Marianne Bastid-Bruguière, Le débat intellectuel en Chine
Dans quel contexte débat-on en Chine et quels sont les sujets débattus ? La sinologue Marianne Bastid-Bruguière a prononcé le 30 mai 2011, devant ses confrères de l’Académie des sciences morales et politiques, une communication sur le débat intellectuel en Chine. Canal Académie vous propose d’écouter la retransmission de cette séance sur "les idées et la réflexion critique en Chine qui accompagnent la renaissance nationale. Si l’idéologie politique du régime chinois est moribonde, les débats actuels en Chine prennent une ampleur foisonnante".
Avant de parler de la vie de l'esprit et des débats d'idées dans la Chine d'aujourd'hui, l'académicienne explicite les conditions du débat qui anime les Chinois sur l'action internationale de la Chine, le rôle des intellectuels, la relecture du passé et l'analyse de la société.
Qui dit débat, dit acteurs. Comme elle le souligne, leur nombre a augmenté très fortement en l’espace de quelques années. Qui sont-ils ? Tous les bacheliers (188 millions, contre 141 millions en 2000) et a fortiori tous les diplômés du supérieur (120 millions au lieu de 45 millions il y a dix ans). Ces 308 millions de Chinois forment un quart de la population, « presque la moitié, si l’on ne prend en compte que les citoyens de plus de quinze ans ». Ils étaient seulement 6 % en 1979 et 1 % il y a un siècle.
Comment s’organise le débat ? Son fonctionnement repose sur une base ancienne : « l’héritage des concours mandarinaux », supprimés en 1905. À savoir un système pyramidal, hiérarchique et autonome. Pendant mille ans, les lettrés subirent régulièrement des examens dans les chefs-lieux de provinces, se formant ainsi tout au long de leur vie. L’empire était donc divisé en de multiples cercles intellectuels.
Deux sphères intellectuelles sont à distinguer. La première, la plus vaste, est la sphère locale, où chacun de ces groupes entretient avec les autres des liens somme toute distants. La seconde, plus étroite, faite de la « haute élite provinciale », est la sphère nationale. Elle se répartit en une dizaine de capitales (sur 18 provinces), dont Pékin, qui n’exerce pas de monopole intellectuel particulier, le système n’étant pas centralisé.
L’avènement du système scolaire chinois moderne et des sociétés savantes au début du siècle dernier ne modifie pas le modèle mandarinal, il le copie. D’où la continuation de l’ « entre soi » du débat intellectuel, au « sein de l’arrondissement ou de la préfecture ». De même, une « concurrence intellectuelle ouverte » demeure entre Pékin et les grandes villes chinoises, à l’image de ce qui se passe en Amérique du Nord et en Allemagne.
Autre héritage dynastique : le secrétariat particulier des fonctionnaires. C’est-à-dire le recrutement de lettrés par un chef d’administration, sur ses fonds personnels, pour le seconder dans son travail. Son fonctionnement est comparable à celui d’un think tank (i.e. groupe de réflexion) de nos jours. Depuis trente ans, ce système a pris une grande ampleur. À tel point que ces groupes sont devenus des lieux de bouillonnement d’idées, même s’ils travaillent chacun de leur côté, de manière autonome (héritage dynastique là encore).
Ce cloisonnement n’empêche pourtant pas ces idées de se diffuser abondamment dans la société, par le biais de tribunes dans les journaux, signées par les experts de ces différents groupes. En plus de la presse, il y a les revues (plus de 20 000 recensées, dont 9 000 en ligne), très en vogue dans les années 1980-90. Leur existence repose sur les bons offices d’un « protecteur politique haut placé », afin de contourner la censure.
Mais depuis 2000, avec le développement d’Internet et la multiplication des blogs, le débat intellectuel en Chine a pris une dimension nouvelle. Concrètement, le public a fait irruption sur le devant de la scène. La communication est devenue transversale, et non plus seulement pyramidale. Ce bouleversement a son revers : la censure. Même si celle-ci est à la fois sélective et aléatoire. Depuis les troubles du Tibet en mars 2008 et la peur de la contagion des révolutions arabes du printemps, elle a certes été resserrée. Certains bénéficient pourtant d’une totale impunité, tel Yu Jie, « auteur d’un livre incendiaire contre le Premier ministre Wen Jiabao ».
Globalement, on observe un recul de la « ligne rouge » ces dernières années, sous la pression de la masse de la population instruite. Cette ligne est certes invisible, mais elle est présente dans tous les esprits, qui savent jusqu’où il ne faut pas aller. Pour faire comprendre la nature du débat intellectuel chinois, Marianne Bastid-Bruguière dresse une comparaison entre la Chine actuelle et la France des années 1780, « où des hommes de pouvoir et d’influence partageaient l’esprit critique et les goûts de la république des lettres, tout comme un assez vaste public ».
