2/5 « Victor Marie, comte Hugo » - Charles Péguy
Victor-Marie, Comte Hugo est une lettre à Daniel Halévy, fidèle collaborateur des Cahiers de la quinzaine. Sous l’égide du poète des Contemplations, Péguy y parle d’amitié, d’écriture et de poésie. « Puissé-je », invoque Péguy en un émouvant et singulier rappel de ses origines paysannes, « écrire jamais comme on essuyait les meubles, la mée, le buffet, le lit ».
« Côte à côte nous montions cette route. Il faisait un temps de chien. Vous étiez enveloppé d’un grand manteau brun. Une sorte de bure. Moi aussi je crois. Nous nous taisions. Heureux ceux, heureux deux amis qui s’aiment assez, qui veulent assez se plaire, qui se connaissent assez, qui s’entendent assez, qui sont assez parents, qui pensent et sentent assez de même, assez ensemble en dedans chacun séparément, assez les mêmes chacun côte à côte, qui éprouvent, qui goûtent le plaisir de se taire ensemble, de se taire côte à côte, de marcher longtemps, longtemps, d’aller, de marcher silencieusement le long des silencieuses routes. Heureux deux amis qui s’aiment assez pour (savoir) se taire ensemble. Dans un pays qui sait se taire. Nous nous taisions. Nous montions. Depuis longtemps nous nous taisions.
Victor-Marie, comte Hugo (1910), Œuvres en prose complètes, éd. Robert Burac, Paris, © Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, t. III, édition de R. Burac, p. 164-165.
C’est nous les gars de la Loire qui ne savons pas seulement, qui parlons le fin parler français. Ils savent bien tous que pendant les années innombrables de l’enfance, innombrables dans la mémoire, et par conséquent en réalité, dans la réalité, si pleines, si neuves, si inépuisables, si inusables dans la mémoire et dans la réalité, qui forment un point d’appui, un volume d’appui en quelque sorte si inépuisable dans la mémoire et dans la réalité, ils savent bien que moi aussi, que moi comme eux, que moi parmi eux pendant des heures innombrables tous les matins à la même heure enfant j’ai infatigablement rituellement essuyé les mêmes meubles cirés avec un torchon de laine, jusqu’à s’y mirer parfaitement, jusqu’au parfait mirouër, jusqu’à épuisement parfait de la poussière et de la buée. Ils savent ainsi que je connais comme eux, avec eux, parmi eux, que j’ai comme eux en eux éprouvé cette plus grande joie qu’il m’ait jamais été donné, qu’il ait été donné à l’homme de connaître. Une joie parfaite, close, totale; un maximum ; sans retour, sans regret, sans remords ; sans un point de poussière, sans un atome de regret, sans une ombre d’ombre. Une plénitude, une perfection, un total. Un plein. Un rassasiement parfait. On en avait plein la tête et plein le cœur. On en était gorgé. Puissé-je écrire jamais comme on essuyait les meubles, la mée, le buffet, le lit, (il n’y avait même pas d’horloge), puissé-je avoir jamais cette impression de victoire et de calme, cette certitude, cette plénitude, cette solitude, cette impression de possession définitivement, irrévocablement acquise, au moins pour un jour, puissé-je devant une phrase fouillée comme un buffet avoir cette vivante, cette laborieuse, cette ouvrière certitude, être sûr qu’au plus creux des fines, des délicates, des droites, des robustes moulures, pas plus qu’au plat le plus plan, au plat du plus large plan, au plus beau plat de bois luisant, au plus beau panneau, être plus que mathématiquement sûr qu’il ne reste pas pour aujourd’hui un grain de la poussière d’hier, sur le bois luisant, sur le noyer ciré d’avoir été ciré, d’avoir été frotté tant de fois tant de jours que derechef il ne reste pas un atome de poussière. »
Victor-Marie, comte Hugo (1910), Œuvres en prose complètes, éd. Robert Burac, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, t. III, édition de R. Burac, p. 192-193.