage à Pierre Chaunu "homme immense et puissant"
Pierre Chaunu, décédé le 22 octobre 2009, était membre de l’Académie des sciences morales et politques depuis vingt-huit ans. Jean-Claude Casanova, président de cette académie, évoque avec émotion et admiration la personnalité de Pierre Chaunu, soulignant "sa générosité et son intelligence du passé", son rôle dans les instances universitaires, ses combats et son apport à la méthode historique.
Le jeudi 22 octobre 2009, on apprenait avec tristesse le décès de l'historien Pierre Chaunu, membre de l'Académie des sciences morales et politiques où il siégeait, depuis le 11 janvier 1982, dans la section Histoire et Géographie, ayant succédé à d'éminents historiens, de Guizot à Lucien Fèvre.
Le lundi suivant, 26 octobre, le président Jean-Claude Casanova ouvrait la séance de l'Académie en évoquant la mémoire de Pierre Chaunu et en faisant respecter par ses confrères une minute de silence.
" Mes chers confrères,
Une bien triste nouvelle nous afflige depuis vendredi.
Nous avons appris le décès de notre très aimé confrère Pierre Chaunu.
Il s’est éteint le 22 octobre au soir, à son domicile à Caen, après la longue maladie que vous savez et qui nous peinait autant que nous manquait sa chaude éloquence à nos séances du lundi. Ses obsèques seront célébrées demain, dans l’intimité, au temple de Courseulles-sur-mer dans le Calvados.
Vous me permettrez de vous lire la lettre que Madame Huguette Chaunu, son épouse, a bien voulu adresser à notre secrétaire perpétuel et à moi-même :
Monsieur le Président, Monsieur le Secrétaire perpétuel,
Pierre Chaunu, mon époux, est décédé hier soir à 23 heures à son domicile, après une douloureuse maladie qu’il a supportée avec courage et lucidité. Mes deux filles médecins et moi-même ne l’avons pas quitté. Hospitalisé après une chute, lundi 12 octobre (humérus droit brisé), nous avons demandé son hospitalisation à domicile, avec l’assentiment des médecins puisqu’il était impossible de l’opérer.
Beaucoup de démarches nous attendent aujourd’hui, mais je voulais dès ce matin, vous informer de notre immense peine, afin que vous puissiez en faire part à tous ses confrères et amis auxquels il était profondément attaché. L’Académie restait pour lui, même dans sa maladie, un des centres de sa vie. Il en était président lors d’une première attaque bénigne et, grâce au regretté Edouard Bonnefous, il avait été soigné et suivi avec beaucoup d’attention à l’hôpital du Val de Grâce. Mes enfants et moi-même vous en sommes très reconnaissants.
Veuillez agréer, Monsieur le Président, Monsieur le Secrétaire perpétuel, Messieurs les Académiciens, l’expression de mes sentiments les plus dévoués et reconnaissants.
Huguette Chaunu.
Puis-je ajouter un détail après la lecture de cette lettre? Il téléphonait lui-même tous les lundis matin à notre secrétariat pour demander qu’on excuse son absence.
En votre nom à tous, nous dirons à Madame Chaunu et à ses enfants nos condoléances, notre peine, toute l’admiration et toute l’affection que nous portions à Pierre Chaunu. Nous leur dirons aussi que son esprit ne nous quittera pas. Ce ne sera pas une simple formule de convenance.
Pierre Chaunu, en effet, était un immense historien et un historien puissant.
Dès qu’on invoque sa personne, l’immensité de l’œuvre, l’immensité des questions traitées, la puissance des analyses et des interprétations nous disent quel grand homme il était.