Les contenus du débat
Après avoir exposé les conditions du débat, Marianne Bastid-Bruguière aborde son contenu. De quoi parle-t-on ? Plusieurs sujets font l’objet d’intenses discussions. En premier lieu figurent l'actualité immédiate, la définition de la puissance chinoise, la stratégie diplomatique de la Chine. Il ressort de ces débats une absence de consensus dominant. Si le discours officiel est relativement cohérent, l’opinion des différents acteurs de la diplomatie chinoise est très divisée. Trois grands courants peuvent être distingués : le premier tiers est formé par les libéraux, favorables aux institutions internationales et estimant que le monde s’achemine vers la paix et le développement ; un autre tiers représente les réalistes nationalistes, selon lesquels la puissance prime sur la prospérité, et ce pour permettre à la Chine de gouverner le monde ; enfin, il y a les « constructivistes », qui pensent que le monde se dirige vers un ordre multilatéral, plus en phase avec l’évolution de la société mondiale. Ils sont encore minoritaires, mais leur pensée gagne du terrain.
Le rôle des intellectuels est lui aussi ardemment débattu, dans la blogosphère en particulier, dont l’académicienne se fait l’écho. La notion occidentale d’ « intellectuel public » est vue par certains comme inadaptée au contexte chinois, où les lettrés, « associés par statut à l’Etat, avec charge de le légitimer et de contrôler ses déviances, étaient tous, par nature, des intellectuels publics ». Pour être un bon intellectuel, en Chine, il faut défendre l’idée de bien public, une idée très ancienne en Chine, par opposition aux intérêts privés. Les intellectuels qui s’expriment en dehors de leur spécialité, disent agir en tant que « citoyens », un terme chinois qui désigne depuis longtemps les pétitionnaires et les plaignants issus du peuple, adopté par les citadins et les ruraux. Dès lors, ces intellectuels abandonnent en quelque sorte leur magistère moral, leur statut de « leader d’opinion » selon la communication de Marianne Bastid-Bruguière.
Cette convergence des élites intellectuelles avec le grand public se retrouve dans la relecture du passé, question lancinante en Chine. Le confucianisme fait l’objet d’un discours foisonnant dans toutes les couches de la population. Mais derrière ce discours qui n’est pas orchestré par l’Etat, contrairement aux idées reçues, se cache une quête d’identité, à la fois nationale et morale. Si le peuple se réapproprie le passé, il pense également la société dans laquelle il évolue – le sujet majeur de réflexion actuellement, une idée méconnue en Occident.
La classe moyenne chinoise est encore faible (23 % de la population). La thématique de la lutte des classes certes été abandonnée, n’en reste pas moins d’actualité selon certains, qui n’hésitent pas à parler de « cassure sociale » en raison de l’accroissement des inégalités entre les couches de la société.
D’après Marianne Bastid-Bruguière, la corruption, l’injustice, l’arbitraire : « le catalogue des vices dont souffre la société chinoise est long ».
Quels remèdes apporter ? Le sentiment majoritaire est que la croissance économique ne peut pas tout régler, qu’une réforme politique s’impose et, surtout, des mesures sociales. Bon nombre d’économistes éminents estiment qu’il existe un retard de quinze ans des structures sociales par rapport aux structures économiques. En ville, les inégalités entre les citadins et les migrants ruraux (60 % de la main d’œuvre urbaine) sont criantes ; il importe d’assurer à ces derniers une protection sociale. Dans le 12e plan quinquennal (2011-2015), une partie de ces idées est reprise. Mais l’opinion publique considère que le discours du pouvoir sur la « stabilité sociale » masque mal son immobilisme.
Enfin, le débat d’idées touche aux questions d’éthique, poursuit l'académicienne dans sa communication. L’idéal de la société chinoise s’incarne dans le concept de civil society, traduit par société « civilisée », c’est-à-dire ayant une civilisation, notion familière dans le grand public depuis des générations. Ce qui implique des valeurs morales, telles que la justice, l’équité, la liberté. Or l’heure est à l’effritement des « solidarités familiales, locales et communautaires ». D’où une montée de l’angoisse au sein de la population, qui a donné naissance à un courant de pensée voyant « dans la notion chrétienne de l’amour la valeur transformatrice nécessaire pour restreindre les excès de l’économie de marché ».
Le débat d’idées en Chine, par son ampleur, sa nouveauté, sa diversité, incite à la confiance dans l’avenir. Car « la défense de la culture nationale, la crainte de perdre son essence culturelle cèdent peu à peu le pas à un élan pour créer, pour pousser plus loin la pensée ».
Pour en savoir plus
- Marianne Bastid-Bruguière sur le site de l'Académie de sciences morales et politiques
- Texte intégral de la communication de Marianne Bastid-Bruguière, prononcée le 30 mai 2011, en séance, sur le débat intellectuel en Chine.