4/5 « Le porche du mystère de la deuxième vertu » - Charles Péguy
Écrit en 1911 dans la tradition des mystères médiévaux, Le Porche du mystère de la deuxième vertu évoque l’espérance sous les traits d’une petite fille qui marche entre ses deux grandes sœurs : Foi et Charité. Mais avec cette allégorie, c’est bien la vitalité et la vertu de l’enfance qui sont célébrées : « Car on ne travaille jamais que pour les enfants. / Et les deux grandes ne marchent que pour la petite. »
« La foi que j’aime le mieux, dit Dieu, c’est l’espérance.
[…]
C’est la foi qui est facile et de ne pas croire qui serait impossible. C’est la charité qui est facile et de ne pas aimer qui serait impossible. Mais c’est d’espérer qui est difficile.
à voix basse et honteusement.
Et le facile et la pente est de désespérer et c’est la grande tentation.
La petite espérance s’avance entre ses deux grandes sœurs et on ne prend seulement pas garde à elle.
Sur le chemin du salut, sur le chemin charnel, sur le chemin raboteux du salut, sur la route interminable, sur la route entre ses deux sœurs la petite espérance
S’avance.
Entre ses deux grandes sœurs.
Celle qui est mariée.
Et celle qui est mère.
Et l’on n’a d’attention, le peuple chrétien n’a d’attention que pour les deux grandes sœurs.
La première et la dernière.
Qui vont au plus pressé.
Au temps présent.
À l’instant momentané qui passe.
Le peuple chrétien ne voit que les deux grandes sœurs, n’a de regard que pour les deux grandes sœurs.
Celle qui est à droite et celle qui est à gauche.
Et il ne voit quasiment pas celle qui est au milieu.
La petite, celle qui va encore à l’école.
Et qui marche.
Perdue dans les jupes de ses sœurs.
Et il croit volontiers que ce sont les deux grandes qui traînent la petite par la main.
Au milieu.
Entre elles deux.
Pour lui faire faire ce chemin raboteux du salut.
Les aveugles qui ne voient pas au contraire.
Que c’est elle au milieu qui entraîne ses grandes sœurs.
Et que sans elle elles ne seraient rien.
Que deux femmes déjà âgées.
Deux femmes d’un certain âge.
Fripées par la vie.
C’est elle, cette petite qui entraîne tout.
Car la Foi ne voit que ce qui est.
Et elle elle voit ce qui sera.
La Charité n’aime que ce qui est.
Et elle elle aime ce qui sera.
La Foi voit ce qui est.
Dans le Temps et dans l’Éternité.
L’Espérance voit ce qui sera.
Dans le temps et pour l’éternité.
Pour ainsi dire dans le futur de l’éternité même.
La Charité aime ce qui est.
Dans le Temps et dans l’Éternité.
Dieu et le prochain.
Comme la Foi voit
Dieu et la création.
Mais l’Espérance aime ce qui sera.
Dans le temps et pour l’éternité.
Pour ainsi dire dans le futur de l’éternité.
L’Espérance voit ce qui n’est pas encore et qui sera.
Elle aime ce qui n’est pas encore et qui sera.
Dans le futur du temps et de l’éternité.
Sur le chemin montant, sablonneux, malaisé.
Sur la route montante.
Traînée, pendue aux bras de ses deux grandes sœurs,
Qui la tiennent par la main,
La petite espérance
S’avance.
Et au milieu entre ses deux grandes sœurs elle a l’air de se laisser traîner.
Comme une enfance qui n’aurait pas la force de marcher.
Et qu’on traînerait sur cette route malgré elle.
Et en réalité c’est elle qui fait marcher les deux autres.
Et qui les traîne.
Et qui fait marcher tout le monde.
Et qui le traîne.
Car on ne travaille jamais que pour les enfants.
Et les deux grandes ne marchent que pour la petite. »
Charles Péguy, Le Porche du mystère de la deuxième vertu [1911], Œuvres poétiques et dramatiques, Paris, Gallimard, 2014, p. 636-639.