Il était né le 17 août 1923, dans la Meuse, près de Verdun, et il a souvent erré sur ces champs de bataille, méditant sur le destin des nations. Il était l’un de nos plus anciens confrères puisqu’il appartenait à notre Académie depuis 1982, il y a donc siégé 28 ans. D’ailleurs, il en était devenu le doyen d’élection. Il avait succédé à Maurice Beaumont et il occupait la fauteuil n° 5 qu’ont occupé avant lui des hommes qui l’inspiraient et qu’il admirait, d’abord son coreligionnaire François Guizot, membre pendant 42 ans de notre Académie, comme lui grand historien et grand protestant, comme lui bienveillant à l’égard des catholiques, comme lui admirateur de l’Espagne et étranger à la Légende noire dont on accable ce pays. Après Guizot, on trouve : Numa Fustel de Coulanges, Albert Sorel, Paul Vidal de La Blache, Emile Bourgeois, et, précédant Beaumont, Lucien Febvre, dont il était proche puisqu’il était l’élève de Braudel et que Braudel avait été lui-même l’élève de Febvre.
Agrégé d’histoire, son immense besoin de comprendre et de chercher pour comprendre a fait qu’il s’est très vite, après le concours, consacré à la recherche plutôt qu’à l’enseignement. Pour consulter les archives nécessaires à sa thèse,
Il est parti jeune pour Séville. Permettez-moi de le citer pour que nous entendions à nouveau sa voix. Voici comment il décrit son voyage initiatique et ses premiers travaux en même temps que ses premières découvertes.
«… Je suis parti pour Séville en 1947. A cette époque, nous sommes hantés par l’idée qu’il y a une corrélation entre la crise de 1929 et la guerre que nous venons de connaître. Je suis fasciné par les théories de Simiand et, avec l’aide de Braudel, après être tombé sur la page 43 du livre de Hamilton (American Treasure and Price Revolution in Spain 1501-1650, Harvard University Press, 1934), je me dis : il y a un certain nombre de grandes cassures dans le temps, de grandes flexions : il y en a une qu’on comprend très mal, c’est celle qui est au début du XVIIème siècle : si on arrive à comprendre ces flexions antérieures, peut-être aura-t-on plus de prise sur celles qui risquent de se produire : peut-on faire quelque chose pour éviter que cela recommence ?
Hamilton, Braudel et moi (le petit-fils en quelque sorte), nous partons sur l’hypothèse suivante, qui va se révéler fausse : il y aurait eu, au début du XVIIème siècle, une sorte de phénomène de compensation entre le Pacifique et l’Atlantique. Nous voulions vérifier l’idée, formulée dès 1637, que si le système commercial s’était effondré dans l’Atlantique, c’est qu’il avait été capté par le Pacifique, les Chinois tirant vers eux l’argent de l’Amérique et provoquant ainsi la panne dans l’Atlantique.
Je vais donc en Espagne pour essayer d’établir les séries statistiques, je patauge pendant plusieurs mois, puis je comprends comment sont faites ces comptabilités (en chiffres romains), et j’établis une courbe qui contredit pleinement l’hypothèse : la corrélation entre le Pacifique et l’Atlantique est une corrélation positive et non négative. Les causes sont ailleurs et je tombe sur cette évidence : la chute de la population des Indiens fut beaucoup plus importante que les historiens ne la prétendent. Les ordres de grandeur sont ceux que donnait Las Casas, et c’est cette énorme chute qui a mis cette économie en panne. Elle a perdu ses dominés, et finalement j’aboutis au système que j’ai construit dans les années 1955-1960... »
Ce système est exposé dans sa thèse monumentale en douze volumes : Séville et l’Atlantique.
Mes chers confrères,
Vous connaissez sa carrière, elle va se partager entre deux villes, Caen et Paris, à Caen il prendra sa première chaire, mais élu à Paris il continuera de vivre à Caen avec sa famille, à Paris il s’installe à la Sorbonne et sa vie se partage entre la Sorbonne et le CNRS.
Vous connaissez son œuvre immense, profonde, féconde. Dans le flux continu et bouillonnant qui émane de Pierre Chaunu, foisonnent les hypothèses, les analyses, les remarques, les visions, comme des arbres flottants auxquels on s’accroche parfois pour respirer et pour méditer avant qu’on ne soit submergé à nouveau puis entraîné plus loin encore. Il nous faudra donc lire et relire son Europe classique, son Europe des Lumières, son Charles Quint, ses livres sur la Réforme, son Paris religieux au XVIII ème siècle, livre décisif sur le rôle du jansénisme avant la Révolution.
