Comment écrire champ... à tout bout de champ ?
Le mot « champ » occupe décidément une place de plus en plus importante dans notre vocabulaire. Un champ n’est plus seulement une parcelle de terre labourable, c’est aussi devenu un mot que l’on retrouve dans de nombreuses expressions. Pour tout connaître sur ce mot, écoutez les conseils avisés de Pierre Bénard...sur-le-champ !
Je vois venir le bus et que porte-t-il en gros caractères ? « Champs de Mars » avec un s à « Champ ». C’est pourtant LE Champ de Mars et tout le monde le sait. Mais voilà ! L’habitude s’est prise, l’usage se trouve... à tout bout de champ d’écrire « champ » même au singulier avec un s final. « Un temps du mois de mars » (avec des giboulées), cela demande
un s à « temps ». Mais « un champ sur lequel s’abattent les pluies de mars », c’est « champ » sans s, je vous assure et, si vous ne me croyez pas, ouvrez le dictionnaire. Ouvrir le dictionnaire : un réflexe qui se perd. Les mauvaises habitudes (comme celle de l’s à « champ ») chassent les bonnes (comme celle d’interroger le dictionnaire).
« Champ » (en latin « campus » et « campum » à l’accusatif - c’est la forme du cas de l’accusatif qui joue), « champ », venant de « campum », passant par « campu », s’écrit NORMALEMENT sans s au singulier. En revanche, « temps » (en latin « tempus » et « tempus » à l’accusatif ) donne NORMALEMENT un nom avec s au singulier. Mais il semble que « temps » ait déteint sur « champ ». Sale temps pour le mot « champ » ! C’est une faute, je le répète, que l’on rencontre... tout le temps, jusque sur les inscriptions de nature officielle. Je la surprends au front majestueux des autobus, mais je l’ai vue déjà qui gâtait les itinéraires affichés sous les abribus. Et peu s’en faut, alors, que je ne préfère la marche à pied. Mais si je fais à pied le même itinéraire, méprisant l’autobus qui arbore cette faute et le système qui la tolère, j’irai piteusement de station en station, où toutes les affiches d’abribus me blesseront de la même graphie : car, tel que je me connais, je ne pourrai me défendre de vérifier chaque fois (dans l’espoir d’une exception, d’une... défaillance de la faute).
C’est une plaie, cette folie de mettre un s à « champ ». Car le mot « champ », au même moment, envahit le vocabulaire (ou, comme on dit maintenant, par une faute non moins opiniâtre, « investit » le vocabulaire, ce qui est ignorer le vrai sens d’ « investir ». Mais passons : il faudra finir). Oui, vous l’avez noté, n’est-ce pas ? « champ » est partout. « Champ des études », « champ disciplinaire », « champ conceptuel » ... « Dans le champ de cette problématique » ... Les lycéens qui prennent Corneille pour un camarade de Paul Eluard n’ignorent rien du « champ lexical » ni du « champ sémantique » et sont abreuvés, d’autre part, d’expressions où le mot « champ » détrône toute une collection de synonymes possibles tels que « domaine », « cercle », « sphère », et j’en omets sans doute.
Le « champ » de «champ » est devenu immense, on s’étonne d’observer cette carrière de « champ », de constater comment le mot « champ » se donne désormais libre cours, libre... champ.
Ce dynamisme du mot « champ », d’une manière apparemment paradoxale mais qui a peut-être ses raisons profondes, éclate à l’heure où la campagne recule, où nos terres agricoles sont dévorées par le goudron et le béton, où l’on se demande ce qui restera, dans un siècle, de nos paysages cultivés. Je crains pour le repos des mânes de Gaston Roupnel, le charmant historien de la campagne française, l’ami du grand Gaston Bachelard, qui savait, lui aussi, ce que le mot « champ » veut dire. La langue française, en mettant « champ » partout, se fait, si j’ose dire, géorgique, virgilienne, alors que l’on pourchasse et massacre partout les humbles divinités rurales. A l’époque où les champs s’en vont disparaissant sous les « aménagements » et les « équipements » (c’est ainsi que l’on dit), ne pourrait-on se garder, par une injure supplémentaire, de mettre un s à « champ » quand il est singulier ?
Il me vient à l’esprit des vers d’Edmond Rostand : la supplique que le faux berger tyrolien (en réalité le duc de Reichstadt, l’ « Aiglon ») a mise dans les mains de l’empereur d’Autriche, son grand-père :
« Un pâtre du Tyrol,
« Orphelin, sans appui, dépouillé de sa terre,
« Chassé par des bergers ennemis de son père,
« Voudrait revoir ses bois et son ciel... – Très touchant ! (commente le
vieil empereur)
« Et le champ paternel !... On lui rendra son champ. » (décide l’empereur).
Rendons, nous, à « champ » son orthographe.
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