Vous connaissez tous ses ouvrages, ses multiples articles, vous savez son rôle dans les instances universitaires et scientifiques, vous savez aussi les combats qu’il a menés. Le mot combat convient, car lorsqu’ il pensait qu’une situation était grave et que l’issue était incertaine pour l’université ou pour le pays, il n’hésitait pas à s’engager, à ferrailler pour la bonne cause.
Vous savez aussi, mes chers confrères, ses apports aux méthodes et à la connaissance historiques. Il a développé l’histoire quantitative, l’histoire sérielle, l’histoire démographique plus particulièrement.
Vous savez bien l’importance qu’il accordait à la démographie, comme historien et comme politique. Il y voyait la forme moderne du destin. Le protestant qu’il était se sépare ici d’un illustre pasteur, du révérend Thomas Malthus. Chaunu interprétait comme une catastrophe le déclin démographique français, celui d’une nation catholique, la première dans l’Histoire, à avoir trompé la nature et cela dès le début du XIX ème siècle, trois quart de siècle avant les autres pays européens..
Certainement, bien des livres, bien des articles, dans les années qui viennent, lui seront consacrés, bien des hommages lui seront rendus. Des notices énumèreront ses publications, des tombeaux lui seront élevés, qui tous souligneront la grandeur de l’homme, l’importance de l’historien et l’autorité de son œuvre.
Je dirai simplement, devant vous, en reprenant la formule d’Auguste Comte selon laquelle il n’existe pas de grande intelligence sans une grande générosité, que Pierre Chaunu fut la démonstration parfaite de cette formule. Car en lui tout liait l’intelligence à la générosité. Il exprimait sa générosité par sa parole si chaude, par ses écrits si abondants, par la profusion de ses intuitions lumineuses, dans ses sentiments, dans tous les dons qu’il nous a faits comme historien, comme professeur, comme chercheur. Et il offrait à ses lecteurs, à ses auditeurs, à ses élèves, avec toute cette générosité, la plus belle, la plus grande intelligence du passé qu’on puisse souhaiter. Il se nommait lui-même « fils de la morte » parce qu’il avait perdu sa mère très jeune et que le mystère du temps l’avait hanté depuis l’enfance. Il a consacré au passé, à la maîtrise de l’histoire, tout son esprit et toute sa vigueur. Et s’il aimait étudier le passé, c’était pour maîtriser l’avenir et pour nous aider, et d’une certaine façon, pour nous aimer, pour aimer ses semblables.
Je vous demanderai de respecter une minute de silence en sa mémoire et en signe de notre affliction.
Jean-Claude Casanova.
Académie, le 26 novembre 2009,
EN HOMMAGE A PIERRE CHAUNU AU COLLEGE DES BERNARDINS A PARIS
Une soirée en hommage à Pierre Chaunu sera organisée le mercredi 10 février 2010 au Collège des Bernardins, 20 rue de Poissy 75005 Paris. En partenariat avec l’Académie des Sciences Morales et Politiques
Mercredi 10 février 19h30-21h : Histoire, Mémoire, Identité. Hommage à Pierre Chaunu, avec Emmanuel Le Roy Ladurie, de l’Institut, Bernard Cottret (université de Versailles-Saint Quentin-en-Yvelines), François Dosse (université Paris XII), Gérard-François Dumont (recteur, Université Paris IV).
L'un de nos auditeurs nous informe que Pierre Chaunu préfaça un de ses livres "Il y a du bleu quelque part" (éditions Fayard/Sarment) : François Celier. Pour connaître le parcours (surprenant) de cet homme singulier, écrivain et pasteur, consulter l'article http://www.libertyvox.com/article.php?id=419
et son site www.francois-celier.com